Le problème professionnel que nous avons retenu est celui du décrochage des élèves lors de la pratique en éducation physique et sportive (EPS). Ces comportements de décrochage peuvent s’illustrer comme un refus de pratiquer, de s’inscrire dans les différents rôles sociaux (observation, coaching) ou encore une participation moins importante dans la pratique individuelle ou au sein d’une équipe. Sur le terrain cela se caractérise par des élèves « qui ne savent pas faire : je suis nulle, mais je n’aime pas ça donc… », « qui ne peuvent s’empêcher de faire mal : c’est systématique », « qu’ils ne parviendront jamais à faire : si j’y arrive pas, j’y arrive pas, tant pis… J’ai déjà essayé plein de fois», « qu’ils ne feront jamais comme les autres : moi j’arrive pas du tout à… ». Pour ces constats on s’est appuyé sur Magendie et Bouthier (2013), qui se sont intéressés à des élèves en difficulté en éducation physique et sportive et plus précisément en volley ball à travers des entretiens d’autoconfrontations.
Revue de littérature
L’Union européenne a fait du décrochage scolaire un enjeu humain, social et économique majeur pour l’avenir des jeunes au sein de la société. En effet, le conseil européen du 17 Juin 2010 a « réaffirmé l’enjeu pour les systèmes éducatifs européens de réduire le taux d’abandon scolaire, améliorer les niveaux d’éducation et favoriser l’inclusion sociale » (site du Ministère de l’Éducation Nationale de la Jeunesse et des Sports, 2021). L’objectif poursuivi par l’Union européenne est de faire passer le taux d’abandon scolaire moyen sous le seuil des 10% d’ici 2020. La France a poursuivi cet objectif puisqu’elle est passée de 12,6% en 2010 à 8,2% en 2019. Cependant, en 2019, 8,2% des élèves décrochent encore du système éducatif. Est-ce dû à un manque d’intérêt pour l’école chez ces élèves, à un climat familial compliqué impactant leur quotidien, ou au fait que certains élèves soient livrés à eux-mêmes sans pouvoir être guidés, accompagnés ? Pour tenter d’apporter des réponses à ces questions, nous nous sommes intéressés dans un premier temps à l’origine, à la genèse de ce processus de décrochage scolaire qui peut se construire « dans l’interaction entre les élèves et l’institution scolaire » (Bautier, Terrail, Branca-Rosoff, Bonnéry, Bebi, et Lesort, 2002) dès le plus jeune âge.
Le décrochage scolaire : un processus qui commence dès le plus jeune âge
Le ministère de l’Éducation Nationale définit le décrochage comme « un processus qui conduit un jeune en formation initiale à se détacher du système de formation jusqu’à le quitter avant d’avoir obtenu un diplôme ». Se questionner sur le décrochage scolaire, c’est s’intéresser en amont aux liens entre le désengagement et le décrochage des élèves. Comme le montrent Bryk et Thum (1989), « le décrochage scolaire est un processus ultime arrivant après un désengagement progressif de l’élève dû à des problèmes de compréhension et de comportement au cours de sa scolarité » (p. 358). Pour appuyer cela, ces mêmes auteurs se sont intéressés « à des recherches qui semblent indiquer que l’expérience scolaire de [ces] élèves suit une progression qui commence par des difficultés à l’école élémentaire, conduisant à des problèmes de comportements et d’attitude au début du lycée, à de l’absentéisme, avec finalement comme résultat l’acte de décrochage. » (Bryk & Thum, 1989, p. 358). Pour expliquer et comprendre ce processus de décrochage, Bonnéry (2007) s’est intéressé au « rôle des pratiques pédagogiques de classe dans la construction au quotidien des inégalités scolaires » (p. 1). Il s’est intéressé à la manière dont les difficultés apparaissent, se mettent en place au fur et à mesure que l’élève avance dans le système éducatif et plus précisément au moment du passage entre l’école élémentaire et le collège. Comme le précise Bernard (2011) qui a travaillé sur la « déscolarisation », les élèves rencontrant des difficultés d’apprentissages et comportementales au collège qui « donnent l’impression de se révéler brusquement en échec et posent souvent des problèmes de comportement dans l’enseignement secondaire, sont en fait inscrits dans des processus amorcés bien antérieurement en primaire » (p. 1). En effet, les élèves ne se rendaient pas compte, n’avaient pas conscience qu’ils rencontraient des difficultés au sein de l’enseignement primaire et avaient même un sentiment positif vis-à-vis de l’école, de cette période de leur vie d’enfant grâce à la relation qu’ils entretenaient avec leur enseignant. Au contraire, dès que ces élèves arrivaient au collège, ils avaient la sensation qu’un sentiment d’injustice les accompagnait au fil des années, la perception des choses évoluait ne faisant qu’accroître le décrochage scolaire de ces élèves.
