L’expression d’une pensée visuelle en langue des signes

Objectifs généraux

Pour bien commencer cette étude, arrêtons-nous un instant sur les modalités écartées de ce mémoire afin de nous concentrer sur un objet précis. Tout d’abord, ce mémoire est une mise en relief du terme de « pensée visuelle » soumis ici à une clarification conceptuelle. Nous nous efforcerons donc de répondre autant que possible aux questions qui vont naître. Ensuite, étant donné que nous œuvrons à construire une base solide suite aux problématiques soulevées, ce qui va suivre n’est pas une analyse de faits récoltés sur le terrain. Notre premier objectif, en lien avec les questions présentées en introduction, est d’étendre notre connaissance sur l’importance de l’utilisation d’une pensée visuelle pour l’interprétation français/LSF sans qu’il ne soit question ici d’étayer cette réflexion par une analyse de corpus. Ce mémoire se focalisera sur l’interprétation du français vers la LSF. Acquérir une seconde langue parfaitement est un processus complexe et un travail de longue haleine pour assimiler toutes les subtilités, les finesses et le mode de pensée de la langue en question. Un premier obstacle se dresse : il est souvent plus difficile de traduire vers la langue acquise que de traduire vers sa langue maternelle. Un interprète en langues vocales travaille, en générale, depuis sa deuxième langue vers sa langue maternelle. L’ILS, quant à lui, traduit majoritairement du français vers la langue des signes, principalement en raison de son statut de langue minoritaire qui fait face à des difficultés de reconnaissance. Cependant, très peu d’ILS ont la LSF comme langue maternelle. Penser dans une langue étrangère est donc un acte délicat et complexe. Cependant, il est essentiel pour l’interprète, quelle que soit la modalité, vocale ou signée, des langues en présence. Le présupposé, comme nous l’avons déjà un peu présenté en introduction, est que les Sourds, plus précisément les signeurs, sont visuels. Néanmoins, comment peut-on en être sûr si tant est qu’il soit possible d’accéder à la matérialité de la pensée ? D’où la question posée au début de l’introduction. Et si c’est une certitude, comment peut-on l’acquérir ? Cette affirmation donnée sans trop d’explications dans les cours de langue des signes nous laisse perplexe. Ne faut-il pas définir ce qu’est la pensée visuelle avant d’affirmer un mode d’être dont les conséquences portent sur tout l’apprentissage, les représentations autour de cette langue par rapport aux autres langues et engagent des enjeux en termes de qualité d’interprétation ? Ces premières interrogations démontrent bien un glissement dans la réflexion : si le mode de pensée est consubstantiel à la langue alors cela relève d’une thématique liée à l’acquisition et non liée à l’existence de cette pensée (qui se situe plus au niveau de l’individu). Le premier et le deuxième chapitre développeront ce deuxième objectif, plutôt dense à comprendre à ce stade de l’analyse.
En filigrane, se dessine la question de l’influence du langage sur la pensée. Avant tout il est nécessaire de comprendre que l’utilisation du langage vise plusieurs objectifs dont un qui nous intéresse plus particulièrement ici : la communication. Dans la mesure où l’ILS intervient pour des problèmes de langues (les personnes en présence ne parlent pas la même langue quel que soit la modalité), le cœur de son métier est guidé par des questions de communication et d’interaction entre les individus. La définition de la communication qui sous-tend notre raisonnement est tirée de Degueldre (2002 : 60).
Enfin, nous mettrons une attention particulière à définir le concept d’image et de représentation, un moment important pour ne pas tomber dans le piège d’admettre l’existence d’une pensée visuelle en LSF parce que la langue des signes est perçue visuellement. En effet, lorsqu’en langue des signes, nous produisons le signe lexical [TABLE] ou [ELEPHANT], l’animal ou l’objet n’est pas réellement devant nous. Percevoir un objet du monde et percevoir un signe (comme faisant référence à autre chose que lui-même) sont deux opérations cognitives de valeur différentes. Dans le vocabulaire des tuteurs interprètes, « pensée visuelle » s’utilise davantage pour encourager l’étudiant interprète à utiliser les transferts/prise de rôle afin de devenir pleinement le locuteur qui s’exprime. Ce détour par les mots nous servira de tremplin pour tester la pertinence et/ou l’obligation de l’utilisation des représentations mentales dans le processus interprétatif.

