Dans l’introduction de cette thèse, nous sommes partis du contexte de la ville pour y situer l’expérience de nature et sa part multi-sensorielle, avant d’introduire la part olfactive de l’expérience de nature. Si des études ont été menées sur la relation à l’environnement olfactif en milieu urbain, il n’y a à ma connaissance pas d’étude qui se soit précisément penchée sur une expérience de nature focalisée sur l’olfaction, ni sur le lien entre olfaction et expérience de nature (en ville ou non). Aussi, avant de s’intéresser à la façon dont l’humain vit son expérience de nature olfactive in situ, l’idée initiale de l’étude présentée ici était d’avoir, en amont de protocoles de terrain, une exploration des potentiels liens entre la variable individuelle liée à l’odorat qu’est notre sensibilité aux odeurs, l’identité environnementale et les usages sensoriels que les participants à l’étude déclarent avoir lorsqu’ils visitent un espace de nature. Ainsi, les résultats de cette étude administrée par internet constitueront un socle sur lequel bâtir les réflexions des études suivantes, placées, pour leur part, dans un contexte.
L’odorat: un sens individuel
La perception olfactive
La plupart des odeurs que nous rencontrons dans notre vie quotidienne sont le mélange complexe de nombreux éléments volatiles (Laing, 1989). Cela signifie que notre système olfactif doit gérer une grande diversité de molécules, mais aussi traiter le caractère imprévisible de ces mélanges. Une des solutions à la gestion de cette imprévisibilité réside dans l’apprentissage, qui confère une flexibilité mentale vis-à vis du stimulus olfactif. Ainsi, plus un individu aura rencontré de stimuli olfactifs et plus il exercera souvent sa capacité à reconnaître ces stimuli, plus il sera à même de réagir à une large gamme de mélanges. et permet aux individus d’utiliser l’information olfactive qui leur parvient de l’environnement de la manière la plus adéquate, et ce aussi bien dans la détection (Hudson, 1999) que dans l’identification des odeurs (Rabin, 1988). L’exposition répétée à des stimuli olfactifs peut ainsi mener à une amélioration de la sensibilité aux odeurs et à une diminution des seuils de détection pour différentes odeurs (Dalton et al., 2002). Dans leur étude, Wysocki et coll. (1989) ont par exemple mis en évidence que des individus incapables de détecter l’androstérone (hormone responsable d’une odeur d’urine éventée ou de sueur forte) développaient la capacité de la détecter après une exposition répétée à cette hormone. Aussi, les études comme celle-ci montrent qu’il est possible d’apprendre et de développer une perception olfactive. L’olfaction possède des caractéristiques propres, telle que son étroite liaison avec la mémoire (Engen, 1991) et avec les émotions (Krusemark et al., 2013), la neuro-anatomie olfactive étant très étroitement liée aux centres cérébraux des émotions. Ainsi, lorsque le cerveau humain encrypte une odeur, il garde également une trace du contexte spatio temporel dans lequel cette expérience olfactive a eu lieu (Chu and Downes, 2002; Miles and Berntsen, 2011). Les différents aspects de l’odeur perçue, tels que son intensité –la mesure subjective de la « force » de l’odeur lorsque l’individu la perçoit-, sa qualité ou sa valence hédonique , sont les mêmes que l’on pourrait assigner à d’autres stimuli sensoriels. Schiffman et coll. (1977) ont montré que la valence hédonique est le premier aspect de l’odeur spontanément utilisé par des individus soumis à un stimulus olfactif ; c’est aussi le premier critère utilisé pour classer des odeurs en différents groupes (Agréable/Désagréable). Ces aspects sont dépendants de nombreux facteurs individuels et culturels. Ils peuvent ainsi varier considérablement d’une culture à une autre, d’un individu à un autre, mais aussi pour le même individu d’une perception à l’autre de la même odeur.
