L’exploitation de l’arctique : un rêve ou une réalitépour la fédération de russie ? 

UNE GÉOGRAPHIE COMPLEXE CONDITIONNANT LA PUISSANCE DE LA RUSSIE

Un territoire aux multiples ressources

Une diversité de richesses concentrées en Sibérie

Les principales sources de richesse de la Russie sont liées à son territoire et plus précisément à ses ressources naturelles. Ses ressources sont majoritairement présentes en Sibérie, soit la partie asiatique de la Russie, représentant plus des trois quarts de la totalité du pays (Hill, 2004, p. 324).
La Sibérie se présente donc comme le principal réservoir de ressources naturelles de la Russie.Ces espaces sibériens se distinguent par leur situation géographique : à la fois en Europe, en Asie et en Arctique, la Sibérie représente une sorte de « pont continental entre l’Europe et l’Asie-Pacifique » (Radvanyi, 2013) (se reporter à la carte n°1). S’agissant de l’Arctique, l es autorités russes sont souveraines sur environ 40% des territoires arctiques, ce qui fait de la Fédération de Russie un acteur clé dans la région. Le pays est en effet traversé par le Cercle Polaire Arctique, au nord de la Sibérie, englobant ses 22 600 kilomètres de côtes, au-delà du parallèle 66° 34’03’’, au Nord de l’Equateur (Eiffling, Struye de Swielande, 2011, p. 8).LaRussie compte ainsi près de 15% de son territoire au-delà du Cercle Polaire, soit environ un cinquième de son territoire (Commission des affaires européennes sur les stratégies européennes pour l’Arctique. Sénat, 2014, p. 56). Au XVIII ème siècle, le savant russe, Mikhail Lomonosov, aurait affirmé qu’à l’avenir, la puissance russe dépendrait de la Sibérie et de l’Arctique. Force est de constater la résonance de ses paroles dans le contexte actuel. A l’époque, ce dernier avait tout à fait saisi l’importance de ces régions pour le développement de la Russie (Hill, 2004, p. 324 ; Radvanyi, 2013). Qu’il s’agisse de la zibeline – largement chassée pour sa fourrure lors de la conquête tsariste –, du diamant, de l’or ou des gisements de gaz et de pétrole, la Sibérie s’est toujours distinguée par ladiversité et l’immensité de ses ressources naturelles. Elle recèle par exemple 80% des réserves russes de charbon, des quantités équivalentes en métaux précieux et en diamant, et plus de 40% des ressources en bois de construction de l’Etat russe (Hill, 2004, p. 324). Toutefois c’est plus précisément en Sibérie arctique, notamment au-delà du Cercle Polaire, que se trouvent certains métaux et pierres particulièrement précieuses. De fait la Sibérie arctique relève d’une importance indubitable pour l’économie de l’ensemble de la Russie. Elle représente par exemple 90% des réserves russes d’apatites , situées dans quatre régions : la péninsule de Kola, la péninsule de Taimyr, la Iakoutie ou République de Sakha, et enfin l’okrug autonome de Tchoukotka (se reporter à la carte n°2).En Arctique russe se situent également 85% des réserves nationales de nickel, et 60% des réserves nationales de cuivre. Celles-si sont plus exactement localisées dans la péninsule de Kola et à Norilsk – au sud de la péninsule de Taimyr. La péninsule de Taimyr, la Iakoutie et l’oblast de Magadan possèdent également d’importants gisements d’or et d’argent. Le nord de la Iakoutie et la péninsule de Taimyr recèlent en outre de grandes mines de diamant ( Commission del’économie, du développement durable et de l’aménagement du territoire. Sénat, 2009, p. 38 ; Hill, 2004, p. 324 ; Marchand, 2008, p. 7).A l’échelle mondiale, la Sibérie représenterait ainsi une part immense des ressources naturelles connues sur la planète :7% des réserves connues de platine, 9% de celles de charbon et de plomb, 10 % de celles de pétrole, 14 % du molybdène, 21 % du nickel et 30 % de celles en gaz naturel (Radvanyi, 2013). Toutefois si l’exploitation de l’ensemble de ces ressources naturelles participe à la santé économique de la Russie, c’est principalement les réserves en gaz et en pétrole de la Sibérie arctique qui constituent le cœur économique du pays. A l’heure actuelle, plus de 80% des réserves prouvées du pétrole arctique, et plus de 99% des réserves prouvées du gaz arctique, sont produits par la Russie (Arctic Monitoring and Assessment Programme [AMAP], 2010, p. 269).La figure n°1 présentée en page 15 montre bien combien le poids de la Russie est important dans la production d’hydrocarbures de la région arctique.

