L’évolution des pratiques associatives dans un contexte de pluralisation de la gouvernance des politiques publiques

Le choix de la méthode : l’analyse de contenu

Nous devons maintenant expliciter la méthode qui sera la nôtre lors de notre investigation. Il nous faut d’abord remarquer que la méthode la plus fréquemment utilisée en Sciences Humaines, celles des entretiens sociologiques, n’est pas forcément adaptée à notre sujet d’étude. En effet, cette méthode d’investigation vise avant tout à mettre en évidence des représentations sociales et des manières de penser plus ou moins conscientes dans le discours d’individus, à un moment donné. Or dans notre cas, nous cherchons davantage à faire ressortir des dynamiques de long ou moyen terme qui s’appliquent, certes aux individus en présence, mais avant tout aux structures dans lesquelles ils se meuvent. Des discours d’individus présenteraient ainsi le risque d’être en partie coupés des réalités plus générales et englobantes des mutations du secteur associatif, voire de la société en général. Et ce d’autant plus qu’il n’existe pas ou peu d’individus susceptibles de rendre compte de ces évolutions dans le temps long, en raison du grand turnover existant au sein des équipes des fédérations associatives où les employés sont très mobiles. Ainsi, nous ne serions pas en mesure de trouver un nombre significatif d’individus en mesure de couvrir un laps de temps suffisant pour notre étude.
C’est pourquoi nous adopterons la démarche de l’analyse de contenu qui présente pour notre étude plusieurs avantages non négligeables. Tout d’abord, cette méthodologie corrobore l’idée que ce qu’un auteur (ici une structure) dit de lui, la manière avec laquelle il se présente, peuvent être plus intéressant que le discours oral qu’il peut avoir sur lui-même lors d’un entretien. De plus, cette technique consistant à se pencher sur du contenu écrit permet d’appréhender des textes de natures variées, allant du plus informatif au plus politique, du plus technique au plus communiquant. De cette manière, l’analyse de contenu permet de faire ressortir des représentations collectives derrière un texte pouvant être présenté comme neutre. Cette méthodologie permet par exemple de se saisir et d’étudier la « littérature grise » produite par les administrations, et certaines productions de l’Uniopss, malgré les activités militantes de la structure, s’en rapprochent, ne serait-ce que, parce que la technicité de ces productions sert souvent à justifier leur sérieux et à les légitimer. Enfin, là où les acteurs sont plus susceptibles de changer au cours du temps, les documents ont le mérite, pour peu qu’ils soient produits régulièrement, de s’inscrire dans un temps plus long et ainsi de couvrir une période plus longue.
Si les périodes longues cachent des jeux d’acteurs individuels, l’analyse de contenu permet, en les mettant en évidence et en fixant des critères stricts d’étude, d’éviter en partie les biais liés à ces caractéristiques et spécificités individuelles.
Nous avons également repris l’hypothèse de Mustapha Mekki et alii selon laquelle la réforme de la constitution révisant le processus législatif en donnant plus de poids au Parlement, était susceptible d’influer sur les méthodes d’influence des groupes d’intérêts. Nous nous sommes ainsi proposés de tester cette hypothèse sur les groupements associatifs afin d’observer une potentielle évolution de leurs pratiques suite à ce changement dans le cadre institutionnel et dans la gouvernance des politiques publiques en France. Selon cet ouvrage, le renforcement potentiel de la position des groupes d’intérêts est lié à plusieurs facteurs : l’instauration d’une étude d’impact législative lors de la préparation du projet de loi ; le renforcement du pouvoir d’analyse des commissions parlementaires, la modification de la procédure de débats et d’amendement d’un texte de loi. Toutes ces modifications permettent aux groupes d’intérêts de venir à chaque étape porter leur expertise et la voix de ceux qu’ils représentent dans le processus d’élaboration des lois. De plus, par ce biais, la maîtrise par ces mêmes groupes de l’ordre du jour et de la mise sur agenda des problèmes devient encore plus fondamentale.
Pour une structure comme l’Uniopss, cette réforme représente à la fois une opportunité pour influencer davantage les politiques publiques, mais aussi le risque d’être en cela mis en concurrence par des acteurs qui verront leur influence elle-aussi garantie par les associations.
En effet, nous avons vu que cette réforme révisait la procédure d’élaboration des lois dans un but de rééquilibrage des différentes institutions et d’amélioration de la qualité des lois. Dans les faits, elle donne un pouvoir d’initiative plus grand aux groupes parlementaires et, potentiellement, aux députés eux-mêmes. Par-là, elle est amenée à changer durablement la pratique d’influence des groupes d’intérêts, dès lors que les députés, pour être en mesure de faire face à ces nouvelles responsabilités, sont dans un besoin plus grand d’expertise qui peut leur être apportée par des acteurs extérieurs, et tout particulièrement par des groupes d’intérêts.
Dans le cas de l’Uniopss, s’il faut remarquer qu’elle n’a pas attendu cette réforme pour être associée à l’élaboration des lois (exemple de la loi de 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées), cette réforme change également la nature et la portée de cette participation. En effet, la réforme change tout d’abord les interlocuteurs du groupement associatif en ajoutant, en plus des représentants des autorités administratives, les parlementaires eux-mêmes.Pour préserver son influence, l’Uniopss doit ainsi entretenir des collaborations avec de nouveaux acteurs, ce qui lui demande à la fois de développer son réseau et sa visibilité, mais également d’adapter ses pratiques à ce nouveau public cible. Parallèlement à cela, la réforme accentue la mise en concurrence de l’Uniopss avec d’autres structures puisque, contrairement aux partenariats institutionnalisés qui lui sont garantis, elle n’a pas le monopole de l’accès aux parlementaires. Par le biais de cette réforme, un plus grand nombre de groupements d’individus sont à même d’influencer le processus législatif car les parlementaires sont plus accessibles que les administrations centrales. De fait, l’influence de l’Uniopss est conditionnée en partie par sa capacité à se démarquer dans son accès aux acteurs pesant sur l’élaboration des lois de potentiels groupes d’intérêts rivaux.

