L’héritage des Cahiers du Cinéma : du cinéma classique à la modernité 

Serge Daney et la fin de la profondeur classique

Cette conviction d’une époque révolue qui emporte avec elle ses formes classiques et sa force de séduction, nous pouvons le comprendre à partir du mot « profondeur », mot surtout relatif aux écrits de Daney mais par lequel se conçoit mieux la place singulière de Trafic dans cette histoire de la critique. Pour Daney en effet, cette profondeur est justement ce qui échappe au cinéma dans son passage à la modernité ; par elle, et par les mots propres à Daney, nous pourrions désormais comprendre en quoi cette scission nous importe quant à l’esprit naissant de sa nouvelle revue. Pour cela, revenons en 1983, à la fin de La rampe – premier des recueils d’articles de Daney, correspondant aux années 1970-1982 où il écrit pour les Cahiers – où, sous la forme d’un bilan de plus de dix ans de critiques, le critique exprime en ces termes la fin du cinéma classique.
Car si la forme classique, par le « leurre » d’une image profonde, repose sur un appel au spectateur – à ses chances de se perdre dans les nombreux parcours de ce cinéma de « chicanes et de redans », et parmi ses jeux de raccords – le cinéma moderne, lui, s’en vient briser la profondeur en désignant son illusion. « J’appellerai “moderne” le cinéma qui “assuma” cette non profondeur de l’image, qui la revendiqua et qui pensa en faire avec humour ou avec fureur – une machine de guerre contre l’illusionnisme du cinéma classique […]». Alors, la mise en scène des grands classiques ou leur « scénographie sans scène », capacité à faire de leur monde de celluloïd cette profondeur tant désirée, se dote d’un envers douloureux : celui d’une image plane qui se désigne comme telle. Parce que, selon Daney, des cinéastes (Rossellini, Bresson, etc.) finissent par dénoncer cette fausse bonne profondeur, par se montrer moins « innocents » quant à leur profession de faiseurs d’illusions. Mais parce que l’air du temps, surtout, demandait cette révolution : la Seconde Guerre mondiale était passée par là, et avec elle les grandes scénographies d’Etats qui aboutissent à un désastre « dans le réel » de ce modèle propagandiste et théâtral longtemps joué en cinéma. Dorénavant, il ne s’agirait plus de vouloir « voir derrière », de se suffire d’une profondeur mimée, mais dès maintenant de demander : « Est-ce que je peux soutenir du regard ce que, de toute façon, je vois ? Et qui se déroule sur un seul plan ? » – ce plan, en quelque sorte, qui est aussi celui du monde.
Cela se passe comme si, toujours d’après Daney, faute d’avoir trop tardé, le cinéma avait pris du retard sur la nouvelle réalité. Le grand ébahissement de l’après-guerre, tout comme l’extrême violence qui avait pu s’y accomplir, exigeaient des images une autre lisibilité. Il fallait « une scénographie nouvelle où l’image fonctionne comme surface, sans profondeur simulée, sans jeu de chicanes, sans issues. Mur, feuille de papier, toile, tableau noir, toujours un miroir. Un miroir où le spectateur capterait son propre regard comme celui d’un intrus,comme un regard en plus. » Le monde devenait ce grand désordre, et c’est ce grand désordre qui devait donc être filmé : le cinéma moderne serait celui de l’hétérogénéité. Durant les années 1970, l’image se mue alors en tableau noir dans les films de Godard62, en cartes de géographie dans ceux de Akira Kurosawa, en réceptacle pour la voix qui la trahit ou s’en disjoint dans un film de Bresson, envers pédagogiques de cinéastes qui désormais professent, réapprenant eux-mêmes à comment montrer une image – et ne cessant de dire de leurs images qu’elles ne sont bien que des images, mais qu’en elles pourrait se comprendre ce qui, dans le fond de l’image encore, renvoie au spectateur à la fois son regard et le désordre de son monde.