L’adaptation à un milieu vaste et hostile : une mise en scène du pouvoir

Un territoire immense : artifice de puissance ?

Depuis le premier mandat de Vladimir Poutine comme chef d’Etat de la Fédération de Russie, puis depuis ses réélections en 2004 et en 2012, celui-ci vise à réaffirmer la puissance de l’Etat russe.
Ainsi il renforce le pouvoir central et cherche à présenter la Russie comme un acteur entreprenant et influent sur la scène mondiale (Kropotkine, 2005). Pour le chef d’Etat russe, il s’agit de flatter le nationalisme et de rallier la population russe à ses idées, et ce en façonnant une image du pays de telle sorte que sa population se représente Moscou tel un Etat puissant. Depuis l’année 2000, les réélections de Vladimir Poutine se sont déroulées dans un climat de relatif consensus. En effet, il semble que la population nationale soit relativement réceptive à la politique du chef d’Etat, et qu’elle manifeste même un fort sentiment d’admiration par rapport à l’ambition du Kremlin. Afin de renforcer cette adhésion, voire cette admiration de la population russe pour la politique du gouvernement Poutine, le chef d’Etat souhaite affirmer le potentiel de puissance de la Russie via la maîtrise de son territoire, singularisé par son immensité et ses contraintes climatiques extrêmes.
Le président Poutine justifie ainsi la nécessité d’une re-centralisation du pouvoir pour un contrôle renforcé du territoire russe (Kropotkine, 2005). Cette volonté du gouvernement de conquérir le territoire national afin d’y affirmer son pouvoir n’est pas une stratégie nouvelle. En Russie, la gestion du territoire constitue l’histoire du pays. En effet l’Etat russe s’est bâti en suivant les mouvements de conquête des terres, et a tenté d’imposer la domination du centre politique sur les espaces nouvellement découverts. Du pouvoir tsariste au pouvoir soviétique, la puissance russe s’est ainsi forgée sur sa capacité à contrôler l’espace et ses ressources (Mendras, 1996). Dès 1927, de nombreuses annexions sont orchestrées par l’Union soviétique sur le territoire arctique. Le chef d’Etat Joseph Staline entend alors placer l’Union des républiques socialistes soviétiques sur le devant de la scène, et donner à voir le régime soviétique comme « symbole de modernité et de domination de la nature » (Foucher, 2014, p. 79). Dans les années 1950, les explorations puis l’exploitation des gisements de gaz et de pétrole dans les régions arctiques de Sibérie, ont par la suite déclenché le développement de villes ex-nihilo dans ces régions polaires particulièrement inhospitalières de la Sibérie, mais surtout de l’Arctique ( Commission des affaires européennes sur les stratégies européennes pour l’Arctique. Sénat, 2014, p. 21). Or ces espaces sont caractérisés par les contraintes du froid et la nature particulière du sol, conditionnée par le permafrost (ou pergélisol) et la sismicité (Hou, 2014). Les contraintes naturelles induisant également des contraintes humaines,il a été nécessaire d’offrir des privilèges tels que des salaires élevés et des primes dites « Grand Nord » pour attirer la main-d’œuvre autour des sites de forage de la Sibérie arctique. Cependant la négligence du gouvernement russe concernant l’aménagement d’infrastructures sociales telles que des logements et des crèches, a découragé les travailleurs de s’établir dans le Grand Nord sibérien. Un phénomène de migration négative s’est alors enclenché.
En effet les travailleurs venaient s’installer uniquement dans le but de bénéficier des privilèges « Grand Nord ». Ainsi, après avoir accumulé un pécule conséquent, les travailleurs repartaient ensuite dans leurs régions d’origine.
Cette stratégie s’est donc avérée un échec, d’autant plus qu’ à la fin du régime soviétique, les privilèges ont été dans la plupart des cas abandonnés. Cela a de fait accéléré le retour massif de ces travailleurs du Grand Nord sibérien en Russie d’Europe, ne trouvant alors plus leur intérêt en Arctique (Radvanyi, 2013). Aujourd’hui, la Sibérie est toujours marquée par sa très faible population, d’autant plus au delà du Cercle Polaire : en 2011, l’ensemble de la Sibérie – soit plus des trois quarts du territoire russe – compterait près de 38 millions d’habitants soit seulement 28% de la population russe, et présenterait une densité très faible soit environ trois habitants au kilomètre carré . Bien que les gisements d’hydrocarbures présents dans les régions situées à l’extrême nord de la Sibérie aient été les premiers découverts, et qu’ils soient aujourd’hui parmi les plus importants, les conditions de vie extrêmes qu’imposent les régions arctiques n’attirent pas la population à s’y installer. C’est donc notamment du fait d’un cruel manque de main-d’œuvre sur place que les activités d’extraction d’hydrocarbures y sont aujourd’hui si peu développées.

