Le « problème public » de la jeunesse délinquante, de l’ouverture démocratique aux gouvernements du Parti des Travailleurs (PT)
La réforme du SINASE a été mise en place pour répondre aux dysfonctionnements des modèles d’intervention précédents en matière de gestion de la délinquance juvénile. Cela veut dire que les problèmes rencontrés lors du traitement des mineurs condamnés par la justice sont passés de la sphère de l’institution à la sphère publique ; ils sont apparus dans l’agenda politique du gouvernement brésilien. Selon la définition de Philippe Garraud, l’agenda politique est « l’ensemble des problèmes faisant l’objet d’un traitement, sous quelque forme que ce soit, de la part des autorités publiques et donc susceptibles de faire l’objet d’une ou plusieurs décisions, qu’il y ait controverse publique, médiatisation, mobilisation ou demande sociale et mise sur le « marché » politique ou non ». John W. Kingdon a construit un modèle, nommé « fenêtre d’opportunité », permettant de comprendre le processus de mise à l’agenda. En montrant que l’accaparement d’un problème par la sphère politique dépend du couplage de trois « courants », il rend compte du caractère peu rationnel et parfois même imprévisible de tout changement de politique publique. Dès lors, c’est lorsque trois « courants » sont réunis qu’un changement de politique publique peut advenir : le courant des problèmes, le courant des solutions et le courant politique. Ce dernier est connecté aux événements qui se déroulent selon un « calendrier propre à la vie politique », et rendront opportun la saisie d’une question par des « entrepreneurs politiques » : alternance politique, campagne électorale, actions des groupes de pression. L’apparition d’une question méritant l’attention des pouvoirs publics peut être rendue visible par trois types d’éléments : des indicateurs, des événements et les résultats d’une évaluation.
La jeunesse brésilienne à l’épicentre des violences
Lorsque l’on se penche sur les principales victimes de la violence létale, on observe que la mortalité précoce des adolescents et jeunes adultes (15-29 ans) est un phénomène qui s’accroît depuis les années 1980 au Brésil. Entre 1980 et 2011, la proportion de morts par homicides pour la population jeune est passée de 20 à 53, soit une augmentation de 127 %. En 2017, 35 783 jeunes ont été assassinés au Brésil. Parmi ces chiffres, on constate de prime abord la surreprésentation d’hommes. Cela représente un taux de 69,9 homicides pour 100 000 jeunes, taux record des dix dernières années. La principale cause de décès chez les jeunes est l’homicide, causant 51,8 % des morts pour les 15-19 ans, 49,4 % pour les 20-24 ans et 38,9 % pour 25-29 ans. En ce qui concerne les données de Rio de Janeiro, nous ne pouvons établir de comparaison qu’à partir de 2001 en raison des données à disposition. Cette année-là, le taux d’homicide pour 100 000 jeunes était de 103, pour décroître jusqu’à 56,4 en 2011 ; il passe de la seconde position des États fédérés avec le plus haut taux d’homicide de la population juvénile à la quinzième. Il reste toutefois presque deux fois plus élevé pour la jeunesse que pour l’ensemble de la population (de 29,7 en 2011). Le profil majoritaire des jeunes victimes n’est pas anodin. On constate que la couleur de la peau a une influence statistique sur la probabilité d’être victime d’homicide. Au Brésil, entre 2002 et 2011, les homicides de jeunes de couleur blanche diminuent tandis qu’ils augmentent pour la population noire et métisse : ils passent, respectivement, de 41 à 29 et de 72 à 74. Cela veut dire que pour chaque décès d’un homme blanc, 2,5 noirs meurent. En ce qui concerne Rio de Janeiro, nous ne disposons d’informations que sur la population totale, jeunes et adultes compris. Le taux d’homicide de la population noire est de 87 au début de la période pour arriver à 36, seule année pendant laquelle elle se trouve au-dessus du taux moyen national, tandis que celle de la population blanche diminue de 29 à 20. Une étude sur la violence perpétrée envers les jeunes de 16 et 17 ans donne des indications sur l’âge à partir duquel un jeune est susceptible d’être victime d’homicide.