Penseur visuel versus penseur verbal

Les écrits sur l’autisme attestent d’une forme de pensée visuelle opposée à une pensée verbale. Grandin (2009), elle-même autiste, témoigne de l’utilisation de la pensée visuelle dans sa vie de tous les jours où les mots sont des images dans son esprit : « I think in pictures. Words are like a second language to me. I translate both spoken and written words into full-color movies, complete with sound, which run like VCR tape in my head. When somebody speaks to me, his words are instantly translated into pictures. Language-based thinkers often find this phenomenon difficult to understand but in my job as an equipment designer for livestock industry, visual thinking is a tremendous advantage. »
Si le fait de penser avec des images fait l’objet ici d’une clarification conceptuelle, penser avec des mots n’est pas moins complexe pour autant. Selon cette définition, la pensée s’organise soit avec des mots, soit avec des images. Cependant, il semblerait que tout ne soit pas aussi tranché. Les mots de la langue peuvent être appréhendés de différentes manières : soit les mots forment des images dans l’esprit de celui qui parle/entend un discours et par la suite ces images se combinent entre elles, soit ils restent sous la même forme qu’ils ont été entendus, comme une trace ou encore sous forme de lettres qui se succèdent (pour les langues ayant un système d’écriture). D’où la dichotomie introduite déjà dans le titre de ce paragraphe entre penseur visuel et penseur verbal. Pour aller un peu plus loin, Donville (2010) explique que la pensée verbale est conceptuelle et consiste en un jugement de la part du sujet sur le monde perçu ; la pensée visuelle donne une vision du monde par le biais d’un sujet qui ne le juge pas mais constate ce qui s’y trouve. En s’appuyant sur Arnheim (1976), elle développe l’idée que la pensée verbale permet l’abstraction induite par la généralisation alors que la pensée visuelle ne généralise pas. Pour illustrer cet argument, si en me promenant dans la rue, je rencontre un chien et que par la suite je souhaite rapporter cette expérience, je vais pouvoir le faire en utilisant les mots disponibles dans la langue et avoir une image en tête de l’expérience que j’aurais vécue. Mais si je suis dans une conversation qui traite de l’abandon des chiens au moment de la période estivale, je ne vais pas obligatoirement avoir dans la tête l’image particulière du chien que j’aurais croisé quelques jours plus tôt. J’aurais certainement une image de chien à l’esprit mais celle ci sera générique, peu importe la race du chien, sa grandeur, sa couleur, etc. Au contraire, pour Grandin (1997 : 29) « le concept de chien est inextricablement lié à chacun des chiens qu[‘elle a] connus dans [sa] vie » et de même « [elle] n’a pas d’image générique de danois ». L’image mentale qui viendra à son esprit lorsqu’elle parlera ou pensera à un chien danois résultera du passage en revue de tous les chiens danois qu’elle aura rencontrés. Les souvenirs ont donc un très fort impact dans la conceptualisation du monde. Par opposition à la généralisation définit dans le Trésor de la Langue Française informatisé comme une « opération mentale qui consiste à former des idées générales en intégrant sous le même concept les caractères communs à plusieurs objets singuliers », les penseurs visuels fonctionnent par association. Les processus cognitifs mis en place pour traiter l’information ne sont pas les mêmes, les données doivent être perçues individuellement et de manière singulière avant de pouvoir atteindre une idée générale.
Cependant, le penseur visuel a accès à l’abstraction car, comme le mentionne Grandin (1997), si cela est plus difficile, un moyen de comprendre des termes comme paix ou honnêteté est de les associer à des images concrètes si bien « [qu’]une image visuelle ou un mot est relié à une expérience ». Ainsi, l’honnêteté est représentée pour Grandin (1997) par une femme qui a rendu son porte monnaie – avec tout l’argent qu’il contenait à la personne qui l’avait perdu. De ce point de vue-là, il est très difficile de sortir d’une forme d’intériorité très personnelle et subjective car les mots sont d’emblée dénués de sens. Pour qu’ils prennent sens, ils doivent être reliés à une situation concrète symbolisée par une image mentale finale emmagasinée dans la mémoire.
Tout comme l’écrit Donville (2010), la pensée visuelle suit les règles d’une logique associative et même un penseur visuel non autiste a besoin pour se représenter l’idée de froid de « voir dans sa tête une glace ». Un point important doit être soulevé ici : autiste ou non, la capacité à se représenter une idée, un concept semble être inhérente à la réflexion humaine. Nous développerons ce point par la suite dans notre démarche pour comprendre si les Sourds sont davantage soumis aux représentations visuelles. Son explication se poursuit comme ceci.
Jusqu’à présent, nous avons abordé comment se construisait, de l’intérieur, dans l’esprit des personnes autistes, une image mentale selon une logique associative des éléments perçus physiquement dans un temps donné. Nous n’allons pas développer davantage sur les conséquences démontrées par Donville (2010) de la pensée visuelle sur le rapport à l’environnement, le comportement en société, la gestion des émotions qui ont trait à la compréhension de l’autisme en général. Nous allons poursuivre l’analyse en dégageant les conséquences possibles des affirmations énoncées précédemment sur la langue des signes et le mode de pensée des Sourds.
La première conséquence porte sur l’affirmation que la pensée visuelle s’affranchit de la langue pour fonctionner et que la collection d’images en tout genre peut, par la suite, donner lieu à une création atypique et révolutionnaire. Albert Einstein est souvent cité comme étant un penseur visuel (Grandin 1997, Sacks 1996) mais il n’était pas le seul. Nikola Tesla était un penseur visuel qui, avant de créer une turbine électrique, passait par une construction mentale de l’objet . Il semble donc que les mots de la langue soient vains lorsqu’il s’agit d’expliquer ou de concevoir un objet et que c’est par la représentation mentale qu’il est possible d’y accéder. Affirmer qu’il est possible de penser sans les mots de la langue comporte un risque pour la reconnaissance de la langue des signes en tant que langue à part entière. Selon les termes des définitions données plus haut, le risque est que la LSF retombe dans la controverse du Congrès de Milan et retrouve son statut historique à savoir qu’elle n’est pas une « vraie » langue. En effet, David Buxton , délégué anglais présent au congrès écrit.