La fragilité des espaces arctiques

Les territoires du Grand Nord sibérien sont de surcroît particulièrement vulnérables voire dangereux. Cela est par exemple le cas dans l’okrugautonome de Iamalo-Nénétsie qui regorge de réserves de gaz naturel considérables, mais dont la localisation géographique et les conditions climatiques sont particulièrement extrêmes. En effet le permafrost riche en glace qui y est généralisé est vulnérable à l’érosion thermokarstique. Des trous, des effondrements locaux ainsi que des ravins sont alors susceptibles d’être crées, C’est la raison pour laquelle les compagnies gazières sont réticentes à investir dans le développement d’opérations d’extraction sur ce sol. Elle considèrent ces territoires comme étant incertains et instables, à des fins d’ingénierie et de développement d’infrastructures telles que des routes, des ponts et des pipelines (Nelson et al., 2001, cités par Kumpula, Forbes, Stammler, 2010, p. 168). Le réchauffement climatique, d’autant plus manifeste au-delà du Cercle Polaire, exacerbe aujourd’hui cette érosion thermokarstique. Toutefois ce phénomène d’érosion n’est pas nouveau, il se développe en réalité depuis les années 1960, alors qu’étaient entreprises les premières explorations de gisements d’hydrocarbures dans les régions polaires de Sibérie comme dans le YNAO et le NAO. Les études géologiques menées à travers la toundra, pour recenser les gisements de pétrole et de gaz, sont alors effectuées à l’aide d’un lourd dispositif de forage laissant de fait des empreintes nettes et définitives sur le permafrost (Forbes et al., 2001, cités par Kumpula, Forbes, Stammler, 2010, p. 166). En outre, si les opérations de forage entreprises dans les zones boréales et les zones subarctiques ont bénéficié d’un accès facilité, grâce aux routes et aux voies ferrées existantes au sud, les relevés et les opérations de forage réalisées plus au nord, au-delà du Cercle Polaire, ont elles exigé un volume faramineux en nouvelles infrastructures, incluant la création de pipelines, l’aménagement de routes et de réseaux ferroviaires. L’ensemble de ces opérations de forage et d’aménagements d’infrastructures a ainsi déclenché une forte érosion thermokarstique, fragilisant ainsi la stabilité du sous-sol de ces régions arctiques, et ce dès les années 1960 (Kumpula, Forbes, Stammler, 2010, p. 166).