La méthode des doubles différences : construction de notre corpus

Pour prendre en compte dans notre méthodologie l’importance de cette réforme sur les phénomènes que nous cherchons à observer, nous allons donc adopter la méthode des doubles différences (difference-in-difference model) tel que présentée par Charles Halaby. Celle-ci consiste à observer un phénomène juste avant et juste après qu’un évènement supposé l’affecter fortement n’ait lieu. Elle rend ainsi possible de comparer les manifestations dans le temps d’un même phénomène, selon que les occurrences de ce phénomène soient ou non marquées par une variable dépendante dont l’apparition est située dans le temps. De cette manière, et si les autres biais sont correctement identifiés et neutralisés, cette méthode permet d’isoler l’influence d’un évènement inscrit dans un temps précis sur un phénomène. Dans notre cas, les variables indépendantes que nous cherchons à étudier sont d’une part l’identité associative, et d’autre part l’activité des groupements associatifs. L’évènement qui nous intéresse est alors la réforme de la constitution votée en 2008.
En effet, notre variable dépendante, dont nous cherchons à étudier l’influence sur nos variables indépendantes est le pluralisme qui a été brusquement accentué par la réforme. Ainsi, en nous penchant sur l’identité associative et les pratiques des groupements associatifs avant et après 2008, nous pourrons être en mesure de déceler une potentielle influence de cette réforme sur les deux phénomènes en question. Notre corpus se sépare donc en deux parties selon que les documents aient été produits avant ou après 2008. Pour que la partie de notre corpus antérieure à la réforme soit suffisamment significative, nous remonterons jusqu’en 2004 : cette partie de notre corpus couvre ainsi 5 années si nous y incluons l’année 2008 durant laquelle il est peu probable que l’effet de la réforme puisse déjà se faire sentir. Il est ensuite intéressant que la partie de notre corpus couvrant la production ultérieure à la réforme soit plus longue que la première. En effet, rallonger cette période nous permettra de biaiser notre analyse en raison d’un très probable temps d’adaptation des manières d’être et de faire des acteurs à une nouvelle donne. En nous penchant ainsi sur des documents allant de 2009 à 2016, soit 8 années, nous pourrons en partie anticiper un temps de latence dans la réaction de nos variables indépendantes (identité et activités associatives) à la modification de notre variable dépendante (gouvernance pluraliste).
Au sein de la production documentaire de l’Uniopss qui est particulièrement riche, il nous faut nous intéresser à des documents produits à intervalle régulier sur un laps de temps couvrant la totalité de notre période de recherche, mais étant également suffisamment resserré pour nous donner une matière significative. Sinon, il nous serait à la fois difficile de faire des comparaisons dans le temps mais également d’étudier un nombre significatif d’observations pertinentes. Ainsi, les documents publiés lors des années d’élections disposent d’un contenu riche mais non seulement ce dernier est souvent lié aux résultats des élections, mais en plus ces documents sont produits trop rarement pour permettre une observation fine. De la même manière, les documents ponctuels tels que les plaidoyers, s’ils sont très révélateurs de l’activité de lobbying de l’Uniopss, sont trop isolés pour pouvoir mener une étude de moyen terme.
Parmi les documents produits par l’Uniopss, ceux paraissant le mieux remplir nos attentes en termes de contenu et de régularités sont les Rapports annuels d’activités et les « Documents de rentrée sociale », également publiés tous les ans. Ce dernier document, qui constitue une des productions de l’Uniopss les plus reconnues dans le secteur associatif de solidarité pour la qualité de son contenu, présente chaque mois de septembre les enjeux à venir tant pour le monde associatif que pour le champ social, de manière générale mais également détaillée selon les secteurs d’activités de l’Uniopss. Il présente l’intérêt d’à la fois présenter les préoccupations prioritaires