Des différences entre individus
Que ce soit par son histoire de vie ou son patrimoine génétique, chaque être humain est unique. C’est cette individualité qui fait, entre autres, que la façon de percevoir et de vivre une expérience olfactive varie d’un individu à un autre. Parmi les facteurs pouvant provoquer une différence de perception des odeurs entre individus, ceux qui sont le plus souvent mis en avant par la littérature sont la différence entre les sexes (Havlicek et al., 2008), l’âge , et les éventuelles pathologies affectant l’odorat . Dans le monde dit « occidental », Classen (1994) propose que « les hommes tendent davantage à être liés aux sens « rationnels » : la vue et l’ouïe, et les femmes aux sens « corporels » : l’odorat, le goût et le toucher » (p.4). Il ajoute que cette idée est encore généralement admise dans les sociétés « occidentales ». Ainsi, dans plusieurs études interrogeant des femmes sur leur odorat, celles-ci déclaraient que leur odorat était meilleur que celui des hommes (Brand and Millot, 2009), plus important pour elles que pour les hommes et qu’elles étaient en général plus attentives et intéressées par l’olfactif (Havlicek et al., 2008). Dans des études menées sur la sensibilité aux odeurs, les femmes se déclaraient également plus facilement gênées par des odeurs (Nordin et al., 2004). De plus, les femmes dont l’odorat est affecté en ressentent un impact négatif plus significatif sur leur vie que les hommes (Frasnelli and Hummel, 2005). Cependant, aucun résultat expérimental n’a encore montré une différence de performance olfactive liée au sexe.
L’âge joue également un rôle majeur dans la perception des odeurs. Plusieurs études ont révélé un déclin des capacités olfactives associé au vieillissement, qui se caractérise par une baisse de la capacité à détecter des odeurs, mais aussi des difficultés croissantes d’identification et de discrimination (Doty and Kamath, 2014; A. Sorokowska et al., 2015). Concernant la valeur hédonique associée aux odeurs, Konstantinidis et coll. (2006) ont montré que le déclin de la capacité à identifier les odeurs chez les personnes âgées était observée plus souvent avec des odeurs plaisantes, quand aucun déclin n’était constaté dans la détection des odeurs désagréables. Parallèlement, Sorokowska et coll. (2015) ont démontré que si l’odorat est bien développé chez les moins de 16 ans, la capacité d’identification des odeurs chez cette catégorie d’âge est significativement plus faible que chez les personnes âgées de 20 à 60 ans. Ils mettent ainsi en avant l’importance d’avoir rencontré des odeurs, notamment des odeurs associées à des dangers, dans la construction de la capacité d’identification. Glass et Heuberger (2016), en s’intéressant aux valeurs hédoniques données par les enfants aux odeurs, ont trouvé une relation significative entre l’âge (dans leur étude, trois catégories : écoliers, jeunes adultes et personnes âgées) et l’intensité attribuée lors de l’identification des odeurs. .