Le développement de la Sibérie : un défi pour Moscou

La Sibérie représente la pierre angulaire de la Russie. Elle conditionne en effet son développement par l’immensité de ses réserves en ressources naturelles, dont une large part reste encore à découvrir. Ainsi la Russie détient un immense potentiel de richesse, d’autant plus grand que les espaces sibériens sont vastes. Le président Vladimir Poutine a l’ambition de redonner sa part de prestige à la Russie, et de réaffirmer son rôle de puissance mondiale. Le président russe souhaite montrer la puissance de son pays en mettant en scène les capacités de la Russie, pour conquérir et maîtriser l’ensemble de son territoire, notamment ses côtes arctiques si peu hospitalières. Cependant cette ambition du Kremlin est nettement freinée par les contraintes qu’impose la Sibérie arctique. En effet ses conditions climatiques polaires et la vastitude de ses espaces, empêchent la Russie d’entreprendre des opérations de forage de grande envergure. Ainsi malgré la richesse de la Sibérie, l’exploitation du gaz et du pétrole russe est limitée. C’est notamment ce paradoxe qui entrave principalement le développement économique de l’Etat. Effectivement, le développement de la Sibérie a toujours constitué un incroyable défi pour les autorités russes, et cela demeure l’objet de débats houleux tant au niveau fédéral qu’au niveau régional. Le maintien de ses villes et de ses entreprises industrielles – la plupart crées durant l’ère soviétique – représentent une perte substantielle dans le budget actuel de la Russie. En effet ses industries sont aujourd’hui en déliquescence (Hill, 2004, p. 326). Le manque d’investissement dans le développement de la Sibérie pourrait donc poser des difficultés majeures pour l’avenir. Si au début du XX ème siècle, le défi pour la Russie était d’ouvrir et de conquérir la Sibérie, dorénavant il s’agit de savoir comment développer cet espace sur des bases nouvelles et durables pour l’avenir. Quoiqu’il en soit, il est certain que l a Sibérie demeurera un lourd fardeau pour l’Etat russe et la santé de son économie. Malgré la richesse de ses ressources, la Sibérie pourrait donc devenir un véritable frein au développement de la Russie, d’autant plus accentué si les prix du pétrole s’effondrent de façon concomitante avec la production russe (Hill, 2004, p. 326). Or en 2016, cette conjoncture semble de plus en plus probable. Cette difficulté du développement de la Sibérie est également soulignée par le géographe Jean Radvanyi, dans son article « La Sibérie, eldorado russe du XXIe siècle ? » publié en 2013 dans un des trimestriels de la Revue internationale et stratégique : « la Sibérie représente bien un eldorado potentiel pour la Russie. Mais il n’est pas sur que la stratégie actuellement engagée permettre son développement » (Radvanyi, 2013). Néanmoins, la Russie ne manque pas d’ambition concernant le développement de sa production d’hydrocarbures. En effet, malgré les contraintes imposées par le climat polaire de la Sibérie, le gouvernement russe envisage d’ici 2050 de produire une partie de son gaz et de son pétrole, non plus seulement onshoremais également offshore, au large des côtes sibériennes, en Arctique. En effet, il semblerait que les réserves d’hydrocarbures y soient encore plus considérables. Cependant la Russie a t-elle réellement les capacités de mener de tels projets ? N’est-ce pas davantage une stratégie de la part de Moscou pour impressionner les Etats occidentaux et pour affirmer sa puissance et son influence dans le monde ?

Les localisations connues des gisements d’hydrocarbures

L’océan Arctique est composé de plusieurs mers. Celles qui entourent les côtes russes sont la mer de Barents, la mer de Pechora, de Kara, de Laptev, la mer de Sibérie Orientale, la mer des Tchouktches ou de Chukchi, et enfin la mer de Béring (se reporter à la carte n°2). Aujourd’hui, la Russie exploite majoritairement ses ressources arctiques terrestres soient les gisements onshore du NAO et du YNAO. C’est donc en ces lieux que se concentrent les intérêts essentiels de la Russie. En effet, les ressources naturelles d’hydrocarbures en Arctique procurent environ 10% du revenu national et représentent près d’un quart des exportations russes (Commission des affaires européennes sur les stratégies européennes pour l’Arctique. Sénat, 2014, p. 56). Cependant, bien que ces gisements du nord de l’Arctique constituent une part non négligeable de la production russe d’hydrocarbures, ils ne représentent qu’une faible part de l’ensemble des réserves d’hydrocarbures de l’Arctique. C’est en effet davantage offshoreque le potentiel de réserves est immense. En mer de Barents, en mer de Pechora, et mer de Kara, seraient ainsi potentiellement disponibles d’immenses gisements de pétrole et de gaz (AMAP, 2010, p. 152 ; Commission de l’économie, du développement durable et de l’aménagement du territoire. Sénat, 2009, p. 44).
En mer de Sibérie orientale et enmer des Tchouktches se trouveraient également de très grands réservoirs d’hydrocarbures. Aujourd’hui des explorations sont menées dans l’ensemble de ces mers arctiques pour évaluer l’immensité des réserves disponibles, mais les opérations d’explorations sont encore peu nombreuses, ce qui renforce l’incertitude des estimations de la présence d’hydrocarbures (AMAP, 2010, p. 153). Toutefois le Kremlin a déjà lancé certaines exploitations en mer, c’est le cas du gisement de Prirazlomnoye, en mer de Pechora, et ce dès 2014.