Quelle pensée pour quel(s) sens ?

La vue est l’un des sens particulièrement mis en avant dans cette étude. La place accordée à la perception sensible au cours des siècles s’est beaucoup transformée (Gélard et Sirost 2010 ; Guitteny 2004 ; Howes 2010) : tantôt décriée (les sens sont trompeurs), tantôt hiérarchisée en catégorie (le son est perçu par l’ouïe, les images par la vue, les saveurs par le goût, etc.) ou en préférence (l’ouïe permet l’élévation de l’âme, l’accès à l’intelligence, la vue et le toucher symbolisent les plaisirs du corps et sont bannis par le christianisme) ou encore porteuse de messages du monde qui nous entoure. Cette topographie des sens et l’idée de hiérarchie héritée des aspects sociaux-culturels du passé se retrouvent ici pour sonder la nature du concept de pensée visuelle. La vue est considérée comme le sens primordial par lequel les Sourds pensent. Mais pense-t-on par « un sens » ? Ainsi, nous supposons que les Sourds utilisent davantage la vue que ceux qui entendent ce qui aurait des conséquences sur le mode d’être et l’organisation cérébrale. Dans la mesure où nous admettons que c’est par nos perceptions sensorielles que nous construisons notre rapport au monde, le traitement de l’information semble s’effectuer par l’entremise d’un organe, le cerveau.
Il est courant, pour des besoins théoriques, de vouloir séparer les objets d’études, de sérier les éléments dans le but de fournir une analyse précise. De cette manière, les études scientifiques sur le cerveau démontrent bien les régions activées lors d’une activité particulière ou même les zones réservées à tel type de tâche. Ainsi, si tant est que la pensée puisse être localisée dans un organe physique particulier, la tradition veut que le cerveau soit le siège de la faculté de penser. Il y aurait donc une matérialité de la pensée localisée dans le cerveau qui est constitué de quatre zones : le lobe frontal est responsable des émotions, du raisonnement, du mouvement ; le lobe temporal se charge de l’audition et de la mémoire ; le lobe pariétal s’occupe de la compréhension du langage, de la douleur et des sens comme le toucher ou le goût ; et enfin le lobe occipital intervient dans le champ de la vision pour la reconnaissance des couleurs par exemple (Corbeil 2012). De plus, l’asymétrie traditionnelle entre l’hémisphère droit responsable des images et de leur transformation et de l’espace et l’hémisphère gauche chargé du langage (Bruyer 1986, Kosslyn 1990) finit de parfaire cette dichotomie entre « pensée-images » et « pensée-mots ». Grandin (2009) mentionne des études sur l’observation du flux sanguin lors d’une activité de visualisation (la personne devait s’imaginer en train de se promener dans son quartier). Il ressort que le flux sanguin est beaucoup plus important dans le cortex visuel ce qui témoigne de l’activité du cerveau. Si des études attestent d’une organisation différente pour le langage et les images, nous ne savons pas pour l’heure si des études ont été menées sur les penseurs visuels et verbaux et si les zones activées sont fondamentalement différentes. Ce que nous pouvons conclure cependant de l’organisation cérébrale sur le statut des langues signées s’établit comme suit : si le fonctionnement de la LSF se fait par une manipulation d’éléments perçus par la vue, des images reproduites par des gestes du corps, alors il semblerait que, physiquement parlant, la LSF ne soit pas une langue de par une impossibilité physiologique. Une langue vocale et une langue signée n’activeraient donc pas les mêmes zones du cerveau.