Pour rentrer un peu plus dans les détails afin d’expliquer ce phénomène de décrochage scolaire, les travaux de Broccolichi (2000) montrent que « la déscolarisation procède d’un décrochage cognitif qui peut lui être bien antérieur, et qui peut d’ailleurs s’opérer en silence, indépendamment de tout rejet ostensible de l’institution, ou si l’on préfère, que ceux qui abandonnent l’école ayant d’abord été des « décrochés » de l’intérieur » (p.3). Pour comprendre cela, Broccolichi (2000) a étudié les dossiers scolaires de jeunes décrocheurs et a réalisé par la suite avec eux des entretiens pour faire ressortir de possibles corrélations. Les résultats montrent que « ces élèves n’avaient pas à leur sortie du primaire ce que nous appellerons les pré-requis pour réussir au collège, mais que d’autre part, jusqu’en CM2, les relations pédagogiques n’étant pas rompues, l’implication (au moins partielle) dans le travail scolaire était maintenue » (p. 4). Cependant, comme le stipule Broccolichi (1999), « au niveau du collège, les exigences s’élèvent et la situation d’échec aggravé n’est souvent même plus pondérée par le maintien d’un lien personnalisé avec l’enseignant » (p. 119).
Dans le prolongement de ces constats, l’équipe ESCOL s’est également intéressée à cette thématique des élèves en décrochage scolaire pour montrer que chez les enfants issus de milieux populaires, « l’école élémentaire est l’objet de souvenirs généralement positifs » (Lahire, Charlot, Bautier et Rochex, 1993, p. 119). « C’est même en termes d’opposition entre le bon souvenir de l’école primaire et l’engrenage des problèmes à partir du collège que cette idée apparaît dans des entretiens réalisés avec des élèves décrocheurs » (Lahire et al., 1993, p. 119). Ces travaux réalisés par l’équipe ESCOL qui sont dans la même lignée que ceux de Bernard (2011), présentés en amont de cette revue de littérature, montrent qu’au cours de l’école élémentaire, même si les élèves n’en avaient pas conscience, ils rencontraient des difficultés d’apprentissage d’origines multiples. En effet, ces difficultés pouvaient être d’ordre scolaire avec de faibles apprentissages effectués avant l’entrée en 6ème dû à des difficultés de compréhension et de mémorisation ou bien un manque d’accompagnement de l’élève par sa famille, l’élève étant ainsi livré à lui-même. Elles pouvaient également être d’ordre social avec des parents qui n’avaient pas les compétences requises pour aider leur enfant. Enfin, les problèmes comportementaux de l’élève pouvaient également provoquer une altération de son attention, de son capacité à écouter et à se concentrer pour véritablement être dans une posture d’élève apprenant. Ces différentes causes pouvant expliquer les difficultés d’apprentissage de ces élèves au cours de l’école élémentaire, celles-ci se sont ainsi aggravées d’année en année. Cela a ainsi amener ces élèves « à se réfugier dans une indiscipline » (Broccolichi, 2000, p. 4). Dès la fin de l’école élémentaire et surtout au collège provoquant l’incapacité d’acquérir des savoirs moteurs, méthodologiques et sociaux. Comme l’indiquent Bautier, Terrail, Branca-Rosoff, Bonnéry, Bebi et Lesort (2013, p.4), « la confrontation à ces difficultés a pu conduire ces élèves à avoir des comportements de fuite ou de compensation dans le bavardage, la provocation, les comportements irrecevables par l’institution ».
