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Une incidence élevée et en augmentation
L’incidence de l’HPP ne peut être estimée correctement que dans des études en population. Le tableau 1 regroupe toutes les études de ce type publiées depuis 10 ans qui rapportent l’incidence de l’HPP dans les pays à niveau de ressources élevé. Dans ce tableau, on remarque que l’incidence de l’HPP varie largement d’une étude à l’autre. Cette variation est observée non seulement en fonction du pays, mais aussi en fonction de la méthode d’exploration, du fait notamment de l’absence de définition consensuelle de l’HPP déjà évoquée et également de la nature différente des sources de données utilisées.
Dans l’essai Pithagore6, réalisé en 2004-2006, l’HPP et l’HPP sévère concernaient respectivement 6,4% et 1,6% des accouchements (32). Dans cet essai prospectif en population, l’HPP était définie par des pertes sanguines évaluées par les cliniciens comme supérieures ou égales à 500 mL après un accouchement voie basse et supérieures ou égales à 1000 mL après une césarienne, ou par une chute du taux d’hémoglobine supérieure à 2 g/dL en postpartum, même en l’absence d’hémorragie cliniquement identifiée. Des études provenant de pays à niveau de ressources comparable, tels que l’Australie (34), le Canada (11) et les Etats-Unis (12, 35), mais qui utilisaient comme source des bases de données hospitalières nationales où l’HPP est définie par des codes de la CIM-10 (O.72), rapportent des taux inférieurs aux taux français, avec des incidences d’HPP comprises entre 3 et 6% des accouchements entre 1991 et 2006.
Récemment, une revue systématique s’est intéressée au calcul de l’incidence globale de l’HPP et à l’analyse de ses variations régionales (25). Ce travail regroupe 123 bases de données datant des années 1994 à 2008 et qui utilisaient des définitions communes de l’HPP et de l’HPP sévère (pertes sanguines respectivement supérieures à 500 et 1000 mL, quelle que soit la voie d’accouchement). Cependant, les méthodes de mesure des pertes sanguines et le caractère mono ou multicentrique pouvaient varier d’une base de données à l’autre. L’analyse poolée des essais retrouvent des incidences de l’HPP à 10,8% (IC95% :9,6-12,1) et de l’HPP sévère à 2,8% (IC 95% : 2,4-3,2%), avec, dans les deux cas, de larges variations en fonction de la zone géographique. Les études réalisées en Asie rapportent en moyenne des incidences d’HPP plus basses que dans les études provenant d’Europe et d’Amérique du Nord. Ces variations régionales de l’incidence de l’HPP peuvent être expliquées par des différences dans la distribution des facteurs de risque d’HPP et dans la pratique de mesures préventives de l’HPP en fonction des pays, mais aussi par des différences dans les méthodes d’évaluation des quantités de pertes sanguines. En effet, ces méthodes ne sont pas décrites systématiquement dans toutes les études incluses, notamment dans les études dont les données proviennent de bases de données hospitalières, et sont vraisemblablement hétérogènes d’un pays à l’autre et même d’un centre à l’autre. Dans cette méta-analyse, les incidences d’HPP sont plus élevées dans les études utilisant des méthodes objectives de mesure des pertes sanguines que dans celles où la quantité des pertes sanguines est évaluée de manière subjective, ou lorsque la méthode d’évaluation des pertes sanguines n’est pas précisée. Ainsi, lorsque les résultats des études mesurant objectivement les pertes sanguines sont uniquement pris en compte, les incidences d’HPP et d’HPP sévère sont respectivement de 14,2% et 4,2% des accouchements. Par ailleurs, cette méta-analyse indique également que les incidences d’HPP rapportées dans les essais randomisés contrôlés sont supérieures à celles retrouvées dans les études observationnelles réalisées à partir de bases de données hospitalières.
Ainsi, l’incidence de l’HPP peut-elle être influencée par la définition et le mode de diagnostic retenus de l’HPP, mais également par la nature de la source des données utilisée pour la calculer, du fait de modalités d’identification et de collection des cas d’HPP variables. Ces éléments doivent donc aussi être pris en compte lorsque l’on veut comparer l’incidence et les caractéristiques de l’HPP entre deux populations. Globalement, les résultats observés peuvent être résumés par une incidence de l’HPP autour de 5% des accouchements lorsque la mesure des pertes sanguines est imprécise et/ou que les données sont moins fiables, qui augmente à 10% lorsque les pertes sanguines sont mesurées précisément et que la qualité des données est meilleure.