La représentation mentale ou le fondement même de la pensée

Ce paragraphe s’inscrit dans la continuité d’une remise en question du terme de « pensée visuelle » comme étant le fondement même de la culture sourde et nécessaire à l’interprétation. Les paragraphes précédents ont tenté de montrer les limites de l’attestation d’une forme de pensée visuelle et surtout les conséquences que cela pouvait engendrer sur le statut de langue difficilement accordé à la LSF au cours des siècles derniers. Si nous avons admis que la pensée était une activité de l’esprit qui vise à comprendre, à connaître et à se projeter dans le monde environnant grâce notamment à la perception, nous pouvons aller encore plus loin et entrevoir la pensée selon une dynamique liée au corps (Andrieu 2002). Ainsi, selon cet auteur, la pensée ne peut pas être localisée dans une partie du corps car c’est un processus qui s’organise autour de ce que le corps perçoit des données sensibles pour ensuite accéder à un niveau d’abstraction : « Mais la pensée ne peut être directement localisée puisqu’elle est issue d’un processus dynamique. […] la pensée ne réside pas dans une partie localisable du corps car le corps s’organise lui-même se réfléchit lui même en produisant son niveau de mentalisation, que nous séparons de manière abstraite en l’instituant comme pensée. » (Andrieu 2002 : 29-31)
Il semble donc que la pensée ne dépende pas d’une capacité sensorielle particulière mais se trouve incarnée dans un corps pensant, dans le sens où l’acte de percevoir est un acte de conscience de soi en train de percevoir et des contenus perçus. La conscience que j’ai de mon action de percevoir le monde grâce à mes sens me donne la possibilité d’abstraire les idées du monde sensible, de sortir de la singularité de mon expérience personnelle pour la partager ensuite grâce au langage. Pour conclure, en tant que processus, la pensée, souvent localisée dans le cerveau, ne peut se confondre avec un sens en particulier. Il est préférable de l’envisager dans sa fonction dynamique et représentative. Essayer de comprendre ce qu’est l’essence même de la pensée est une entreprise délicate tant le processus est différent en fonction des individus, de l’époque, des catégories socioculturelles. Pour revenir à notre problématique de la pensée visuelle en LSF, nous pouvons nous appuyer sur le travail de Sero-Guillaume (2008) qui avance l’idée qu’il n’y a pas de « logique visuelle » en LSF. Nous trouvons dans son ouvrage le cœur même de notre démonstration : « La représentation cognitive, qui sous-tend toute activité de langage, n’est pas réductible au canal qu’elle utilise pour s’exprimer »Sero-Guillaume (2008 : 136). Si le terme de « représentation » a été largement utilisé, il convient d’en distinguer deux types : la représentation construite par l’esprit en dehors de toute situation de communication et la représentation suscitée par le discours. Nous détaillerons cette différence essentielle à la compréhension de notre propos au chapitre trois. Cette citation illustre bien ce que nous avons tenté de démontrer tout au long de ce premier chapitre. La représentation mentale est un haut degré d’abstraction de la pensée, déjà présente dans la première définition que nous avons donnée. Ce degré d’abstraction confère à l’individu un pouvoir de connaissance de toutes les choses du monde. La capacité à créer des images mentales peut être conçue comme le fondement même de la pensée, alors.