Le décrochage en EPS : le réel de l’expérience des élèves qui ne parviennent pas à progresser
Pour analyser et comprendre l’expérience des élèves qui ne parviennent pas à progresser lors du cours d’EPS, il faut en amont « se centrer spécifiquement sur ceux qui sont en difficulté» (Walling et Martinek, 1995, p 317). Pour cela, ces auteurs ont observé des séances ordinaires menées par un enseignant d’EPS en volley-ball et ont par la suite réalisé des entretiens avec les élèves qu’ils ont perçus comme étant en difficulté. Leur recherche avait pour but de décrire le profil d’une élève « chez qui le sentiment de résignation se construit à force d’échecs répétés : se sentant incapable de réaliser les tâches proposées, elle devient convaincue de l’inutilité de ces efforts » (p. 317). D’autres auteurs comme Portman (1995) ont effectué des recherches sur ces élèves qui décrochent de la leçon d’EPS à cause du sentiment de résignation apprise. Portman s’est intéressé à 13 élèves en difficulté en EPS sur plusieurs années du collège dans diverses activités physiques et montre qu’ils ont vécu une mauvaise expérience de l’éducation physique et sportive. En effet, « souvent seuls, ces élèves recherchent l’anonymat afin d’éviter les critiques et de ne pas paraître incompétents aux yeux des autres » (Magendie et Bouthier, 2013, p. 317). Ils ont la sensation que quoi qu’ils fassent, ils ne réussiront la tâche demandée, qu’ils n’ont pas les capacités et les qualités requises pour parvenir au succès.
Le décrochage en EPS : comment les élèves en difficulté vivent-ils et interprètent-ils les situations proposées ?
S’intéresser et comprendre le réel de l’expérience des élèves en EPS est une condition permettant aux enseignants et chercheurs de comprendre les causes des échecs de certains élèves en EPS amenant à un possible décrochage. Cependant, elle est insuffisante si on ne prend pas en compte une approche beaucoup plus globale centrée « sur la façon dont les élèves vivent et interprètent l’ensemble des situations et des activités scolaires rencontrées au cours de leur scolarité » (Magendie et Bouthier, 2013, p. 318). Les chercheurs du collectif Éducation et Scolarisation (ESCOL) se sont penchés sur cette approche pour comprendre pourquoi des élèves qui sont en difficulté en EPS et qui décrochent de la leçon sont au contraire en grande réussite dans les autres matières (Charlot et al., 1992). Pourquoi n’arrivent-ils pas à construire des apprentissages moteurs qui font d’eux « d’éternels débutants » (Ubaldi, 2004, p. 318) en EPS alors qu’au contraire dans les autres disciplines, ils sont capables d’acquérir diverses compétences ? Selon l’équipe ESCOL (Charlot et al., 1992, p. 318), « étudier les échecs ou les réussites d’un élève et le sens qu’il lui donne, c’est étudier son rapport au savoir ». Selon Rochex (2004), étudier cette expérience et le sens que l’élève lui donne « serait de l’ordre d’un mode de relation, relativement stable, que le sujet entretient avec tout ce qui relève de l’apprendre et du savoir, et qui est le produit d’une histoire tout à la fois scolaire, personnelle et sociale» (p. 318). Ce mode de relation peut ainsi être caractérisé par deux dimensions distinctes : la « dimension épistémique » et la « dimension identitaire » (Magendie et Bouthier, 2013, p. 318). La dimension épistémique renvoie à ce que « l’élève sait et aux pouvoirs d’actions qu’il peut mobiliser » (p.318), la dimension identitaire exprime ce qui « pousse l’élève à savoir et/ou apprendre » (p. 318). Ces deux dimensions renvoient à différents rapports pouvant expliquer pourquoi certains élèves n’arrivent pas à acquérir de nouvelles compétences, à accéder aux apprentissages visés par l’enseignant. En effet, d’un point de vue épistémique, certains élèves décrochent de la leçon car ils n’ont pas réussi à faire le lien entre la tâche proposée par l’enseignant et le rapport qu’ils entretiennent au savoir. D’un point de vue identitaire, certains élèves décrochent de la leçon car le rapport qu’ils entretiennent avec leurs camarades et même l’institution les empêche de faire le lien avec le rapport au savoir.
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Table des matières
1. Introduction
1.1. Questionnement professionnel
1.2. Questionnement scientifique
1.3. Revue de littérature
2. Cadre théorique
3. Méthode
3.1. Participants et situations
3.2. Procédure de recueil de données
3.3. Analyse des données
4. Résultats
4.1. Description des micro-histoires typiques particulières de L
4.2. Description d’une micro-histoire typique particulière de J
4.3. Description des micro-histoires typiques communes aux deux élèves
5. Discussion
5.1. Interprétation des résultats et comparaison avec les questionnements initiaux30
5.2. Formalisation des conséquences ou perspectives pour l’enseignement
5.3. Limites du travail et perspectives de prolongement
6. Conclusion
Bibliographie
Annexes
Résumé