Le développement du passage du Nord-Est (PNE) pour l’acheminement des hydrocarbures

En ce qui concerne les projets d’acheminement de ces hydrocarbures offshore, Moscou pourrait envisager de davantage développer la voie maritime du Nord. Cette route du Nord n’est pas nouvelle. Dès les années 1930, elle est marquée par la présence de brise-glaces et donne lieu, quand la saison le permet, à l’établissement d’une liaison maritime entre la mer Blanche et l’ExtrêmeOrient (Foucher, 2014, p. 79). L’objectif actuel des autorités russes est celui d’exploiter les ressources présentes au Pôle, et d’entreprendre la création d’une route commerciale stratégique reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, le long des côtes sibériennes. En Arctique, deux routes maritimes existent pour la navigation commerciale : le passage du Nord-Ouest (PNO) au large du Canada ; et le passage du Nord-Est (PNE) le long des côtes russes, appelé également route maritime du Nord (RMN) ou encore Sevmorput (Plouffe, 2011, p. 80).Ces deux routes maritimes, rejoignant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, permettent de raccourcir les voies commerciales de navigation habituelles : le PNO raccourcit la voie passant par le canal de Panama, tandis que le PNE raccourcit celle passant par le canal de Suez. Emprunter la route maritime du Nord représenterait par exemple un trajet plus court de 40% entre le nord de l’Europe et le nord-est de l’Asie que celui passant par Suez (se reporter à la carte n°5) (Ebinger, Zambetakis, 2009, p. 1221). Cependant, en comparaison au PNE, le PNO ne semble pas représenter une route si stratégique pour l’avenir. Malgré le gain de temps par rapport à la route commerciale traditionnelle passant par Panama, le PNO est en effet peu profond ce qui empêche les navires de taille importante de naviguer. La fonte estivale de la banquise n’est de surcroît pas totale, ce qui augmente le risque de glaces dérivantes. Ajoutons à cela qu’il n’existe pas de chaîne logistique suffisamment adaptée pour garantir son utilisation : les espaces autour des îles arctiques du Grand Nord Canadien sont en effet déserts, et comportent trop peu de ports et de remorqueurs assurant sa sécurité (Royer, 2014). Ainsi les conditions optimales ne sont pas garanties pour l’utilisation commerciale du PNO (Lasserre, 2010). En revanche, àla lecture d’une carte maritime, emprunter le passage du Nord-Est serait en revanche une route commerciale tout à fait rentable.
Reliant la Northern Rangeeuropéenne à l’Asie, le PNEreprésente un gain de temps considérable en terme de distance. Le trajet est quasiment divisé par trois par rapport à celui passant par le canal de Suez, et ne présente aucune menace de piraterie (Ebinger, Zambetakis, 2009, p. 1221). Le PNE a aussi l’avantage de présenter une profondeur plus importante que le PNO, et d’être pratiquement libre de glace à certaines périodes de l’été, ce qui présente donc moins de risque pour la navigation.
La route maritime du Nord est de surcroît balisée par « une cinquantaine de ports ou abris, que les Russes ont ouverts aux navires étrangers depuis 2009 (ce qui a permis les premières liaisons commerciales) ». En outre Moscou est équipée d’une flotte de vingt brise-glaces dont trois sont entrés en service en 2007. Dans la ville de Mourmansk sont aujourd’hui réalisés d’importants investissements afin d’améliorer ses capacités portuaires et sa desserte ferroviaire. Tout cela anticipe nettement une progression du trafic dans le port de Mourmansk, et confirme « la volonté d’en faire une tête de ligne pour des corridors nord-sud connectés aux grands courants maritimes transcontinentaux » (Royer, 2014). La perspective d’un océan Arctique libre de glace durant tout l’été permettrait donc de généraliser le PNE, notamment pour l’acheminement du gaz et du pétrole arctique. La capacité des autorités russes de contrôler une éventuelle voie de commerce maritime international, pour l’approvisionnement d’hydrocarbures, est un enjeu de taille. En effet cela représente un facteur de puissance indéniable pour la Fédération russe (Eiffling, Struye de Swielande, 2011, p. 12). Toutefois l’avenir du PNE comme nouvelle route commerciale pour l’acheminement d’hydrocarbures convient d’être nuancé. C’est notamment ce qui sera développé dans la deuxième partie de ce mémoire (se reporter à la partie 2.2.5).Un potentiel en hydrocarbures qui dépasse les seules capacités de la Russie, exigeant de fait une coopération entre Etats, notamment sur le plan technologique.