L’EXPRESSION D’UNE PENSÉE VISUELLE EN LANGUE DES SIGNES

Le chapitre précédent a abordé la question de la pensée visuelle selon des angles d’étude spécifiques et les conséquences pour la langue des signes ont été également mentionnées. Ce deuxième chapitre met en valeur la notion en question dans la littérature sur les langues signées. Nous développerons en détail ce qui est entrevu dans la notion et son utilisation dans la langue.

Le postulat d’une logique visuelle

La pensée visuelle selon Guitteny (2006)

Pierre Guitteny est un ILS expérimenté qui fait partie de la première génération d’interprètes professionnels ayant de surcroît contribué à l’élaboration du code éthique de la profession . Nous avons choisi de dédier un paragraphe à la conception de la pensée visuelle selon le travail qu’il a effectué dans sa thèse concernant le passif en LSF (2006) mais aussi en s’appuyant sur son mémoire de DFSSU (2004) qui s’est focalisé uniquement sur l’iconicité et la pensée visuelle. Son propos établit un parallèle entre pensée visuelle et qualité d’interprétation. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de consacrer une sous-partie au développement de son point de vue. L’implication entre ces deux notions est floue et demande à être interrogée. Guitteny (2006) propose de redonner toute sa place à « l’image » souvent décriée dans la littérature scientifique pour la mettre à profit dans sa conception de la pensée visuelle en langue des signes. Elle est analysée sous le prisme de la figurabilité des langues signées en exploitant les études sur les dessins et les schémas. Il fonde majoritairement son propos sur l’apport du champ des neurosciences et de la psychologie cognitive. Son explication permet de révéler l’immense potentiel des structures de grande iconicité (par un procédé de transfert, le locuteur qui s’exprime s’efface pour laisser la place à un autre qu’il soit animé ou inanimé). Son analyse tend à s’affranchir de la pauvreté conceptuelle souvent associée à l’image. Que signifie alors pour lui le terme de « pensée visuelle » ? atteignent leur limite lorsqu’il s’agit d’expliquer certains concepts. Passer par un support imagé donne alors une compréhension globale du concept en question : « L’idée que le langage est le code par excellence, et que tout transite par lui par l’effet d’une inévitable verbalisation, est une idée fausse […]. Il suffit de considérer des ouvrages de physique, de chimie, de mathématique, de technologie, pour constater qu’ils sont envahis par les schémas et les dessins. Imaginet-on un traité de zoologie sans dessins ? On peut même douter qu’il soit possible de faire comprendre par
le discours exclusivement, disons la structure chimique du DDT ou la double hélice de l’ADN. En fait, la notion d’hélice ne peut guère être communiquée que par un dessin ou un par un geste, et le mot hélice sert simplement à déclencher la représentation mentale de cette configuration. »
C’est grâce à l’image ou plutôt à une représentation imagée qu’il est possible de comprendre un concept scientifique aussi compliqué que l’ADN. Guitteny (2006) ajoute également qu’il est tout à fait possible de concevoir qu’un entendant à qui il serait demandé ce qu’est un escalier en colimaçon accompagnerait son explication par un mouvement co-verbal de la main pour étayer son discours. A un niveau de constitution et d’assimilation des connaissances, l’image joue un rôle primordial. Il est important de garder ce point en tête car il sera repris dans notre critique.
D’autre part, Guitteny (2006) présente le résultat de tests menés sur le fonctionnement cognitif pour démontrer qu’il y a deux structures de pensée possibles : « ceux qui pensent sur un mode visuel et ceux qui organisent leur pensée sur un mode prioritairement verbal » (Guitteny 2006 : 109). Une image complexe avec plusieurs éléments différents a été soumise aux participants de ces tests pour ensuite leur demander de ré-exprimer ce qu’ils avaient vu sur l’image d’après leur souvenir. Il ressort que certains se sont exprimés selon un mode visuel (localisation des éléments dans l’espace, les uns par rapports aux autres selon la taille, la couleur, etc.) et d’autre selon un mode verbal (description chronologique et narrative). Pour donner un exemple de ce qui pourrait se passer en langue des signes, Guitteny (2006) reprend celui proposé par Arnheim (1969) : « Il est maintenant 3h40. Quelle heure sera-t-il dans une demi-heure ? » Pierre peut procéder comme suit : une demi-heure équivaut à 30 minutes, il faut ajouter 30 à 40. Comme une heure comporte 60 minutes, les 10 minutes qui restent sont reportées sur l’heure qui suit et Pierre donne le résultat de 4h10. Paul lui visualise une horloge et voit qu’à 3h40, l’aiguille désignant les minutes est orientée obliquement à gauche de l’unité des 30 minutes. Il coupe le disque en deux et reporte la même orientation de l’aiguille, obliquement à droite et il arrive au résultat qui est 4h10. Guitteny (2006) conclut : Paul a pensé  »visuellement ». Il rappelle qu’en langue des signes, les deux méthodes sont possibles mais que la langue des signes « privilégiera les représentations pouvant plus facilement être placées dans l’espace de signation ». Pour donner plus de matière à ce qu’il appelle « pensée visuelle » en langue des signes, il poursuit page 127 : « Une pensée visuelle, dans son expression première, commencera par dresser un cadre, avant d’indiquer la ou les personnes concernées, puis les actions qu’elles effectuent (ou subissent). » Il y a donc un cheminement dans la pensée visuelle, un raisonnement qui s’organise de la manière suivante (selon l’exemple de l’article 2 de la loi du 11 février 2012-102).