De Serge Daney à Trafic

Cette déclinaison historique est propre aux écrits de Daney, à La rampe particulièrement qui ouvre pour lui les années 1980, et il ne s’agit pas d’y lire l’appréhension complète de Trafic par rapport à ce pan de l’histoire du cinéma. Toutefois, à la manière de ce récit particulier, il importe de saisir Trafic comme une revue qui se situe après. Après un cinéma classique dont la vigueur originale et l’innocence de ses qualités d’illusions remontent déjà à quelques décennies, après une histoire déclinée par ceux qui justement écrivent dans la nouvelle revue (Daney donc, mais aussi Pierre, Narboni, Douchet, Bonitzer, Biette, etc.), et puis, enfin, après le découpage d’un cinéma moderne, imbriqué dans un âge classique dont il ne peut se départir et grâce auquel il interroge la profondeur de ses propres images. Du moins, ce dernier stade, et par-delà cette profondeur relative certes au seul Daney, peut-elle être un moyen de voir, au sein de la revue, la différence fondamentale de ces images modernes.
Et en effet, dans le Trafic n°2, les espaces vus par Bonitzer dans les plans du Conte d’hiver (1992) de Rohmer sont décrits comme des lignes courbes, faits de noms propres qui arrêtent le mouvement des personnages et les disloquent (Félicie, Courbevoie, y sont une poétique et un jeu de lapsus qui dévient la croyance et le désir des personnages); dans le Trafic n°3, Douchet écrit sur Nuages Flottants (1955) de Naruse et traduit sa modernité par l’immédiateté des plans, par sa manière « plate », « terriblement lisible » de filmer ; dans ce même Trafic n°3, Jean Narboni qui traite de Allemagne neuf zéro (1991), dernier film en date de Godard, évoque lui aussi des « virages », des « collisions », et des « scissions au coeur de l’identique », lorsqu’il décèle au sein du film un jeu d’identités toujours problématique (c’est-à-dire problématisé par Godard, qui s’amuse notamment de nombreuses réciprocités mettant à mal l’unicité des personnages)67. Dans la perspective de la revue, que cette profondeur perde ou gagne de son passage par la modernité, peu importe finalement ; et plus encore, que celle-ci soit, ou non, le seul moyen de comprendre ce passage, cela, pour nous, ne doit pas être déterminant. Seul compte au fond qu’un passage soit pensé, de même qu’un changement soit admis, que Trafic s’en saisisse comme d’un a priori.
La profondeur, à partir des écrits de Daney, devient pour nous un simple moyen de lecture. Car si la profondeur du cinéma classique occasionne une scénographie – déplacements exaltés des acteurs et point de vue du metteur en scène derrière les mouvements de la caméra – d’où nous parvient le monde dans l’évidence de ses histoires et offre une joie des sens qui favorise ses traversées, nous comprenons de la modernité qu’elle impose au critique un regard différent ; précisément, une lecture plus alerte, un élancement moins manifeste devant les films dont il rend compte. Ne serait-ce pour saisir, comme Bonitzer, que dans le Conte d’hiver, les courbes et les arêtes qui stoppent la course des personnages ne le font finalement qu’en apparence, et leur donnent en fait plus de force, ainsi qu’une croyance nouvelle en la sûreté de leurs espaces et en leurs jeux labyrinthiques grâce auxquels ils restent habitables ; ou que, dans Nuages flottants, et cette fois-ci comme