L’existence : l’identité par l’altérité

L’existence : l’identité par l’altérité

Définition de l’existence. Il semble, en la matière, exister une sorte d’accord implicite chez la plupart des auteurs. Cette convergence s’oriente autour de la définition qu’en a donné Hegel : l’existence est « l’unité immédiate de la réflexion-en-soi et de la réflexion-en autrechose » . Kierkegaard ne fait que répéter cette définition quand il présente l’existence comme synthèse, d’infini et de fini, de possibilité et de réalité, de sujet et d’objet. Et, avec Alain Juranville, il est possible de poser une « définition par dualité en disant : l’existence est identité et, en même temps, altérité ».

Ainsi, quand un sujet dit qu’une chose existe, il affirme d’une part que cette chose apparaît dans son monde à lui, qu’elle se réfléchit en lui comme autre, « qu’elle est son objet » . D’autre part, il affirme que cette chose a sa consistance à soi, qu’elle se réfléchit en elle-même en tant que sujet : c’est l’identité de la chose. Cette analyse peut être étendue au sujet quand il dit de lui-même qu’il existe. Au-delà de ce qu’il apparaît comme objet quelconque dans le monde des autres, ou de l’Autre, il a une consistance par-devers soi, une identité. Toutefois, l’existence n’est pas seulement synthèse de l’identité et de l’altérité, elle est également contradiction. En effet, l’affirmation de l’un de ces deux traits contredit l’affirmation de l’autre : l’existence d’entités pouvant être tour à tour objet et sujet de la relation. Cette contradiction émerge dès que l’on compare l’essence supposée de la chose existante à son appréhension dans l’altérité . Dans la mesure où la référence à un comparé tend naturellement à éluder le comparant, le sujet n’incline pas à devenir objet.

Si l’on considère comme Kierkegaard que la contradiction se résoudra, non par un mouvement nécessaire et naturel, en rentrant en soi (Hegel) mais au contraire en sortant de soi, en s’arrachant à soi, par l’Autre et par ce qui viendra de manière imprévisible, l’on tend à poser dans l’altérité les conditions d’une identité vraie à laquelle le sujet peut accéder.

Le refus primaire de l’altérité. Cependant, celui qui affirme l’existence doit reconnaître d’une part que d’abord, il tend toujours à la refuser. Ainsi la récuse-t-il « en se jetant dans le monde social ordinaire et dans le savoir propre à ce monde » . Il la refuse en tant qu’épreuve douloureuse, finitude , dans la mesure où la résolution de la contradiction suppose l’arrachement à soi. Aussi doit-il reconnaître que cette finitude est néanmoins son lot. Cette exigence d’altérité deviendra alors une épreuve heureuse puisqu’elle permet d’affirmer son existence. Or, l’Autre lui en donne toutes les conditions . Ainsi l’exigence d’un savoir pur passe d’abord par poser l’existence comme altérité dans la mesure où c’est le mode sur lequel elle se donne : l’ouverture à l’autre.

De l’altérité. Quand elle se manifeste, l’altérité a comme propriété de faire s’effondrer chez le sujet ce qui était alors son identité. Jusque-là, et malgré les différentes altérations qu’elle avait pu subir, cette identité restait la même ; elle rejetait l’autre comme tel. Ainsi, l’identité immédiate semble s’opposer à l’altérité puisqu’elle la refuse. Cette identité originelle a, en effet, pour caractéristique de se fermer à l’Autre et à la relation que cet Autre suppose. Aussi l’identité vraie constitutive de l’altérité est-elle identité ouverte à son Autre : elle se constitue dans la relation à autrui. Ainsi se définit l’altérité : identité dans la relation. L’altérité surgit comme identité vraie, contre l’identité immédiate et fausse. Or, l’identité ne pourra être ouverte à son Autre si le sujet ne prend pas conscience que l’Autre est le lieu seul de la vérité : le sujet doit avoir eu l’idée de s’accomplir par son Autre. Il doit également donner à l’avance à son Autre ce que lui-même donnera dans un mouvement symétrique. Or, donner à cet Autre à venir les conditions pour être l’Autre qu’il doit être, c’est faire œuvre de création . Ainsi, l’altérité en tant qu’identité qui se constitue dans la relation, recrée l’identité originelle dans la mesure où elle vise, dans la relation, à se reconstituer par l’Autre. Cependant, pour parvenir à s’identifier dans la relation, le sujet doit reconnaître qu’il s’était enfermé dans une identité fausse. Il doit donc admettre, dans son rapport à l’Autre, sa finitude radicale d’humain .