Le développement des infrastructures russes pour naviguer sur le PNE

Le facteur spatial est une clé de compréhension fondamentale pour le devenir de la Fédération russe (Kropotkine, 2005). En effet, son développement économique dépend de sa capacité d’adaptation aux conditions extrêmes de l’océan Arctique, pour extraire les immenses réserves d’hydrocarbures qui s’y trouvent. Une grande diversité des moyens de transports est en outre nécessaire pour l’acheminement des ressources vers les principaux marchés de consommation : l’usage de pipelines est par exemple essentiel pour assurer le transport vers l’intérieur du continent et les marchés européens. Toutefois, en raison des larges distances qui existent entre les régions de l’Arctique et les marchés de consommation asiatiques, il est nécessaire de développer le projet d’un acheminement par voie maritime, via le passage du Nord-Est (Eiffling, Struye de Swielande, 2011, p. 14). L’utilisation de tankers, de brise-glaces (dont des modèles à propulsion nucléaire), ainsi que divers autres navires de transport est donc indispensable. La Russie se présente alors comme l’Etat arctique possédant le nombre de brise-glaces le plus important : en 2009, elle en possède en effet vingt, contre douze pour le Canada et un seul pour les Etats-Unis (Ebinger, Zambetakis, 2009, p. 1220). Toutefois malgré la supériorité de la Russie forte de ses vingt brise-glaces, une grande partie de ses navires est aujourd’hui vieillissante voire obsolète. Ainsi pour soutenir ses ambitions en Arctique, Moscou envisage de se doter de nouveaux bâtiments dotés d’une technologie modernisée.
Il est de surcroît indispensable pour la Russie qu’elle développe de nouvelles infrastructures tout le long de ses côtes sibériennes, afin de garantir la sécurité du passage du Nord-Est, pour ensuite l’officialiser comme nouvelle route maritime commerciale. Cela permettrait aussi à la Russie d’attirer les compagnies logistiques du monde entier le long de ses côtes arctiques. Toutefois, cela n’est pas encore d’actualité, en effet, la filiale logistique sud-coréenne Hyundai Glovis a par exemple soulevé son inquiétude par rapport à la perspective d’emprunter le PNE, soulevant l’actuelle absence de ports d’escale entre l’Europe et l’Asie (Lee, Kim, 2015, p. 267).

Une coopération économique entre acteurs privés qui est toutefois indispensable à l’aboutissement des projets russes …