Douchet, la platitude seule des images n’est que le désespoir du Japon d’après-guerre, ainsi qu’une manière de prendre comme en témoin le spectateur pour lui faire voir la primauté d’un présent primitif et désolé ; enfin, que l’inconstance fondamentale des personnages de Allemagne neuf zéro sont l’une des poésies possibles face aux duretés du monde, car « les dragons de notre vie ne sont peut-être que des princesses qui attendent de nous que nous soyons beaux et courageux. Les choses effrayantes ne sont peut-être que des choses en souffrance qui attendent que nous les secourions », ainsi que l’écrivait Rainer Maria Rilke cité par Narboni. Bref, ce cinéma moderne demande un regard neuf, moins innocent (non moins lyrique pourtant) de la part du critique, qui permettrait de voir le tracé de ces hommes (personnages, cinéastes), modernes également, qui sortent des studios pour rendre compte de la frontalité du monde et, derrière son indifférence, de l’attention qu’ils se témoignent dans les couleurs sombres du temps.
Mais en définitive, s’il s’agit pour Trafic de saisir ce passage d’une forme de cinéma à l’autre, revenant sur son âge classique et continuant de regarder celui de sa modernité, c’est que la revue se confronte, dans son actualité la plus contemporaine, à une forme de cinéma nouvelle et imprécisément nommée, mais qui renoue avec les formes de son passé. Comme si le cours du temps était finalement une spirale, le cinéma contemporain, et ce depuis les années 1980, s’accorde avec ses formes anciennes, bouclant étrangement son histoire. Dans la note d’intention glissée dans le premier bulletin d’abonnement à Trafic, Daney, lançant le premier numéro de sa revue, rend compte de ce parcours :
« Chacun sent bien que le cinéma est pris depuis longtemps dans une évolution en forme de virage interminable. Cette histoire du “cinéma moderne” dont beaucoup d’entre nous ont subi le choc est néanmoins derrière nous et il nous appartient au moins de décrire ce qui vient, fût-ce l’effacement relatif du cinéma.
Au bout de ce virage, aujourd’hui, c’est en effet tout le cinéma passé qui s’inscrit dans le rétroviseur de notre culture de cinéphiles. C’est ce poids du passé, d’émotions engrangées, de tradition orale, de complicité profonde avec l’histoire du siècle et avec nos propres biographies éparpillées, qui nous est donné dans une étrange simultanéité. Et c’est cela qui fait qu’aujourd’hui le cinéma est plus fort, plus présent dans nos têtes que sur les écrans de nos villes. »
Parce qu’après ce premier passage du classicisme à la modernité, en viendrait un second. Et c’est avec leur prise en compte que Daney pense la création de Trafic. Car s’il s’agit pour la revue d’évoquer ces passages, de les décrire, c’est qu’ils sont les rouages sur lesquels l’histoire se repose ; de loin en loin, ils apparaissent dans l’avancement du cinéma, comme des coïncidences entre ses images neuves et la mémoire d’une communauté cachée qui les regarde et les intègre à son savoir. Apprenant toujours à les lire, elle tâche de leur faire rencontrer les images de son siècle, tel cet homme en scaphandre, marchant au ralenti et les pieds sur la lune, qui en 1969, bien qu’envoyé par la NASA, n’avait de cesse sans qu’il le sache de faire grandir les fictions de Fritz Lang, parce que quelques lanternes avaient aimé le regarder.