La perception des odeurs peut également être diminuée par des pathologies. Il a par exemple été démontré que la perte de l’odorat pouvait être un signe avant-coureur de maladie neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson (Doty and Kamath, 2014). Des traitements médicaux, tels que les chimiothérapies, peuvent provoquer des anosmies chez les patients, c’est-à-dire une perte totale ou partielle de la fonction olfactive, que ce soit dans la perception, l’identification ou la discrimination des odeurs. La perte de l’odorat a également été imputée à l’exposition à des produits tels que l’ammoniac (Prudhomme et al., 1998), le chrome (Kitamura et al., 2003), la sciure de bois (Bruschweiler et al., 2014) ou les solvants à base d’hydrocarbures (Gobba, 2003), mais aussi à la consommation de tabac (Da Ré et al., 2018)
Une expérience culturelle
Un individu est plus qu’un corps sujet à une expérience. C’est ce qu’avance Pink (2009) lorsqu’elle écrit que « notre perception sensorielle est inextricable des catégories culturelles qu’on utilise pour donner un sens à nos expériences sensorielles dans des interactions entre le social et le matériel » (p.28). Au-delà de cela, l’individu possède sa propre histoire de vie, qui lui a permis d’internaliser une culture, des croyances, des valeurs, ainsi que différentes opinions et divers points de vue. Aussi, un individu est simultanément un corps objet et une personnalité, une subjectivité culturellement construite. Cette composante culturellement construite de soi résulte de l’internalisation et l’appropriation d’une histoire, ou d’un complexe d’histoires, qui placent la vie de l’individu et ses expériences dans un contexte partagé avec ses proches, sa famille, les habitants de son pays… Les histoires qui cadrent notre monde vécu nous servent également à interpréter les environnements dans lesquels nous évoluons, de même qu’à autointerpréter nos relations avec ces environnements. Cette importance culturelle se retrouve particulièrement dans le cadre de nos relations olfactives à l’environnement, et a donné lieu à plusieurs séries d’études visant à montrer la variabilité existante entre différentes cultures visà-vis de la capacité des gens à sentir certaines odeurs. C’est notamment l’objet d’une étude menée par Ferdenzi et coll. (2016), qui ont testé les réactions de volontaires Français et Québécois à six odeurs : l’anis, la lavande, l’érable, la gaulthérie, la rose et la fraise. Chaque participant devait sentir chacune des odeurs, d’abord sans en connaître la provenance, puis en sachant de quelle plante il s’agissait. Les résultats de cette étude ont montré des différences significatives dans des évaluations de valence hédonique, de familiarité, de comestibilité et d’intensité faites par des Français et des Québécois. Par exemple, les Français ont trouvé la gaulthérie bien moins plaisante que les Québécois. Cela peut s’expliquer par le fait qu’en France la gaulthérie est utilisée principalement dans des produits médicaux, alors qu’au Canada elle se trouve principalement dans des friandises. Les Québécois étaient également plus familiers des odeurs d’érable et de gaulthérie que les Français qui, pour leur part, étaient plus familiers de l’odeur de lavande. Cette différence se retrouve dans la description des odeurs, où les chercheurs ont trouvé les mêmes différences qu’avec la familiarité. Ainsi, cette étude renforce l’idée que la façon dont le cerveau humain gère une expérience olfactive n’est pas uniquement une réaction à un stimulus formé de composés chimiques ; mais que le cerveau est également influencé par les expériences précédentes de cette odeur, par les usages partagés de l’odeur et de la connaissance que l’individu en a. D’autres études arrivent à des conclusions similaires, notamment les travaux menés par Sorokowska et coll., qui ont montré que des personnes issues de cultures du monde dit « occidental » (dans ces études, Allemagne et Pologne) avaient une capacité de détection et de reconnaissance des odeurs inférieures à celles d’autres cultures du monde (2014), notamment venant de Bolivie (Sorokowska et al., 2013) ou des Iles Cook (Sorokowska et al., 2015). Mais l’intérêt particulier de l’étude menée par Ferdenzi et coll. (2016) entre la France et le Québec est qu’elle concerne des communautés parlant la même langue. Cette similarité permet ainsi d’éliminer l’utilisation d’idiomes différents comme seule source de potentielles divergences entre les deux groupes et de faire davantage d’hypothèses sur l’importance des expériences odorantes vécues, de leur importance dans les savoirs et les usages partagés au sein des deux communautés, et sur la façon dont un individu va y réagir. Enfin, Chrea et coll. (2004) ont montré dans une étude faisant intervenir des participants de trois cultures différentes (française, américaine et vietnamienne) que les répondants tendent à regrouper les odeurs qu’ils décrivent en un petit nombre de catégories similaires. Dans cette étude, les différences culturelles sont observables à un niveau plus fin de lecture, et pourraient être liées à des différences dans les habitudes alimentaires et cosmétiques des trois cultures.