des acteurs que l’Uniopss représente, mais également de donner l’interprétation de la tête des réseaux des phénomènes touchant la société française. A travers ces deux dimensions, il est l’occasion pour l’Uniopss de produire un discours à la fois sur les associations, leurs valeurs et leurs activités, mais également sur la place qu’elles devraient avoir dans le système de gouvernance et dans le modèle social français. Il constitue donc une entrée intéressante pour appréhender l’identité associative que l’Uniopss véhicule. De fait, nous nous pencherons sur l’introduction générale des documents qui leur donne le ton et sur l’introduction des chapitres sur la vie associative qui présentent synthétiquement les enjeux à venir pour ce sujet particulier. Le rapport d’activité rappelle lui, de manière générale puis secteur par secteur les actions menées par l’Uniopss au cours de l’année écoulée. Il constitue ainsi une très bonne entrée pour analyser les activités de l’Uniopss, tant vis-à-vis de son réseau que des pouvoirs publics, et y déceler une potentielle inflexion après 2008. Plus précisément, nous nous pencherons sur la sous-partie « Actions menées » du chapitre « Mission de prospective » pour les rapports allant de 2004 à 2011 inclus, et sur le chapitre « Temps forts » pour les rapports de 2012 à 2016. Ces documents sont disponibles en annexes : annexes de 1 à 8 pour les documents de Rentrée sociale ; annexes de 9 à 21 pour les rapports d’activités.
Plus précisément, nous adopterons pour notre étude la méthode de l’analyse de contenu telle qu’elle a été présentée par Laurence Bardin dans son ouvrage de 1977, L’analyse de contenu. Elle y fait notamment une typologie des différentes méthodol ogies que le terme d’analyse de contenu peut recouvrir. Au vu de notre objet d’étude la plus appropriée semble être « l’analyse catégorielle » qui consiste en la segmentation du corpus en unités plus petites puis leur classification en catégories plus englobantes qui serviront de base à une analyse thématique approfondie. En effet, les documents de notre corpus sont de par leurs natures, à la fois divers et particuliers. Là où les documents de rentrée sociale sont à première vue très techniques de par le type d’information qu’ils véhiculent, ils présentent également une dimension politique forte. En effet, en identifiant les grands enjeux passés et à venir pour le secteur associatif de solidarité et pour la société elle même, ils effectuent un tri dans la réalité sociale qui dénote une lecture des évènements fortement influencée par un système de valeurs et de représentations collectives plus ou moins propres aux acteurs associatifs. Ainsi cette méthode d’analyse permet, en construisant des catégories thématiques assez large, de discerner ces représentations par-delà la variété des styles et des contextes d’écriture. De la même manière, les rapports d’activités ont, eux, une vocation très descriptive et informative puisqu’ils renvoient avant tout à une démarche de transparence de la structure qui présente, tout en cherchant à l’analyser, ce qu’elle a accompli lors de l’année écoulée. Toutefois ici encore, la manière avec laquelle ceci est réalisé peut être riche d’enseignements une fois la même méthode utilisée. Et ce d’autant plus que la forme de ce document a changé à partir de 2012 et est passé d’un document très technique et dense à un document présentant les faits, mais sous une forme plus brève et plus communicante. Cette évolution est très certainement liée au changement de Directeur Général qu’a connu l’Uniopss à ce moment, qui s’est accompagné d’un changement de la commande, pour se diriger vers un document dont l’attractivité plus forte devait le rendre plus accessible et ainsi rendre l’Uniopss et ses activités plus visibles. Ici encore, l’objectivation des données par le biais de leur catégorisation permet d’éviter cet écueil et de rendre la comparaison dans le temps possible.
Maintenant que nous avons explicité et justifié notre méthodologie, nous pouvons entrer dans le cœur de notre travail de recherche en nous plongeant plus encore dans les différents thèmes qui nous préoccupent.