LA MORT DU CINÉMA

Le cinéma des années 1980

Jusqu’à présent, nous sommes restés plutôt extérieurs à Trafic. Il s’agissait pour nous d’approcher la revue en décrivant un fonctionnement communautaire particulier, dans des propos qui précédaient parfois l’écriture des articles, et surtout adaptés d’une vieille histoire de Stevenson. Toutefois, en suivant patiemment le cheminement de « La lanterne… » (Pierre Léon, Trafic n°9) d’où cette histoire nous parvenait, puis en nous arrêtant sur des textes de Daney et de Biette dans le Trafic n°1, nous avons commencé la lecture de Trafic ; nous y avons perçu une communauté singulière, construite sur un secret. La parole était ce secret ; par sa métamorphose d’une écriture à l’autre et son passage entre les rédacteurs, elle a permis de révéler une certaine solidarité entre les membres de la communauté ; une solidarité mieux nommée amitié. De cette dernière, la revue faisait montre dès ses premières de couverture ; lisant désormais dans ses pages, nous la retrouvions également dans ses premiers articles, où la parole qui se poursuit nous a mené, comme dans l’article de Léon, vers la cinéphilie. Mais il fallait se dégager encore de la revue, afin de reprendre un récit qui débutait à la fin des années 1950 dans les Cahiers du Cinéma, et qui, en suivant une histoire critique qui se construit par sa rencontre avec le cinéma moderne, faisait enfin retour dans les pages de Trafic.
Le paradoxe d’une telle démarche est que, lorsque nous reculons de la revue pour essayer de la saisir dans une perspective historique et faire se rassembler ses rédacteurs devant une même ligne de départ, nous retombons dans des pensées originales – en l’occurrence celle de Daney, de Biette – pour lesquelles l’histoire (historique) se comprend comme un modèle critique qui n’est pas toujours partagé. Ceci, il nous faudra toujours l’avoir en tête dans le chapitre qui s’ouvre ici : une fois encore, nous y suivrons des écrits parfois extérieurs à la revue ; une fois encore, de Serge Daney. Parce que la création de la revue Trafic, ainsi que l’esprit principal qui s’y découvre dès ses tous premiers numéros, doivent être précisés aussi dans le miroir d’un contexte historique ; non plus seulement dans une tradition cinéphilie remontant aux années de l’après-guerre, mais dès maintenant dans son actualité la plus contemporaine. Or, celle-ci, en raison notamment de son aspect sévère et polémique, ne se retient pleinement que chez certains critiques.
D’une manière générale, l’actualité que nous souhaitons décrire ici ne se laisse pas se nommer facilement ; elle relève davantage d’un sentiment qui se transmet, d’une atmosphère que l’on ressent, plus que d’un fait tangible, d’une réalité avérée. On a pu la nommer la mort du cinéma. Débutée à partir des années 1960 dans les milieux cinéphiles mais exprimée surtout dans la seconde moitié des années 1980 et le début des années 1990, il faut l’imaginer comme une sorte d’idée fixe et un mot partagés par des chroniqueurs de leurs temps (critiques, cinéastes), accusant tour à tour des réalités différentes (l’esthétique dominante des films, l’influence de plus en plus massive de la télévision, les modes rétro et nostalgiques, l’image vidéo, etc.) d’abîmer conjointement la mémoire générale des films et les capacités du cinéma à se saisir de l’histoire de son siècle. En ce sens, la mort du cinéma est comme un doute qui se propage ; un doute quant à l’avenir de ses propres pratiques : sociales, artistiques, journalistiques, à une époque où la généralisation progressive des images médiatiques risque de remplacer la qualité d’un monde commun dont le cinéma seul était, pour quelques-uns, devenu le garant.
Mais dire cela est déjà trop et nous rend imprécis, dans la mesure, répétons-le, où la consistante de cette mort ne repose pas sur un concept sûr. La mort du cinéma, pour nous, lecteurs presque trente ans après, et pour la raison qu’elle englobe des conceptions morales et disparates, ne correspond à aucune certitude sinon celle de son atmosphère ; ce faisant, nous ne pourrons en parler qu’à partir de détails marquants mais singuliers, dans lesquels se reflète une inquiétude diffuse et propagée. Dans la réalité des changements historiques des années 1980, la mort du cinéma n’est ni un art qui s’arrête ni un modèle de production qui s’apprête à finir, mais un mot qui se passe et qui désigne la peur de la part de certaines personnes que la valeur communautaire du cinéma qu’ils avaient tâchée de construire finisse par s’abaisser ; elle est le fait d’un cinéaste – Godard – qui la proclame en continuant à faire des films (de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, 1985, à Histoire(s) du cinéma, 1998), ou d’un critique – Daney – qui la découvre et prolonge son métier avec une vigueur sans pareille (à partir de 1981 et son départ des Cahiers pour Libération). Parce que derrière cette mort, c’est également l’imaginaire d’un cinéma passé qui commence à se construire. Celui d’un art qui fut capable d’un rapport véritable au monde – et à ce monde particulier du XXe siècle, industriel,populeux et mondialisé –, un art peut-être terminé mais prolongé dans la mémoire de ceux qui veillent à le maintenir dans leur conception personnelle du cinéma et durant leur parole publique (écrits, films, entretiens), persistant à la faire entendre dans la plupart de leurs travaux.
Trafic, en 1992, est l’un de ces travaux ; c’est pourquoi cette mort nous concerne et qu’il nous faut la présenter. Car dans le cadre de cette mise en contexte de la création de Trafic, après avoir étudié la revue comme dépendante d’un mouvement cinéphile préexistant et vectrice d’une parole nouvelle d’où se détache une communauté singulière, dite également « de la lanterne », la mort du cinéma sera appréhendée comme un problème que doit résoudre ladite communauté. C’est-à-dire comme « un évènement du dehors […] qui constitue ses propres conditions», auquel se confronte la revue, qui vient déterminer ses premières qualités. Autrement dit, au cours de ce seconde chapitre, nous verrons que Trafic peut être comprise comme résultante d’une inquiétude qui est part intégrante de son nouvel esprit. Une inquiétude – entendue dans le syntagme de la mort du cinéma – que nous chercherons à décrire à l’aune d’une question esthétique, en reprenant l’histoire faite par Daney de l’avancement des formes et des catégories d’images de cinéma. Nous évoquions plus en amont le cinéma classique, puis un type différent d’images provenant de la modernité ; penchons-nous à présent sur une troisième forme esthétique, comprise, par le critique, comme un après-modernité.