L’identité environnementale
Cette part individuelle et culturelle de la relation à l’olfaction définit, de par son importance mémorielle et émotionnelle, une part de l’identité de l’individu. L’environnement naturel est ainsi fortement associé aux émotions et aux expériences qui y sont vécues et pour cette raison, le temps passé est susceptible d’avoir une empreinte pérenne dans la mémoire de l’individu. Aussi, en plus de tisser des liens émotionnels à la nature, les expériences de nature peuvent également créer et entretenir l’identité de l’individu par rapport au lieu (place-identity) (Manzo, 2003). Proshansky (1978) définit cette identité en lien au lieu comme les « dimensions de soi qui définissent l’identité personnelle de l’individu en relation avec l’environnement physique » dans lequel il évolue (p.155). Félonneau (2004) va plus loin, en décrivant une « identité topographique » qui définit le degré de connexion émotionnelle reliant un individu à un lieu et aux autres individus qui y sont présents.
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Table des matières
Introduction
1. Contexte
a. La ville en extension
b. La crise de la biodiversité
c. L’émergence de la psychologie de la conservation
d. Les services que nous rendent les espaces de nature
e. Les espaces de nature en ville
2. Les expériences de nature
a. Connexion(s) et relation(s) humain-nature
b. L’expérience de nature aujourd’hui : extinction ou transformation ?
3. La place du sensoriel dans l’expérience de nature
a. Une expérience multi-sensorielle ?
b. Quelle place pour l’olfactif ?
Résumé de la thèse
Chapitre 1: L’expérience olfactive de nature : une expérience individuelle ?
Résumé graphique
1. L’odorat: un sens individuel
a. La perception olfactive
b. Des différences entre individus
2. Une expérience culturelle
3. L’identité environnementale
4. Analyse des relations entre expérience olfactive, identité environnementale et comportements sensoriels dans un espace de nature
a. Pourquoi un questionnaire en ligne
b. Sensibilité aux odeurs
c. Mesure de l’Identité Environnementale
d. Usages sensoriel d’un espace de nature
e. Synthèse des résultats
5. Vers une identité environnementale plus incarnée ?
a. Mise en évidence d’une composante sensorielle de l’identité environnementale
b. Intégrer une part d’incarné dans la mesure de l’identité environnementale
c. Usages sensoriels dans les espaces de nature: quel lien entre notre identité environnementale et nos expériences incarnées ?
d. Du potentiel négatif de l’expérience olfactive
e. Perspectives : Pour une redéfinition de l’identité environnementale
Chapitre 2: L’expérience olfactive de nature : une expérience au monde
Résumé graphique
1. De l’importance du contexte dans l’expérience
2. Place de la perception sensorielle de l’environnement dans l’expérience de nature
3. Saisir l’expérience olfactive de nature
4. Etudes sur l’expérience olfactive de nature dans les espaces de nature urbains : Méthodes
a. Parcours olfactifs commentés dans les Grandes Serres du Jardin des Plantes
b. Expérience olfactive de nature dans trois parcs urbains
c. Expérience olfactive de nature dans les espaces de nature domestiques : jardins, terrasses et balcons
d. Iramuteq et la méthode Alceste
5. Résultats : L’expérience olfactive de nature, une expérience complexe
a. Creuser la piste des caractéristiques écologiques ?
b. La part multi-sensorielle de l’expérience olfactive de nature : l’importance de l’haptique
c. Une dimension fonctionnelle de l’expérience olfactive : mise en évidence de la qualité de l’air
d. L’expérience par l’expertise et le vécu
Chapitre 3: l’expérience olfactive de nature : une expérience pour soi
Résumé Graphique
1. Bien-être induit par l’expérience olfactive de nature
2. Expériences de nature, restauration psychologique et bien-être individuel
3. Quid de l’olfactif dans les environnements restaurateurs urbains?
4. Qui vit ces expériences olfactives comme restauratrices?
5. Exemple d’une expérience olfactive de nature pour soi : importance des phytoncides dans le Shinrin-Yoku, « bain de forêt »
Discussions
Conclusion