L’incidence de l’HPP retrouvée dans la revue systématique précitée de Calvert et al. est supérieure à celle calculée dans une autre revue sur le sujet et publiée antérieurement (36). En effet, la revue systématique plus ancienne de Carroli et al., qui analysait des données datant de 1990 à 2005, rapportait une incidence de l’HPP de 6% et d’HPP sévère de 1,9% des accouchements, avec les mêmes disparités en fonction des régions géographiques. Le meilleur repérage des cas d’HPP dans les études les plus récentes qui étaient incluses dans la revue systématique de Calvert et al., mais pas dans celle de Carroli et al., pourrait en partie expliquer les incidences plus élevées observées récemment. Mais cette différence de résultats peut également être due à une authentique augmentation de l’incidence de l’HPP dans le monde ces dernières années. En effet, plusieurs travaux provenant de pays à niveau de ressources élevé décrivent une augmentation récente de l’incidence de l’HPP, en particulier de l’HPP par atonie utérine, sans pour autant en élucider les raisons. Callaghan et al. rapportent ainsi une augmentation de 26% de l’incidence de l’HPP aux Etats-Unis entre 1994 (2,3% des accouchements) et 2006 (2,9% des accouchements), l’incidence de l’HPP par atonie utérine en particulier augmentant de 1,6% à 2,4% des accouchements (12). A partir de la même source de données, Kramer et al. rapportent des résultats similaires concernant l’HPP sévère avec une incidence qui double entre 1999 et 2008 aux Etats-Unis (37). De même au Canada, Joseph et al. ont observé une augmentation de l’incidence de l’HPP de 4,1% à 5,1% entre 1991 et 2004, et en particulier de l’incidence d’HPP par atonie utérine, ainsi qu’une augmentation de 73% du taux d’hystérectomie au cours de la même période (11). En Europe également, une étude irlandaise rapportait une augmentation de l’incidence de l’HPP de 1,5% en 1999 à 4.1% en 2009 au niveau national (38).
Des causes potentielles à l’origine de cette augmentation de l’incidence de l’HPP ont été recherchées parmi l’évolution des caractéristiques maternelles au cours du temps, comme l’augmentation de l’âge maternel, de la fréquence de l’obésité et des grossesses multiples, et également parmi des changements dans les pratiques obstétricales, telles que l’augmentation des taux de déclenchement et de césarienne ((34, 35, 37, 39, 40). Cependant aucune de ces modifications au cours du temps ne semble clairement expliquer cette augmentation de l’incidence de l’HPP. Des modifications de caractéristiques non mesurées, en particulier dans les bases de données hospitalières, telles que l’utilisation d’ocytociques au cours du travail ou l’exposition à des traitements chroniques comme des antidépresseurs, pourraient aussi être impliquées dans cette augmentation, sans que l’on puisse le démontrer. Des améliorations progressives du diagnostic clinique d’HPP et du codage des cas d’HPP dans les études réalisées à partir des données de base hospitalières pourraient également participer à une augmentation artificielle de l’incidence de l’HPP. Cependant une véritable augmentation de l’incidence de l’HPP ne peut être totalement écartée et justifie donc la poursuite de l’étude des circonstances de l’HPP, notamment du fait de l’implication de cette pathologie dans la morbidité et la mortalité maternelle.
L’hémorragie du postpartum, complication maternelle sévère de l’accouchement
Lorsque l’on considère la mortalité maternelle par HPP, il est nécessaire de distinguer la situation des pays à niveau de ressources élevé de celle des pays à faible niveau de ressources. L’OMS a réalisé une étude des causes de mort maternelle à partir de bases de données en population contenant des informations datant de 1996 à 2002 (43). Cette étude rapportait globalement une implication de l’hémorragie obstétricale dans 20% des 343 000 cas annuels de mort maternelle dans le monde (44), avec des disparités importantes selon les régions : dans les pays à faible niveau de ressources, l’hémorragie obstétricale constitue la première cause de mortalité maternelle, concernant un tiers des décès maternels en Afrique et en Asie ; dans les pays à niveau de ressources élevé, le taux de décès maternels secondaires à une hémorragie obstétricale a diminué ces dernières années, l’hémorragie obstétricale étant responsable de 13% des décès maternels (Figure 1) (43). L’hémorragie obstétricale, dont la première cause est l’HPP, n’est ainsi plus la première cause de décès maternels dans les pays à niveau de ressources élevé, à l’exception de la France, où elle reste encore impliquée dans 18% des morts maternelles au cours des années 1998 à 2007 (7).