Serge Daney et la fin de la modernité

Afin de suivre ce découpage tout à la fois critique et historique, plus en amont dans ce mémoire nous partions de La rampe, et plus précisément de la conclusion de l’ouvrage. Une conclusion qui nous est très précieuse dans la mesure où, fermant par son recueil un mouvement unitaire de sa pensée réalisé jusqu’alors aux Cahiers, Daney y reconduit une vision personnelle du cinéma, la proposant à ses futurs lecteurs du quotidien Libération sous la forme d’un bilan. C’est à ce titre que, en contrepoint d’une volonté intellectuelle de la part de Daney de se situer, par ce premier livre publié, dans l’histoire déjà importante de la critique de cinéma, répond une construction pédagogique de son récit critique qui vise à préciser l’état actuel du cinéma, au bord d’une transformation radicale que les prochaines années auront tâche de nommer. À la toute fin de La rampe, une nouvelle catégorie d’images est ainsi avancée.

Le visuel

À Libération, en effet, Daney se préoccupe de plus en plus de la télévision ; d’une manière volontaire et assidue, avec un engouement joueur à ses débuts, puis quelque peu désenchanté. Dans le cadre de notre travail, deux périodes nous importent ; premièrement, du 14 septembre au 24 décembre 1987, comme dates de la publication au jour le jour de la chronique du Salaire du Zappeur. Lors de celle-ci, faite tout d’abord de tentatives réjouies à définir un espace propre à la télévision, une circulation singulière de ses images ainsi qu’une production originale de signes, la pensée de Daney, et ce malgré une position critique finalement nuancée qui varie au cours des articles, s’en vient buter contre un échec. Celui de s’assurer de l’autonomie du média, perdue et gaspillée dans sa gestion mortifère des acquis du cinéma, et, par voie de conséquence, de la continuité pérenne de cette histoire du cinéma déjà ancienne, grandement fragilisée par son absorption médiatique ; un constat double que le critique, à la toute fin de sa chronique, exprime en ces termes : « même lorsque le cinéma n’est plus capable de subvenir à nos besoins, c’est encore avec ce qu’il nous a appris que nous regardons ce qui veut sa perte».
Car « ce qui veut sa perte » en décembre 1987, c’est notamment l’espace télévisuel, nouvel environnement où se gèrent les acquis d’une communication par les images apprise auparavant en cinéma, mais appauvrie par son passage à la télévision, réduite à son état de flux, nivélatrice et amnésique. Au point que le cinéma seul, acquis devenu minoritaire, serait à même d’y lire des signes, une histoire des images, en face de ce second modèle de communication certes devenu majoritaire vis à vis du monde-cinéma, mais dans lequel ce dernier se prolonge, comme un savoir passé et comme un résistant. « Il faut sans doute avoir vu beaucoup, beaucoup de films de cinéma pour prendre à son tour la télé au sérieux. Comme si elle rendrait un jour au cinéma ce qu’elle lui a pris, non seulement des portefeuilles de films mais aussi quelques hypothèses fortes que des cinéastes ne développèrent dans le cadre du cinéma que parce que les médias n’étaient pas encore prêts à les accueillir. […] S’il existait une “histoire de la communication”, le cinéma en représenterait à la fois l’âge d’or et l’ère du soupçon. »