Politisation de la sécurité publique et frénésie sécuritaire
Les questions sécuritaires, un enjeu hautement politisé :La thématique de l’insécurité fait couler l’encre de nombreux médias locaux et nationaux et suscite bien souvent un emballement médiatique. Annabelle Dias-Felix nous montre que les chaînes télévisées qui remportent le plus d’audience parmi le public brésilien sont celles dédiées aux informations en rapport avec le crime, la violence ou l’insécurité199. En regardant des extraits, il est aisé d’y voir toutes les caractéristiques du traitement médiatique de l’évènement, qui pousse le journaliste à se focaliser sur son caractère violent, conflictuel ou spectaculaire. D’après Rafael Soares Gonçalves, toute intervention policière ou conflit entre gangs est systématiquement repris par les médias. L’intensité de la médiatisation d’événements violents participe ainsi à la construction d’un sentiment d’insécurité dans la population. Jacques de Maillard, évoquant la politisation des questions sécuritaires en France, avance que les événements spectaculaires relayés par les journaux ayant tendance à toucher l’opinion publique incitent les décideurs politiques à réagir et à intervenir rapidement pour proposer ou exiger des mesures concrètes. C’est pourquoi l’insécurité peut être un problème et une solution pour les acteurs politiques : il permet d’afficher la capacité des gouvernants à protéger les citoyens et à punir ceux qui les menacent, mais peut également être une véritable arme contre des adversaires politiques.
Nous avons déjà évoqué le fait que la délinquance juvénile s’était construite au fil des ans comme un problème public, le président Lula ayant notamment placé la sécurité publique et les politiques ciblées vers la jeunesse au centre de son programme électoral. Les questions sécuritaires sont régulièrement saisies par les autorités publiques. En 2006, la « Loi des drogues » est éditée. Opérant une distinction entre usage et trafic de drogues, elle vise le durcissement des peines pour le deuxième cas de figure. C’est désormais le juge qui détermine si l’incident peut être répertorié selon l’une ou l’autre des infractions, auparavant prérogative de la police, sans pour autant établir de critères chiffrés permettant d’encadrer la décision judiciaire.
La réhabilitation face au paradigme sécuritaire dans les centres pénitentiaires
D’après Antoine Mégie, étudier la mise en œuvre d’une politique publique implique « de caractériser un moment de l’action publique où la décision se confronte à la réalité à travers l’application des directives gouvernementales » et de ne pas rester figé sur les objectifs et les intentions définies par une politique publique. Cela signifie qu’il existe un décalage entre les objectifs annoncés et les résultats observés. Jacques de Maillard et Daniel Kubler apportent une autre perspective à partir de leur lecture de la définition donnée par Padioleau, qui considère la mise en œuvre comme « le processus autour duquel des acteurs et des ressources sont mobilisés pour réaliser les objectifs d’une politique préalablement définie226 ». C’est à dire qu’il ne faut pas seulement porter le regard sur les écarts entre la politique publique et son dénouement, mais aussi sur la série d’actions sociales qui mettra en relation un ensemble d’acteurs aux intérêts et ressources sans doute divergents. La politique publique du Sinase s’articule à un système pénitentiaire déjà existant, institué de normes formelles et informelles qui permettent aux acteurs de s’approprier certaines règles du jeu ou d’en créer de nouvelles. Il s’agit donc de laisser la place à une analyse bottom-up, et de présenter, à l’appui des observations et des entretiens menés dans deux établissements pénitentiaires pour mineurs, le cadre structurant les actions des professionnels intervenant en détention. Ce premier pas dans l’analyse vise à comprendre l’imbrication des dispositifs matériels et humains ayant trait au maintien de l’ordre et à la réhabilitation dans les établissements pénitentiaires, l’un et l’autre étant traversés par une forte tension entre les injonctions à la socialisation et la volonté de régir la détention selon des modalités de prévention des risques. Aborder cette question nous permettra également de voir l’incidence qu’ont ces dispositifs dans « l’économie des pratiques » des professionnels intervenant en détention.
Quand les professionnels s’approprient la réforme : des résistances, entre contestation, contournement et adoption formelle
La nouvelle définition du « bon travail » :En recueillant les propos des groupes professionnels, on peut observer que la division technique des tâches dans le cadre de la détention est accompagnée par une «division morale» des tâches, à la source de certaines controverses mettant en jeu la différenciation des rôles de chacun.