L’hémorragie du postpartum sévère, une complication évitable
Fréquence des soins non optimaux
L’HPP est ainsi à l’origine d’une mortalité et d’une morbidité maternelles importantes. Pourtant, l’évolution vers la sévérité semble évitable dans la majorité des cas. Dans le contexte de la mortalité maternelle par HPP en France, le CNEMM juge les décès évitables et la qualité des soins non optimale dans plus de 80% des cas dans chacun de ses rapports triennaux (7). Des retards au diagnostic et à la prise en charge de l’HPP sont particulièrement soulignés. Par ailleurs, parmi les différentes causes de décès maternels, l’HPP est toujours celle dont l’évitabilité est la plus importante. Ces constatations ne sont pas faites uniquement dans notre pays : dans la dernière enquête britannique sur les morts maternelles au cours des années 2006 à 2008, alors que l’HPP constitue une cause de décès maternel beaucoup moins fréquente qu’en France, les soins dans ce contexte sont évalués comme non optimaux dans une proportion comparable de cas (70%) (51). Face à cette fréquente inadéquation des soins relevée dans la mortalité maternelle par HPP, l’implication des soins dans l’aggravation de l’HPP non mortelle a été évoquée et étudiée principalement dans des travaux français. En 1995-1996, une enquête européenne sur la mortalité et la morbidité maternelle sévère, l’enquête MOMS (MOthers Mortality and Severe morbidity), a été réalisée. Cette enquête avait pour objectif de comparer l’incidence des causes de décès maternels et de morbidité maternelle sévère dans 9 pays européens à partir d’une base de données en population et en utilisant des définitions identiques des pathologies maternelles. En France, lors de la réalisation de cette enquête, des données supplémentaires sur l’adéquation des soins dans l’HPP selon un jugement d’experts avaient été recueillies. Les résultats collectés dans trois régions rapportaient ainsi des soins non optimaux dans 40% des cas d’HPP sévères étudiés en 1995-1996 (63). Plus récemment, les analyses issues de l’essai Pithagore6 montrent en France une prise en charge de l’HPP sévère évaluée comme non conforme par rapport aux recommandations d’experts sur l’HPP dans 66% des cas (64). Dans cette étude, les recommandations le moins souvent appliquées étaient : l’examen sous valves de la filière génitale, l’administration de sulprostone dans les 30 minutes suivant le diagnostic d’HPP par atonie utérine et la transfusion en concentrés globulaires en cas de concentration d’hémoglobine plasmatique basse.
Des auteurs nord américains ont également cherché à évaluer l’évitabilité de l’aggravation dans les cas d’HPP sévères et très sévères à partir d’une cohorte rétrospective de cas survenus dans un réseau périnatal pendant un an et qui étaient revus par un panel d’experts (65). Dans cette cohorte, sur les 63 cas d’HPP sévères, 54% étaient considérés comme potentiellement évitables.
Il semble donc que, dans le contexte du décès maternel par HPP comme dans celui de l’HPP non mortelle, il existe une marge d’amélioration importante dans la prise en charge de ces femmes. Dans ce but, il est indispensable d’identifier dans un premier temps les sous-groupes dans lesquels les soins sont non optimaux.
Déterminants de l’adéquation des soins dans l’hémorragie du postpartum
Les facteurs associés à l’adéquation des soins dans le contexte de l’HPP ont été recherchés également à partir d’une analyse secondaire des données de l’essai français Pithagore6 (64). Les résultats montrent que, après prise en compte des caractéristiques individuelles, les soins non ou sous optimaux sont significativement plus fréquents dans les maternités de moins de 2000 accouchements par an, ou lorsque l’obstétricien n’est pas présent sur place 24 heures sur 24. Cette analyse montre également que les pratiques varient en fonction des caractéristiques maternelles, ce qui ne devrait pas être le cas dès lors qu’une HPP est diagnostiquée. L’adéquation des soins était meilleure chez les femmes qui présentaient un facteur de risque d’HPP préexistant et identifié, ce qui peut témoigner d’une attention renforcée dans ce contexte, mais aussi d’un manque de standardisation des pratiques face à un saignement anormal.