La motivation du signe linguistique

Le signe linguistique, tel que Saussure (1964 : 98-101 ) le caractérise, est marqué par une relation arbitraire entre le concept (signifié) et l’image acoustique (signifiant) : « Le lien unifiant le signifiant et le signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire. » Dans le cas spécifique de la langue des signes, cette définition doit être reprécisée. La langue est motivée : « il y a une relation non arbitraire entre les gestes produits et la signification des signes » (Risler 2011). Par motivation, il faut comprendre qu’il est possible de percevoir un lien entre ce qui est vu et ce à quoi il fait référence, par exemple pour le signe lexical [ELEPHANT], la main du signeur placée au niveau du nez puis se balançant d’avant en arrière est la trace perceptive d’un processus de sélection du réel (parmi toutes les caractéristiques de l’éléphant, celle de sa trompe s’est imposée) et de rétention d’un trait pertinent pour l’entité désignée. Ainsi, le geste formé par la main s’articule selon cinq paramètres : la configuration des mains, l’orientation, l’expression du visage, l’emplacement et le mouvement qui renvoie à la manière de le produire, d’un point de vue phonétique. Les paramètres du geste concourent à l’articulation correcte de celui ci, ils n’ont pas de sens en eux-mêmes. Le geste est le matériau qui porte et renvoie à une signification. Cependant, la main n’est pas la seule à être soumise à différentes articulations comme le montrent les paramètres qui renvoient au corps et à l’espace. La différence entre « geste » et « signe » est importante pour notre propos. La citation ci-dessous permet de conclure simplement le propos.