Des altérités. La pensée traditionnelle de l’existence affirme que c’est dans la relation à l’Autre absolu qu’est reconnue l’altérité par le fini. Certes, l’altérité radicale est supposée dans la relation à tout Autre, et, particulièrement, à l’autre homme, au prochain, l’Autre fini. Mais cette altérité finie tend toujours à être faussée : Heidegger a présenté cette tendance comme une déchéance au monde où l’Autre fini n’est qu’un alter ego, un autre moi, tout aussi anonyme que le sujet. C’est donc dans la relation à l’Autre absolu au-delà de la finitude de l’humain, Autre divin, que l’altérité radicale peut être reconnue par le fini . L’existentialisme en arrive donc à affirmer que l’Autre absolu donne au fini toutes les conditions d’une identité nouvelle et vraie, où il assume la finitude dans l’altérité, l’existence. Pour éviter que le fini ne rejette encore cette altérité, il convient de supposer que l’Autre absolu s’ouvre à son autre fini. C’est pourquoi l’altérité est un acte de foi : celle-ci est ici à distinguer de la croyance qui est « pensée agenouillée et bientôt couchée » . La foi est en effet un acte de courage dans la mesure où elle nécessite un degré élevé de confiance : un acte premier d’ouverture. C’est un engagement éclairé, une exigence que l’on impose à soi-même : croire en l’Autre mais sans en méconnaître les risques : « la foi s’appuie sur la confiance dans le savoir d’autrui » .

Savoir objectif et altérité

Le postulat est le suivant : le sujet ne peut échapper à l’altérité même s’il veut se clore dans son immédiate identité. Si l’altérité est avant tout identité dans la relation c’est car l’identité est d’abord rendue possible par celui avec lequel on est en relation; elle devient réelle en assumant la finitude impliquée par ce lien . Une telle altérité est évidemment d’abord pour le sujet celle de l’Autre. Toutefois, elle se doit également de devenir celle du sujet lui-même qui devient objet de cet Autre, l’Autre de son Autre. Or, s’il n’y parvient pas au début c’est en raison de la finitude qui se fuit elle-même dans l’identité fausse : « C’est donc comme identité dans la finitude que se donne l’altérité » . Or, « cette identité dans la finitude caractérise la séparation » .

La séparation : un choix à répéter

La nécessité du lien. Afin de bien appréhender le concept de séparation, il convient de remarquer qu’il est essentiel, à la base, qu’existe un lien de dépendance entre les objets à séparer. C’est la raison pour laquelle la séparation est une « épreuve de l’existence » . En outre, « séparer » signifie que les objets disjoints doivent parvenir à une identité . La séparation est le terme ultime de l’altérité, ce en quoi elle s’accomplit, puisqu’elle se donne dans la finitude véhiculée par l’Autre. D’ailleurs, Lévinas affirme ici une rupture essentielle, celle de la « totalité » qui est fondamentalement rupture par l’Autre divin, dans la révélation : « On peut appeler athéisme cette séparation si complète que l’être séparé se maintient tout seul dans l’existence sans participer à l’être dont il est séparé (…). C’est certainement une grande gloire pour le créateur d’avoir mis sur pied un être capable d’athéisme » .

Elle est voulue de prime abord par l’Autre, le créateur qui se sépare de sa créature : les parents qui se séparent de l’enfant. Mais elle est aussi la tâche qu’a à mener la créature ellemême, le fini (l’enfant par rapport à ses parents). Ainsi, le créateur n’aura vraiment achevé sa créature que lorsque cette dernière se sera séparée grâce aux conditions données par le créateur .