Une autre analyse réalisée à partir des mêmes données s’est intéressée particulièrement au traitement par sulprostone dans l’atonie utérine après accouchement voie basse (66). Elle montre que cette thérapeutique est sous–utilisée dans l’HPP, avec une administration dans seulement 53% des HPP sévères. Dans cette étude, les recommandations concernant l’administration de sulprostone au cours de l’HPP était également moins bien appliquées dans les maternités de petite taille et non universitaires, et lorsque la présence des obstétriciens et anesthésistes n’est pas assurée de manière permanente (66).
Ces résultats suggèrent que l’adéquation des soins soit liée à des facteurs organisationnels. Cependant, il n’a pas été déterminé si cette association est expliquée par le contenu des soins réalisés ou par l’organisation des soins en elle-même.
Recommandations pour la Pratique Clinique
Concernant la prévention et la prise en charge de l’HPP, Il existe des recommandations internationales (67, 68) et nationales (28, 69, 70), qui ont été publiées et largement diffusées (71). Les recommandations françaises, parues en décembre 2004, sont le fruit d’un travail collaboratif entre le Collège National des Obstétriciens Gynécologues Français (CNGOF) et la Société Française d’Anesthésie Réanimation (SFAR) (70). Chacune des étapes de la prévention et de prise en charge de l’HPP y est abordée. Les principales composantes de cette prise en charge sont représentées dans les schémas 1 et 2, page 45.
La prévention de l’HPP par la prise en charge active de la 3ème phase du travail (délivrance), qui consiste à administrer par voie intraveineuse de l’ocytocine juste après la naissance de l’enfant, repose sur des preuves scientifiques de niveau élevé (72 , 73, 74). Cette recommandation est consensuelle dans le monde entier (68, 70, 71). En France, une amélioration et une homogénéisation des pratiques de prévention de l’HPP a été observée au cours du temps. En effet, d’après les données de l’Enquête Nationale Périnatale de 2010, l’administration préventive d’ocytociques pour la délivrance dirigée concerne maintenant plus de 80% des accouchements (75, 76), alors qu’elle était réalisée dans 70% des accouchements témoins dans l’essai Pithagore6 en 2006 (77).
La prise en charge initiale de l’HPP avérée par administration d’ocytocine est également clairement définie et fait l’objet de recommandations similaires à travers les pays (cf. schéma 1, page 45) (71).
A l’inverse, la prise en charge de seconde ligne est moins bien codifiée, très certainement du fait de l’absence de preuves scientifiques formelles pour étayer cette prise en charge de l’HPP qui s’aggrave. Les différents traitements de seconde ligne sont multiples (cf. schéma 2, page 45) : administration de sulprostone lorsque l’hémorragie persiste au-delà de 15 à 30 minutes, tamponnement intra-utérin (type ballon de Bakri), puis embolisation artérielle, ligatures vasculaires, sutures utérines et hystérectomie d’hémostase. Des traitements médicaux peuvent être associés : médicaments anti-fibrinolytiques (acide tranexamique), transfusion en produits sanguins labiles, fibrinogène concentré, facteur VII activé recombinant. L’efficacité de ces thérapeutiques est difficile à évaluer par des essais randomisés contrôlés, car le contexte d’urgence thérapeutique de l’HPP non contrôlée complique la randomisation individuelle dans les études prospectives, et la nature interventionnelle des procédures de seconde ligne (embolisation, traitements chirurgicaux d’hémostase) interdit tout caractère aveugle. Des études observationnelles ont donc toute leur place dans ce domaine, mais sont pour l’instant limitées à des séries de cas (78, 79) et à deux études descriptives en population (80, 81). Par ailleurs, les procédures de seconde ligne dépendent aussi beaucoup des moyens disponibles dans les différentes structures, ainsi que des habitudes locales. C’est pourquoi les recommandations sur le traitement de l’HPP qui s’aggrave sont très difficiles à codifier et varient d’un pays à l’autre (71), voire d’une structure à l’autre. En France, elles reposent actuellement uniquement sur des accords d’experts, ce qui peut également favoriser des écarts quant à leur application en pratique clinique quotidienne (schéma 2, page 45) (70). Même si elles diffèrent par certains aspects, toutes les recommandations disponibles s’accordent à souligner l’importance tout au long de la prise en charge de l’HPP de la pluridisciplinarité et de la collaboration entre tous les intervenants, obstétriciens, sages-femmes, biologistes et anesthésistes-réanimateurs. Tous les soignants doivent agir simultanément et en concertation. Cependant, il nous est apparu essentiel d’étudier séparément les soins d’anesthésie-réanimation dans l’HPP, principalement du fait de leur rôle de surveillance et de maintien des grandes fonctions vitales. Les fonctions spécifiques des anesthésistes-réanimateurs dans la prise en charge de l’HPP sont décrites plus loin dans le chapitre B2 de ce manuscrit.