Les contraintes de la modalités visio-gestuelle

Lors de l’apprentissage de la langue des signes, les cours sont bien souvent orientés selon un aspect, celui du jeu d’acteur où il faut faire comme si nous étions tour à tour, un animal, un humain, un objet. Adopter le point de vue de celui qui s’exprime et pouvoir porter toute la précision corporelle dans les mouvements et dans la finesse des expressions du visage est bien souvent perçu comme le signe d’un haut niveau de maîtrise de la langue. Il y a donc un impact direct de cette représentation autour de la langue pour l’ILS dont le métier porte justement sur la maîtrise parfaite de ses langues de travail. Nous allons dans les deux sections suivantes aborder la question de la visée illustrative et voir les conséquences de ces choix sur l’interprétation pour ensuite aborder la prise de rôle non plus comme un choix possible mais comme un élément syntaxique indispensable pour s’exprimer en LSF. Ensuite, nous verrons que c’est à partir de l’inscription des entités linguistiques dans l’espace découlent les structures syntaxiques de la langue.

La spatialisation

Nous avons vu dans un premier temps en quoi la langue des signes était incarnée, le corps du signeur marque physiquement l’origine du point de vue porté sur l’événement qui est donné dans l’énoncé. Dans une langue à modalité visio-gestuelle, la localisation dans l’espace et la construction spatiale des relations syntaxiques sont des points grammaticaux absolument indispensables et inhérents à la langue. L’image souvent retenue est celle des mains comme seuls articulateurs de la langue. Cependant, comme l’a noté Risler (2011 : 6) : « la seule succession des signes ne suffit à composer la parole gestuelle. » Le regard, le mouvement du buste, de la tête, les expressions du visage sont autant de paramètres non manuels à prendre en compte pour une analyse précise. Tout ceci se construit dans un espace qui comporte des éléments lexicaux et syntaxiques. Le discours s’organise spatialement et l’inscription dans l’espace d’un élément (par le regard, des pointages) permet de construire des relations syntaxiques. En LSF, c’est la construction spatiale qui relie les arguments de la structure prédicative.
Au fur et à mesure que nous avançons pour expliquer si la pensée visuelle est bien à l’œuvre en langue des signes, une différence fondamentale doit être remarquée entre ce qui est vu et ce qui est construit. Si une différence a pu être établie entre geste et signe, une autre doit également apparaître concernant la spatialité de la langue, entre espace physique et espace de signation. En premier lieu, l’espace du signeur peut se concevoir comme suit.

 

 

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Table des matières

Résumé
Remerciements
Introduction
1. La pensée visuelle, un autre rapport au monde
1.1. Objectifs généraux
1.2. Penseur visuel versus penseur verbal
1.3. La pensée visuelle en psychologie
1.4. Quelle pensée pour quel(s) sens ?
1.5. La représentation mentale ou le fondement même de la pensée
2. L’expression d’une pensée visuelle en langue des signes
2.1. Le postulat d’une logique visuelle
2.1.1. La pensée visuelle selon Guitteny (2006)
2.1.2. Retour sur l’iconicité
2.1.3. La motivation du signe linguistique
2.2. Les contraintes de la modalités visio-gestuelle
2.2.1. La scénarisation du discours
2.2.2. La prise de rôle
2.2.3. La spatialisation
3. D’une philosophie de l’esprit à une théorie de la communication
3.1. Le concept d’image
3.1.1. L’imagerie mentale
3.1.2. L’image versus le percept
3.2. Les représentations utilisées par l’interprète français/LSF
3.2.1. Les représentations imagées du monde perçu
3.2.2. Les représentations imagées suscitées par le discours
3.3. La finalité possible du langage : la communication
4. Conséquences pour l’interprétation F/LSF
4.1. Le processus interprétatif en détails
4.1.1. Les différentes phases
4.1.2. Le sens non-verbal de la déverbalisation
4.1.3. La déverbalisation en tant qu’élaboration et transposition de schémas
4.2. L’interprétation, une action plurielle
4.2.1. La fidélité au discours
4.2.2. Quand les canons de la langue se heurtent à l’intention du locuteur
4.2.3. La pensée visuelle, assurance d’une interprétation de qualité ?
4.3. De la théorie à la pratique
4.3.1. La portée didactique et pédagogique de la représentation visuelle
4.3.2. Vers un protocole expérimental
Conclusion
Bibliographie

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