Pourtant, quatre ans plus tard, entre le 4 et le 27 février 1991, Daney entame une nouvelle chronique qui aboutit sur un pessimisme plus sûr. Celle-ci est consacrée aux retransmissions télévisées de la première guerre du Golfe opposant l’Irak à une coalition internationale – dont la France fait partie – menée par les États-Unis. Pour le critique, cette nouvelle période, marquée encore une fois par un rythme assidu d’écriture, est l’occasion pour lui de faire le point sur les qualités du média, en gravitant autour d’un mot, le visuel, un mot qui court chez le critique depuis les années 1970, et dont le sens, évoluant dans le temps suivant l’objet qu’il accompagne, se fixe une dernière fois sur les images du Golfe. Car ces images, souvent retransmises en direct sur de nombreuses chaînes de télévision – et, d’une manière générale, qu’il faut pour nous imaginer comme inondant la presse télévisuelle en ce moment de bouleversement géopolitique où les Etats-Unis, alors que finit la Guerre Froide, s’affirment être devenus la première puissance mondiale – font montre pour Daney d’une opacité véritable qu’il qualifie par ce mot de visuel. Par la définition de celui-ci, Daney reprend négativement les images de la guerre, insistant sur leur impuissance à relever une présence humaine, en contrepoint de ce que fut, pour lui, le rôle du cinéma.
Le visuel, prisme global dans lequel peuvent se lire les images de la guerre du Golfe, est selon le critique une image dévaluée, un lieu d’opacité où le spectateur ne voit rien, sinon ce qu’il connaît déjà : « L’une des premières victimes de cette guerre est cette idée déjà vieille selon laquelle nous serions entrés dans une “civilisation de l’image”. Si l’on en juge par le brusque succès de l’expression “guerre sans images”, nombreux sont ceux qui viennent de découvrir que les vraies images sont rares et que si l’occident en produit beaucoup, plutôt publicitaire. Certes, nos yeux sont sans cesse sollicités, mais nous ne voyons rien : nous visionnons, nous visualisons, nous vérifions, bref, nous sommes dans le monde du visuel. » À l’aune de cette idée critique, la retransmission télévisée de la première guerre du Golfe est le parfait miroir de l’esthétique télévisuelle en ce qu’elle refuse à l’écran la réciprocité des corps filmés. La caméra n’y produit plus qu’une seule catégorie d’images, catégorie flatteuse pour le public qui « vérifie » seulement la présence continuelle des journalistes et, par eux, la communication vague et permanente qu’un seul camp, le nôtre, se « donne à lui-même », tandis qu’au fil des jours se récuse davantage le corps des irakiens qui lui n’est pas filmé. Le visuel c’est donc cela, la fin d’une image dépendante des deux côtés du cadre, et avec elle, de l’affranchissement des images des seules volontés du filmeur.
La différence entre l’image et le visuel, travaillée par Daney pour les besoins de sa chronique, répond ainsi à deux imaginaires qui se rencontrent. Il y a d’un côté l’image, et derrière elle, le cinéma, art impur par excellence, c’est-à-dire enclin par nature à la mise en confrontation des éléments du cadre, à la naissance, sous tous rapports, d’antagonismes forts et révélés par le hic et nunc, le ici et maintenant de l’enregistrement ; en ce sens, pour le critique, l’image cinématographique tend invariablement vers une action documentaire. Et de l’autre côté, il a le visuel, synthèse des éléments filmés dans un même bloc d’informations, point de vue unique (et point de vue du pouvoir) ; en ce sens, le visuel, ancien mouvement devenu fixe, ne peut être qu’un leurre ; il est une puissance souveraine qui vient se boucler sur elle-même. Mais davantage, le visuel, pris dans cette perspective, ne se construit qu’en mangeant sur l’image, c’est-à-dire sur le cinéma. Ce dernier, non plus résistant, présence discrète dans le flux des images, termine bientôt d’être absorbé par cette catégorie nouvelle, et avec lui la chance d’une communication médiatique mais réelle, encore imaginée à la fin du Salaire du Zappeur.