Facteurs d’aggravation de l’hémorragie du postpartum
L’identification de facteurs impliqués dans le passage de l’HPP non sévère à l’HPP sévère apparait comme primordiale, car elle permettrait de pouvoir les corriger et ainsi d’éviter les complications sévères, voire le décès maternel secondaire à l’HPP (9, 89). Comme pour les facteurs de risque d’HPP, des caractéristiques maternelles, de la grossesse, du travail et de l’accouchement seraient impliquées dans l’aggravation de l’HPP, telles que la primiparité, l’antécédent d’HPP, l’antécédent de césarienne, le déclenchement, un travail prolongé et l’épisiotomie (8). Mais à celles-ci s’ajoutent des facteurs liés à la prise en charge de l’HPP. Des schémas théoriques des mécanismes à l’origine de cette aggravation ont déjà été proposés (schéma 3, page 51).
Cependant, jusqu’à présent peu de travaux ont réellement exploré les facteurs de risque d’aggravation de l’HPP, et dans ces travaux, les facteurs de risque d’aggravation liés à la prise en charge de l’HPP étaient rarement étudiés (8, 9). Il faut toutefois citer les travaux de Geller, qui est un des premiers auteurs à avoir évoqué un continuum entre morbidité et mortalité maternelle de manière générale puis dans l’HPP, et également l’intérêt d’identifier des facteurs évitables au sein de ce continuum (9, 90). Dès 2004, dans une étude cas-contrôle, Geller et al. ont montré que la qualité du diagnostic clinique et des facteurs liés à la prise en charge (soins incomplets ou inappropriés) étaient significativement associés à l’évolution d’un état maternel morbide vers un état plus sévère (near-miss morbidity et décès), et ceci après contrôle des caractéristiques socio-démographiques, notamment dans le contexte de l’HPP (9).
A partir d’une analyse secondaire des données de l’essai Pithagore6, Driessen et al. ont montré qu’après prise en compte des caractéristiques individuelles, un retard dans la prise en charge initiale de l’HPP, en particulier concernant l’administration d’un traitement curatif par ocytocine, la réalisation d’une révision utérine, ou l’appel au renfort tant au sein de l’équipe obstétricale que de celle d’anesthésie, sont des facteurs de risque d’aggravation de l’HPP par atonie utérine après accouchement par voie basse, de même que le fait d’accoucher au sein d’une structure non universitaire (8). Dans cette étude, les composantes de la prise en charge analysées étaient limitées à celles de la prise en charge initiale. Les composantes de la prise en charge de seconde ligne, et notamment celles de la prise en charge d’anesthésie-réanimation, n’ont pas encore été abordées dans l’étude des facteurs de risque d’aggravation de l’HPP.
Comparaison des profils épidémiologiques de l’hémorragie du postpartum entre la France et le Canada
Afin de mieux comprendre la situation particulière de la France en termes de mortalité et de morbidité maternelle par HPP, le premier objectif de cette thèse a consisté à comparer sur la période 2004-2006 l’incidence de l’HPP, ainsi que les facteurs de risque, les causes et la prise en charge de l’HPP entre la France et le Canada, pays à même niveau de développement et aux systèmes de santé comparables.
Ces résultats ont fait l’objet d’un article publié dans la revue Plos One en juin 2013 et qui est présenté ici à la suite d’une synthèse des principaux éléments de méthodes et de discussion (92). Ce travail a été le fruit d’une collaboration entre l’équipe Santé maternelle de l’unité Inserm U953, Recherche en santé périnatale et santé des femmes et des enfants et le département d’Epidémiologie, biostatistiques et santé au travail de l’université McGill, Montréal (Qc), Canada, où j’ai eu l’opportunité de travailler dans le cadre d’une année de mobilité à l’étranger.