L’altérité : de l’autre au sujet

L’altérité ne peut cependant pas être simplement pour le sujet celle de l’Autre : elle doit devenir celle du sujet comme Autre de son Autre . Pour que le sujet puisse ainsi s’identifier dans le rapport à l’Autre, il doit accueillir ce qui lui en vient. Ainsi accèdera-t-il à la même identité vraie, à la même altérité . L’altérité conduit le sujet à s’identifier dans la relation : « si l’on veut affirmer la vérité de l’existence et pour cela celle de l’altérité, si l’on veut réellement s’arracher à l’altérité fausse du monde ordinaire, il faut à partir de l’altérité, poser objectivement l’identité de l’existence » . Or, malgré l’appartenance à la même espèce, chaque individu est frappé par la différence de l’Autre : l’altérité véhicule « une identité pour l’Autre à travers les différences » . Cette identité doit donc être posée objectivement aux yeux de l’Autre afin de ne pas réduire la différence au besoin de se clore .

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Table des matières

Introduction
I – Prélude
II – Prolégomènes
§ 1 – L’existence : l’identité par l’altérité
§ 2 – La séparation : un choix à répéter
III – Topologie
IV – Transposition
Titre I – L’anticipation légitime d’autrui, principe synthétique de la relation contractuelle
Chapitre I – Un paradigme contesté, l’autonomie de la volonté
Section 1 – Le paradigme de l’autonomie de la volonté et son évolution
§ 1 – Emergence d’une liberté volontariste : vers l’autonomie
A – L’apport volontariste de Domat et Pothier
B – L’acquis libéral de la Révolution
C – L’adhésion du code civil au volontarisme
§ 2 – Essence et tempérance de l’autonomie de la volonté : vers l’hétéronomie
A – La théorie de l’autonomie : la faveur a la liberté des contractants
1 – Apparition et fondement de la théorie
2 – Essor de la théorie en droit civil
a – Le principe d’omnipotence de la volonté
b – Les axiomes déduits de l’autonomie de la volonté
B – Les limites de la théorie : la nécessaire hétéronomie
1 – Les inflexions extrinsèques : une autonomie incertaine
a – Le rôle attribué à la protection de l’intérêt général
b – La confiance limitée des codificateurs dans la volonté humaine
2 – Les inflexions intrinsèques : une hétéronomie certaine
a – Le rôle premier de la loi
b – Le rôle secondaire de la volonté
Section II – Un paradigme remis en cause par le solidarisme
§ 1 – L’avènement doctrinal du solidarisme : une altérité sociale
A – La conceptualisation du solidarisme
B – L’approche solidariste de la force obligatoire du contrat
§ 2 – Le solidarisme prétorien : un altruisme évanescent
A – Solidarisme contractuel et formation du contrat
1 – Le solidarisme de la formation
a – L’intérêt social
b – Les intérêts particuliers
2 – La formation du contrat et le solidarisme de l’exécution
a – L’amplification de la formation du contrat
b – Le glissement vers le stade de l’exécution
B – Le solidarisme au stade de la réalisation du contrat
1 – Le positivisme solidariste au stade de la réalisation
2 – Le solidarisme de lege ferenda au stade de la réalisation
L’altérité
Chapitre II – Une controverse dépassée par le respect de l’anticipation légitime d’autrui
Section 1 – Les données de la conceptualisation des attentes légitimes d’autrui
§ 1 – La confiance légitime d’autrui dans la pensée d’Emmanuel Lévy
A – Le contrat comme échange interindividuel
1 – Une nouvelle conception des droits subjectifs
2 – La conceptualisation de l’attente légitime d’autrui
B – Le contrat comme norme sociale
§ 2 – L’anticipation légitime d’autrui dans la pensée de Xavier Dieux
A – L’altérité dans la responsabilité, point de départ de la problématique
1 – La bonne foi orientée vers autrui
2 – La responsabilité comme déséquilibre illégitime
B – La force obligatoire et la police des contrats à la lumière de l’anticipation légitime d’autrui
1 – Autrui, siège de la force obligatoire