Pour ce qui du marché pétrolier et gazier russe, Moscou refuse strictement l’arrivée de majors internationales sur son territoire. La vague de privatisation qui a eu lieu dans les années 1990 a en réalité suivi un processus strictement endogène, ce qui a de fait écarté toute concurrence étrangère dans la prise de contrôle des compagnies publiques. C’est ce qui s’illustre en 2002, lorsque l’Etat vend « 75 % de ses parts dans la compagnie Slavneft, les pétroliers russes se sont [alors] employés à empêcher la société publique chinoise CNPC de les acquérir » (Rucker, 2003). La coentreprise russo-biélorusse Slavneft a donc été vendue aux compagnies russes Sibneft (aujourd’hui Gazprom)
et TNK-BP (rachetée en 2013 par Rosneft). En 2016, la Russie compte trois compagnies puissantes dans les hydrocarbures : Lukoil, Gazprom et Rosneft. C’est une configuration assez inédite comparée à celle de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Venezuela. En effet dans ces pays dont l’économie dépend fortement du pétrole, il n’existe qu’une seule compagnie nationale contrôlée par l’Etat. Cette particularité de fragmentation du secteur pétrolier russe diminue notamment ses capacités d’investissement, ce qui, selon de nombreux observateurs, constitue un véritable handicap pour le pays. Or, en Russie, le secteur des hydrocarbures exige aujourd’hui un investissement colossal pour mener à bien sa modernisation et son développement technologique (Rucker, 2003), ce qui soulève donc l’incertitude quant à l’aboutissement des projets de Moscou en Arctique. En effet, les compagnies russes Rosneft et Gazprom, n’ont pas les infrastructures et la technologie nécessaires pour soutenir leurs projets d’exploitation offshoreen l’état.
Toutefois, si Moscou refuse encore aujourd’hui d’ouvrir son marché des hydrocarbures à la concurrence étrangère, les autorités russes ont conscience qu’elle ne peuvent, seules, ambitionner de s’aventurer dans l’océan Arctique. Ainsi la Russiefait dorénavant appel à des compagnies étrangères dans l’objectif de nouer des partenariats économiques étroits. Aussi, bien que l’ensemble des ressources de l’Arctique ne soit pas encore exploitable, la Russie a d’ores et déjà établi des partenariats avec des sociétés pétrolières étrangères, et investit de façon particulièrement massive dans l’exploration de son plateau continental arctique (se reporter à la carte n°7). Ainsi, en 2007, Rosneft a conclu des accords avec l’américain ExxonMobil et l’italien ENI afin de conduire des explorations en mer de Kara (Labévière, 2011, p. 115). En 2012, le russe Gazprom, le norvégien Statoil et le français Total se sont ensuite associés pour la mise en exploitation du gisement de Chtokman. Situé en mer de Barents, ce gisement retiendrait près de 3,2 trillions de mètres carrés de gaz, et pourrait même prétendre au titre de plus grand champ gazier offshoreencore non développé du monde . Selon Arnaud Breuillac, à l’époque directeur de la zone Europe continentale et Asie centrale chez Total , le gisement de Chtokman représenterait « l’équivalent de soixante-dix ans de consommation française » , mais serait cependant l’un des plus difficiles et des plus couteux au monde (Plouffe, 2011, p. 110). L’immensité des réserves progressivement découvertes, renforce ainsi le développement d’accords entre compagnies. Ces dernières financent alors d’importantes campagnes de prospection, et dépensent des sommes colossales en exploration sous-marines (Commission des affaires européennes sur les stratégies européennes pour l’Arctique. Sénat, 2014, p. 22). Cela s’illustre notamment en 2012 : ExxonMobil et Rosneft ont effectivement signé un accord de coopération majeur qui pourrait représenter « jusqu’à 500 milliards de dollars d’investissements en commun sur plusieurs décennies, centrés principalement sur l’Arctique russe »(Delbecq, 2012).

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Table des matières
Introduction 
1. UNE GÉOGRAPHIE COMPLEXE CONDITIONNANT LA PUISSANCE DE LA RUSSIE 
1.1. Un territoire aux multiples ressources
1.2. L’adaptation à un milieu vaste et hostile : une mise en scène du pouvoir
2. UN PROJET D’EXTRACTION OFFSHORE, UNE AMBITION MARQUÉE PAR LA DÉMESURE 
2.1. Les profondeurs de l’Arctique, un fantasme alimentant la convoitise des Etats et générant de nombreuses tensions
2.2. Un potentiel en hydrocarbures qui dépasse les seules capacités de la Russie, exigeant de fait une coopération entre Etats, notamment sur le plan technologique
3. L’EXPLOITATION DE L’ARCTIQUE : UN RÊVE OU UNE RÉALITÉPOUR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE ? 
3.1. Une perspective incertaine du fait d’un enjeu fortement dépendant des relations internationales et de l’évolution du cours des matières premières
3.2. La Russie peut-elle tout de même s’affirmer en tant que nouvelle puissance industrielle ?
Conclusion

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