La réforme du système d’exécution des peines souligne que la préoccupation commune doit être portée sur les conditions d’humanisation de la détention et sur la réhabilitation des jeunes condamnés. Peu après la Résolution du CONANDA et la loi du SINASE, un processus de formation d’une durée d’un an, sous forme d’un atelier hebdomadaire, est organisé en 2011 et 2012 pour l’ensemble du personnel du Degase afin d’informer et de sensibiliser au primat réhabilitatif. La formation consiste en une adaptation par des professionnels et des universitaires des grandes lignes du contenu type des formations proposées par l’École nationale de socio-éducation , soumise à son évaluation et à son accord. Les enseignements dispensés reprennent l’appréhension du cadre légal et normatif de la politique du SINASE ainsi que l’ensemble des « bonnes pratiques » de la réhabilitation à mettre en œuvre pour assurer un accompagnement pédagogique. Précisons que les paramètres de sécurité sont abordés au prisme de la résolution pacifique de conflit avec un ancrage sur l’usage arbitraire ou abusif de la force.
Cette préoccupation renvoie essentiellement aux compétences mobilisées par les acteurs, au sein desquelles la parole et la relation prennent une place importante, voire centrale. Elle en devient le principal corollaire de la mission d’humanisation de la détention. Les mécanismes de dialogue rassemblés autour de concepts fédérateurs (communication non violente, résolution pacifique de conflits) sont instaurés de telle façon qu’ils représentent une forme de « gouvernement par la parole » comme norme à instituer dans les dispositifs de prise en charge des mineurs infracteurs.
|
Table des matières
Introduction
I. Entre enfance menacée et délinquance menaçante. La construction du problème de la délinquance juvénile et son traitement institutionnel au Brésil
1) Le « problème public » de la jeunesse délinquante, de l’ouverture démocratique aux gouvernements du Parti des Travailleurs (PT)
a. De l’alignement aux normes internationales dans un contexte de transition à la démocratie
Le mouvement de promotion des droits
Le Statut de l’enfant et de l’adolescent (ECA)
b. … à la problématisation du traitement de la délinquance juvénile par le gouvernement progressiste de Luiz Ignacio Lula da Silva
La jeunesse brésilienne au cœur du scénario de la violence
Une alternance politique historique
Résoudre la question de la violence juvénile
2) Réformer le système pénitentiaire pour mineurs autour d’un consensus ambigu ?
a. Acteurs et mécanismes de participation
b. Une réforme sous le signe de la « bonne gouvernance »
Le récit de la nécessaire réhabilitation
Les « bonnes pratiques » de la réhabilitation
c. Des changements incrémentaux ?
II. L’exécution des peines pour mineurs à Rio de Janeiro : la réhabilitation face au durcissement sécuritaire
1) Crime, justice, police et prisons. Les tensions sécuritaires à Rio de Janeiro
a. Violences urbaines
Un contexte de violence croissante ?
Les organisations criminelles à Rio de Janeiro
La jeunesse brésilienne à l’épicentre des violences
b. Politisation de la sécurité publique et frénésie sécuritaire
Les questions sécuritaires, un enjeu hautement politisé
Le maintien de l’ordre à Rio de Janeiro
L’impératif sécuritaire
L’inflation carcérale
Le profil des jeunes infracteurs
2) La réhabilitation face au paradigme sécuritaire dans les centres pénitentiaires
a. Le cadre et les acteurs de la détention
L’Ecole João Luiz Alves
Le centre Penha
Les professionnels de la détention
Quand le découpage de l’espace révèle et accentue le cloisonnement des pratiques
b. Les street-level-bureaucrats à l’épreuve des changements institutionnels : contraintes et autonomie
Travailler dans la surpopulation
Le cadre des relations partenariales
La segmentation de la prise en charge
Contraintes structurelles, impératifs bureaucratiques et autonomie des professionnels
III. Identités professionnelles, pratiques et résistances des professionnels de la détention
1) La construction des identités professionnelles en détention
a. Les équipes multidisciplinaires
Des trajectoires diverses mais convergentes : comment devient-on técnico ?
Un socle de représentations communes
Une appropriation de la fonction et des stratégies d’ajustement différenciées face à « l’exposition à la misère »
b. Les surveillants
Dualité des parcours : comment devient-on surveillant de prison pour mineurs ?
Le poids des représentations sociales sur les détenus et des tâches quotidiennes dans la conception du métier
Les modes d’ajustement des surveillants face à leur position et à la culture professionnelle
2) Luttes symboliques et pratiques d’opposition
a. Quand les professionnels s’approprient la réforme : des résistances, entre contestation, contournement et adoption formelle
La nouvelle définition du « bon travail »
Les técnicos face à l’évaluation de la situation du condamné
La quête de reconnaissance des surveillants
b. Les interactions entre professionnels, des controverses mesurées au repli
Controverses et ordre négocié
Le repli sur sa catégorie
Conclusion
Télécharger le rapport complet