2 – Théorie limitative des droits contractuels
a – L’attente d’autrui comme critère de l’appréciation objective
b – Les perturbations de l’économie contractuelle
Section II – La validation contemporaine de l’anticipation légitime d’autrui
§ 1 – Validation immédiate : anticipation légitime d’autrui et bonne foi
A – Histoire de la bonne foi
B – Modernité de la bonne foi au regard de l’anticipation légitime
1 – La doctrine contemporaine et la bonne foi
2 – L’essor prétorien de la bonne foi unitaire
3 – La bonne foi de lege ferenda : l’anticipation légitime d’autrui et l’imprévision
§ 2 – Validations médiates : anticipation légitime d’autrui, équité et estoppel
A – L’équité : une exigence de justice adaptée à autrui
B – L’estoppel : le souci de cohérence à l’égard d’autrui
1 – L’interdiction de se contredire au détriment d’autrui en common law
2 – La réception de l’estoppel en droit français
Epilogue
§ 1 – Péroraison
§ 2 – Parachèvement
A – En morale : autrui comme éthique chez Ricœur
B – En économie des jeux : l’altérité comme optimum
Titre II – L’anticipation légitime d’autrui, principe analytique de la relation métacontractuelle
Chapitre I – L’altérité, une exigence de sécurité mue par le droit
Section 1 – Une relecture hétéronome de la responsabilité civile délictuelle
§ 1 – L’origine de la responsabilité civile extra-contractuelle
§ 2 – Incidences pratiques de la théorie des attentes légitimes en matière extra-contractuelle
A – Actions et exceptions entre contractants extrêmes dans les chaînes de contrat
B – L’obligation pour la victime de restreindre son dommage
C – La causalité au regard des attentes légitimes d’autrui
Section 2 – Les validations autonomes au regard de la responsabilité civile délictuelle
§ 1 – Les troubles anormaux : définition à l’aune de l’expectative d’autrui
§ 2 – L’apparence à l’aune d’autrui
A – L’apparence en droit positif
1 – La nécessité de l’apparence
2 – L’extension de l’apparence
B – L’apparence au regard des attentes légitimes d’autrui
§ 3 – La responsabilité du fait des produits défectueux et l’attente raisonnable d’autrui
§ 4 – L’espérance légitime d’autrui
A – L’espérance légitime en droit conventionnel des biens
1 – La notion de « biens »
2 – L’espérance légitime comme hauban de la notion de « biens »
B – L’espérance légitime et le respect de la vie privée
Chapitre II – L’altérité, l’exigence d’un droit mû en sécurité
Section 1 – La sécurité juridique comme exigence à l’aune d’autrui
§ 1 – La dynamique communautaire : confiance légitime d’autrui et sécurité juridique
A – L’idéation de la confiance légitime d’autrui
B – Le champ de la confiance légitime d’autrui
1 – Champ horizontal
2 – Champ vertical
a – Un concept jadis confiné
b – Un concept désormais consacré ?
§ 2 – Une conjecture conventionnelle : espérance légitime d’autrui et sécurité juridique
A- L’origine de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002
B – La condamnation de la rétroactivité de la loi du 4 mars 2002
1 – Les arrêts « Maurice » et « Draon » du 6 octobre 2005
2 – L’alignement des juges internes
Section 2 – La sécurité juridique comme équité envers autrui
§ 1 – Le procès équitable source conventionnelle de sécurité juridique
A – Le procès équitable comme outil d’action du temps dans le droit
B – Le procès équitable comme outil d’action du droit sur le temps
§ 2 – La réception interne de l’équité vecteur de sécurité juridique
A – Le temps dans la jurisprudence : l’exemple des lois interprétatives
1 – Appréhension des lois interprétatives
2 – Application soumise à l’équité
B – La jurisprudence dans le temps : les revirements face à l’altérité
1 – Les propositions
2 – L’orientation retenue
a – Une modulation sur l’autel du procès équitable
b – Une élucidation sur le thème de l’altérité
Conclusion titre II
Conclusion

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