En résumé, la population d’étude française était issue de la population d’accouchements de l’essai Pithagore6. Cette population était constituée de tous les accouchements compliqués d’HPP (n=6660), ainsi que d’un échantillon aléatoire d’accouchements sans PPH survenus au sein des mêmes maternités (n=2414 sur 146 781 accouchements au total). La population d’étude canadienne provenait de la base nationale de données hospitalières sur les séjours des patients (Discharge Abstract Database (DAD)), fournie par l’Institut canadien d’information sur la santé (Canadian Institute for Health Information (CIHI)). Elle était constituée de tous les accouchements survenus au cours de la même période dans sept provinces canadiennes (n=205 842 accouchements).
Dans la population française, les cas d’HPP étaient diagnostiqués par l’équipe clinique en charge de la patiente devant des pertes sanguines anormales, c’est à dire ≥ 500mL après un accouchement par voie basse et ≥ 1000mL après une césarienne, seuils identiques à ceux proposés par la Société Canadienne de Gynécologie et d’Obstétrique (69).
Dans la base de données canadienne, l’HPP était définie par la présence d’un au moins des codes suivants de la CIM-10 : O72.0 (HPP par rétention placentaire), O72.1 (HPP par atonie utérine), O72.3 (HPP secondaire à un trouble de la coagulation), O90.2 (hémorragie secondaire à une plaie obstétricale), R58 (hémorragie, non classée ailleurs), T81.0 (hémorragie compliquant une procédure). Afin de certifier l’origine obstétricale de l’hémorragie, les cas identifiés à partir des 3 derniers codes étaient inclus uniquement si un autre code indiquant une cause et/ou une procédure associées à une HPP était également présent.
L’incidence, les facteurs de risques, les causes et la prise en charge de l’HPP ont été décrits et comparés en analyse stratifiée par voie d’accouchement (accouchement par voie basse et césarienne).
Les premiers résultats de ce travail montrent que l’incidence de l’HPP en France n’est pas supérieure à celle du Canada, que ce soit globalement (4,5% (IC95% 4,4-4,7) des accouchements en France et 4,8% (IC95% 4,7-4,9) des accouchements au Canada), ou en fonction de la voie d’accouchement (voie basse ou césarienne).
Deux études en population récentes et réalisées à partir de données issues de bases de données de séjours hospitaliers aux Etats-Unis d’Amérique (35) et en Irlande (38) rapportent des incidences de l’HPP plus basses que celles que nous retrouvons en France et au Canada. L’utilisation dans ces études d’une définition de l’HPP construite à partir de codes CIM-10 d’HPP non sélectionnés peut expliquer cette différence. Inversement, la méta-analyse de Calvert et al. retrouve une incidence de l’HPP à 10,8% des accouchement globalement, avec de larges variations en fonction de la zone géographique et en fonctions du design des études incluses (25). Ces variations en fonction de la méthodologie des études montrent, comme nous l’avons souligné dans la première partie de ce manuscrit, que des données sur l’HPP provenant de deux sources de natures différentes ne peuvent être comparées que si certaines précautions sont prises. En particulier, il est nécessaire que les définitions de l’HPP utilisées et l’identification des cas soient rendues les plus comparables possibles entre les deux sources, ainsi que nous avons cherché à le faire dans ce travail.
En effet, dans notre étude, les données provenaient d’une base de données hospitalière et d’un essai en cluster. Cependant plusieurs éléments permettent d’écarter l’hypothèse que les résultats observés soient expliqués par les natures différentes des deux bases de données.
– Tout d’abord, dans les deux populations, le diagnostic d’HPP était fait par les cliniciens en charge de la patiente et les seuils de pertes sanguines utilisés pour définir une HPP étaient identiques. De plus, le nombre des codes utilisés dans la base de données canadienne pour diagnostiquer une HPP a été élargi au-delà des codes d’HPP usuels (O72), afin de correspondre au mieux avec les cas d’HPP rapportés dans Pithagore6. Ainsi la définition et l’identification des cas d’HPP étaient-elles harmonisées dans ce travail entre les deux populations.
– Par ailleurs, dans Pithagore6, la randomisation concernait les maternités et non pas les femmes, l’intervention testée était réalisée au niveau des soignants et non pas des soignées, et toutes les femmes étaient incluses. Tous ces aspects confèrent aux données de Pithagore6 des caractéristiques proches des données observationnelles et atténuent ainsi les différences qui pourraient exister dans le processus d’identification des HPP entre les deux populations.