L’effet-cinéma

C’est que, plus globalement, en s’éloignant cette fois des seules images du Golfe, le visuel, non plus seul apanage de la télévision, devient une part déterminante du devenir des images ; appréhendé sous un autre angle, il provient même directement du cinéma. Il n’est pas uniquement ce que, durant les années 1980, l’image télévisuelle oppose au cinéma, ou bien, comme dans le Salaire du Zappeur, ce qu’elle prélève dans son histoire et reprend à son compte, mais elle est aussi une grammaire que ce cinéma seul intègre de lui-même. Car l’histoire du visuel est aussi l’histoire de cette boucle qui, peu à peu, prend le pas sur l’image ; elle est celle d’un compagnonnage nouveau du cinéma et de la pub, phénomène esthétique entier depuis les années 1970, et de l’apparition d’une indépendance inédite de leurs images communes vis-à-vis du reste du monde. Comme si l’image de cinéma ne cessait désormais de se lisser, et, en se refermant sur elle-même, voyait son impureté finalement s’effacer derrière l’étrange compacité de ses formes nouvelles. Ce que Daney décrit face aux images du Golfe est un phénomène qui grossit dans ses articles pour Libération de 1981 à 1991, touchant aussi bien la télé que les films d’actualité ; un phénomène qui se généralise, et qui, dans la seule perspective des films de cinéma, s’empresse de faire glisser des blocs de matières autonomes sortis tout droit de sa culture, de sa grandeur passée (souvenons-nous que Daney, dans La rampe, évoquait son « musée »).
D’une manière générale, le visuel n’est pas tant une image purement télévisuelle qu’une façon de boucler l’image et de la détacher, par-là, de tout sentiment de rencontre avec ce qu’elle n’est pas – le monde ou le réel vus comme un « impossible ». De sorte que le visuel pourrait également se comprendre comme un autre type d’images et relatif cette fois au cinéma, appelé parfois effet-cinéma par le critique, et sur lequel ce dernier s’interroge dans les pages de Trafic. Dans le « journal de l’an passé », à propos du Silence des Agneaux (Jonathan Demme, 1991), et critiquant un film accumulant les procédés de narration et les figures sensationnelles – « bric-à-brac pyrotechnique où il y a du cadavre, des papillons, du cannibalisme, du transsexuel, des portes, un puits, un avion, des cages, du sang et de la charpie, “et en plus, a-t-on envie de s’écrier, il y avait une caméra !” » –, il use ainsi de cette formule, puis recense ce qu’elle conditionne au regard du contenu du film, des volontés du cinéastes, mais aussi du public et d’une « morale de la perception » qui s’en voit être diminuée.

Transmettre le cinéma « avec sa perte »