– Il a également déjà été démontré que la plupart des indicateurs de santé périnatale rapportées dans la base de données canadienne étaient très fiables, notamment le diagnostic d’HPP, avec une sensibilité et une spécificité supérieures à 90% en comparaison aux dossiers médicaux (93).
– Du fait du caractère prospectif de l’essai Pithagore6, on pourrait supposer que les cas d’HPP français aient été mieux repérés que les cas canadiens, colligés rétrospectivement, ce qui aboutirait à une sous-estimation de l’incidence de l’HPP dans la base canadienne. Or, nos résultats montrent que l’incidence de l’HPP au Canada n’est pas inférieure à l’incidence de l’HPP en France. Donc ce biais introduit par des différences de design entre les deux sources de données, s’il existe, ne modifie pas notre conclusion.
– Enfin, l’aspect contemporain des données et l’origine en population des deux sources augmentent la validité de la comparaison réalisée.
Dans notre analyse, les caractéristiques des femmes et de l’accouchement qui différent le plus entre les deux pays sont l’épisiotomie en cas d’accouchement voie basse, deux fois plus fréquente en France qu’au Canada, et les proportions de césariennes et de nouveau-nés macrosomes, 1,5 fois plus fréquentes au Canada qu’en France. Les facteurs de risque d’HPP sont globalement similaires entre les deux pays, sauf, dans le contexte d’accouchement voie basse, où l’épisiotomie (OR ajusté à 1,39, IC 95% 1,23-1,57) et l’accouchement post terme (OR ajusté à 1,26, IC95% 1,07-1,47) sont significativement associés à l’HPP en France, mais pas au Canada.
La proportion inférieure d’épisiotomie au Canada pourrait être expliquée en partie par la proportion plus élevée de césarienne dans ce pays. Ainsi la population des femmes accouchant par voie basse au Canada serait-elle au départ déjà plus sélectionnée par rapport à la France. Il faut également préciser que la technique d’épisiotomie diffère entre les deux pays, une incision médio-latérale étant préconisée en France, contre une incision médiane au Canada. La pratique de l’épisiotomie est particulièrement fréquente en France (94), ce qui a suscité la publication de recommandations nationales en 2005, afin d’en préciser les indications et de diminuer sa réalisation (95). En effet, l’usage non restrictif de l’épisiotomie est associé à une augmentation du risque d’HPP, d’hématomes et de traumatismes périnéaux sévères, et doit donc être limité (96). Dans notre étude, nous avons observé que la proportion d’HPP secondaires à une plaie de la filière génitale était plus importante en France qu’au Canada et que parmi celles-ci, 69% étaient associées à la réalisation d’une épisiotomie en France, contre 36% au Canada. Ces résultats sont donc en faveur d’un rôle important de l’épisiotomie dans l’HPP en France et montrent qu’un effort doit encore être réalisé dans ce pays pour réduire la pratique de ce geste.
La proportion plus élevée de la macrosomie au Canada peut être mise en relation avec la prévalence supérieure de l’obésité en Amérique du Nord par rapport à l’Europe (97). L’association entre HPP et macrosomie pourrait être expliquée directement par le traumatisme secondaire aux dimensions du nouveau-né, mais aussi par l’augmentation des risques de déclenchement, d’accouchement instrumental, d’atonie utérine et de lésions périnéales associée à la macrosomie (98).
D’autres caractéristiques individuelles intéressantes à étudier dans le contexte de l’HPP, telles que l’existence d’antécédent(s) d’HPP, la durée du travail et en particulier des efforts expulsifs, ou encore l’augmentation du travail par administration d’ocytocine, sont peut-être différentes entre les deux populations. Mais elles n’ont pu être comparées entre les deux populations du fait de l’absence de données disponibles. C’est une des limites de ce travail. Ainsi les caractéristiques des femmes et de l’accouchement et les facteurs de risque d’HPP que nous avons pu étudiés sont globalement similaires entre la France et le Canada, à l’exception de l’épisiotomie et de la macrosomie. Ces résultats suggèrent que la stratégie de prévention de l’HPP doit aussi s’adapter aux caractéristiques de la population et aux pratiques courantes observées.
Par ailleurs, l’analyse comparative de la prévalence des interventions de deuxième ligne dans la prise en charge de l’HPP suggère une incidence supérieure de l’HPP sévère en France par rapport au Canada.
En effet, ces interventions sont réalisées significativement plus fréquemment en France. Il s’agit notamment des procédures radiologiques et chirurgicales conservatrices visant à contrôler le saignement (4 et 1,5 fois plus fréquentes en France en cas d’HPP, respectivement après accouchement voie basse et après césarienne), de l’administration d’agents pro-hémostatiques (3 et 9 fois plus fréquente en France, respectivement après voie basse et après césarienne) et de l’hospitalisation en réanimation (2,5 fois plus fréquente en France qu’au Canada quelle que soit la voie d’accouchement).
Même si ces traitements dépendent en partie des pratiques et des ressources humaines disponibles localement, elles sont classiquement considérées comme des marqueurs de sévérité de l’HPP dans la littérature (80, 99, 100). La fréquence plus élevée de ces procédures invasives en France, alors que les incidences de l’HPP sont semblables entre la France et le Canada, suggère des échecs plus fréquents de la prise en charge de première ligne en France. En effet, les indications de ces traitements invasifs en dehors de l’HPP qui s’aggrave sont anecdotiques.
De plus, en France, plus de la moitié des hystérectomies d’hémostase sont réalisées après une embolisation ou une autre procédure chirurgicale d’hémostase (hystérectomies indirectes), contre moins de 20% des cas au Canada. La réalisation moins fréquente en France qu’au Canada d’hystérectomie d’hémostase directe, non précédée d’une tentative de traitement conservateur, peut traduire certes le désir de conserver la fertilité de la patiente, mais également la préférence pour une stratégie de prise en charge en plusieurs étapes. Cette stratégie peut cependant aussi entrainer un délai dans la prise en charge plus radicale de l’HPP, potentiellement péjoratif quant à la sévérité de l’HPP et au pronostic de la patiente.
Ainsi, les résultats de cette étude suggèrent que le ratio de mortalité par HPP, plus élevé en France que dans d’autres pays comparables, ne soit pas expliqué par une incidence supérieure de la survenue de l’HPP, mais plutôt par une aggravation plus fréquente et donc une incidence supérieure de l’HPP sévère. L’adéquation des pratiques dans la prise en charge de l’HPP pourrait être impliquée dans cette aggravation et doit donc être étudiée.
Dans la première partie de ce manuscrit, il a déjà été rappelé que certaines pratiques, principalement au sein de la prise en charge initiale de l’HPP, n’étaient pas optimales par rapport aux recommandations et étaient associées à une aggravation de l’HPP. Cependant, toutes les études jusqu’à présent se sont principalement intéressées aux pratiques obstétricales. Les pratiques d’anesthésie-réanimation, tout aussi importantes dans ce contexte, n’ont que très peu été abordées et uniquement à travers leur aspect organisationnel, pas du tout à travers leur contenu. La seconde partie de cette thèse s’attache donc à décrire et évaluer l’adéquation des pratiques d’anesthésie-réanimation dans le contexte de l’HPP.
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Table des matières
Introduction générale et objectifs
A. L’hémorragie du postpartum, une pathologie prédominante de la morbidité maternelle sévère
A.1. Pourquoi s’intéresser à l’hémorragie du postpartum en France ?
A.1.1 L’hémorragie du postpartum, complication maternelle la plus fréquente de l’accouchement
A.1.2. L’hémorragie du postpartum, complication maternelle sévère de l’accouchement
A.1.3. L’hémorragie du postpartum sévère, une complication évitable
A.1.4. Facteurs de risque d’hémorragie du postpartum
A.1.5. Facteurs d’aggravation de l’hémorragie du postpartum
A.2. Etude 1 : Comparaison des profils épidémiologiques de l’hémorragie du postpartum entre la France et le Canada
B. Etude des pratiques d’anesthésie-réanimation dans l’hémorragie du postpartum
B.1. Anesthésie-réanimation en obstétrique : historique et évolution
B.2. Prise en charge d’anesthésie-réanimation dans l’hémorragie du postpartum
B.2.1. Composantes recommandées
B.2.2. Association entre pratiques d’anesthésie-réanimation dans l’HPP et morbidité maternelle .
B.3. Etude 2 : Evaluation des pratiques d’anesthésie-réanimation dans les décès maternels par hémorragie du postpartum
B.4. Etude 3 : Evaluation des pratiques transfusionnelles dans l’hémorragie du postpartum Synthèse et perspectives
Bibliographie
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