Patrice Rollet, dans un très bel article qui préface le Tome 1 de La Maison cinéma et le monde, a pu prendre le contrepied d’une appréhension stricte et unilatérale de la mort du cinéma dans l’oeuvre de Daney. En reprenant chez le critique une expression tirée de ses notes personnelles, il éclaire cette vision d’une lumière moins grave ; la replaçant au sein d’une conception globale de la cinéphilie selon Daney, il nomme cette mort « Mélancolie instantanée ». À partir de ce mot – mélancolie –, définissant chez le critique un rapport structurel au film réglé sur le sentiment de la perte, à la fois immédiate, incontrôlée, et reconstruction perpétuelle d’une « alliance » vraie avec le monde, Rollet, dans son article, propose une lecture active de l’approche terminale du cinéma propre à Daney, certes centrée sur ce thème de la mort, mais dans le but, essentiellement, d’y faire travailler la pensée. « Car il y a au fond deux morts possibles du cinéma, celle qui ne dit pas son nom, pratiquée actuellement par les petits malins du maniérisme (versant cinéma en panne de réel) ou du postmodernisme (versant art contemporain en mal de medium) recyclant à satiété les images sans âge et l’histoire désormais close d’un cinéma qu’ils ne savent plus inventer, et puis celle de Daney (ou de Godard avec ses Histoire(s) du cinéma) pour qui “dans sa disparition le cinéma apparaît”, selon une formule qu’il aimait répéter et une tournure de l’être où se serait sans doute reconnu Heidegger, qu’il regrettait de n’avoir pas plus lu. »
Et si « dans sa disparition le cinéma apparaît », c’est que, toujours selon Rollet, cette disparition programmée entraîne le travail de Daney vers « les trois orientations cardinales de sa réflexion ». Il y a d’abord celle du « compte à rebours », qui, suivant le même modèle de La femme sur la lune de Lang, ferait coïncider la propre fin du critique et celle du cinéma, à l’aune d’une dramatisation permise par le dénouement anticipée de leurs images communes ; celle ensuite de « l’après-coup de la mort du cinéma », comprise comme moyen didactique d’arrêter l’histoire des images afin de la tenir d’un bloc puis de s’y replonger, de retourner aux origines ; celle, enfin, de « la mort du cinéma comme pensée », lorsque cette approche radicale permet finalement à Daney de prolonger une parole personnelle tout en maintenant un dialogue ininterrompu avec nombre de ses amis et assurant, dans cette période inquiète, une pensée partagée : « peut-être n’est-ce pas une idée juste, mais juste une idée, une idée régulatrice qui lui a permis d’aller à l’essentiel, de radicaliser ses intuitions en portant à incandescence son rapport à un cinéma menacé […]. »
En cela, la vision sombre de Daney ne serait pas tant cette manière littérale de refermer l’histoire sur son sentiment propre, qu’une façon de maintenir une proximité étonnante entre l’actualité et les accidents de sa vie, au sein d’une expérience désormais avérée du cinéma où, critique depuis presque trente ans, et en pressentant le retour de caractéristiques anciennes lors d’un trouble de l’âme que d’autres décrivirent avant lui (« Éternel retour de la prise de conscience de l’éternel retour» relève-t-il dans Persévérance, en référence à Nietzsche qui évoquait cette impression métaphysique), il souhaite faire terminer le grand récit de ses images. Mais, paradoxalement, cette mise en parallèle de l’histoire des images et de son histoire personnelle, Rollet insiste sur cette question, est aussi un moyen pour Daney de ne pas se tenir isolé. Maintenant une circulation forte entre sa pensée propre et celle des autres, la mort du cinéma est le levier qui fait se rassembler une cinéphilie dispersée, en ce moment particulier où le récit pour lui se boucle et trace un pan de cinéma qu’il avait pu construire en groupe, aux Cahiers par exemple, tandis que, derrière lui, d’autres récits commencent ou continuent à se construire.

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Table des matières

INTRODUCTION 
PARTIE I – LA COMMUNAUTÉ DE LA LANTERNE 
Chapitre premier – CONTREBANDE ET CINÉPHILIE
1.1. Le secret partagé par la communauté
1.2. Une tradition d’oralité
1.3. L’héritage des Cahiers du Cinéma : du cinéma classique à la modernité
Chapitre deuxième – LA MORT DU CINÉMA 
2.1. Le cinéma des années 1980
2.2. Transmettre le cinéma « avec sa perte »
PARTIE II – LA POSTE RESTANTE DU CINÉMA 
Chapitre troisième – SERGE DANEY EN CARTOGRAPHE
3.1. Le cinéma voyagé
3.2. Le travail retrouvé de l’imagination
3.3. Pédagogie de Serge Daney
Chapitre quatrième – STRUCTURES DE LA REVUE 
4.1. Le comité, le premier cercle : continuité de la carte Trafic
4.2. La solitude du spectateur
PARTIE III – DE LA PERTE ET DU RETOUR DES IMAGES
Chapitre cinquième – LA MÉLANCOLIE 
5.1. L’enfance
5.2. Du manque de l’écriture au présent des images
Chapitre sixième – ÉCRITURES INACTUELLES 
6.1. Écrits de cinéastes
6.2. Actualités intempestives
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE

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