L’identité associative face à la mise en concurrence de l’intérêt général

Dans cette partie, nous allons chercher à vérifier notre première hypothèse à propos de l’identité associative véhiculée par l’Uniopss dans les documents de Rentrée sociale. Il nous faut pourtant commencer par revenir sur les concepts structurants de notre analyse. Le but de cet approfondissement étant de bien en cerner les enjeux sous-jacents de ses concepts. De cette manière, nous pourrons construire les catégories thématiques de notre analyse de contenu, afin de les faire correspondre aux enjeux identifiés. Ce n’est qu’une fois ce travail préalable réalisé que nous pourrons entrer dans le cœur de notre corpus pour chercher valider l’hypothèse que nous avons formulée.

Retour sur les notions d’intérêt général et d’identité associative

Dans cette partie, nous allons nous pencher sur ce que représente l’identité associative et essayer d’en tirer des catégories qui nous serviront pour notre analyse de contenu. D’après les recherches que nous avons déjà effectuées sur l’identité associative, cette dernière s’articule autour de deux dimensions ; une première renvoyant à l’ensemble des valeurs défendues par les associations, une seconde présentant plutôt le monde associatif comme défini par un ensemble de pratiques spécifiques.

La double identité associative

Nous avons ainsi d’une part, une dimension renvoyant à une spécificité presque idéologique et d’autre part, une dimension correspondant à une caractéristique organisationnelle qui démarque les associations et leurs acteurs du reste des agents économiques. Du point de vue des valeurs, en cela couvertes par le statut de la loi 1901, les associations de solidarité ont toujours tenu à se distinguer tant des acteurs publics que des acteurs économiques classiques. C’est pourquoi elles mettent en avant la poursuite de l’intérêt général plutôt que l’intérêt public et se présentent comme une voie alternative aux autorités publiques pour l’atteindre. De même, aux intérêts particuliers et à la recherche de bénéfices, elles opposent les intérêts de la société civile, la non-lucrativité et la solidarité. Nous pencher à nouveau sur la dichotomie faite par Maud Simonet-Cusset à propos du savoir associatif nous dit beaucoup de ce que sont les associations. En effet, la partie « expérientielle » de ce savoir qui porte sur la réalité et les besoins des publics ciblés par l’action sociale, renvoie à cet objectif des associations de défendre la solidarité et de venir en aide aux individus les plus en marge de la société. On retrouve ici cette aspiration à la défense de l’intérêt général puisque cette aspiration vaut en dehors de toute relation marchande et de tout intérêt particulier des acteurs associatifs. Il faut voir qu’en France, le concept même d’intérêt général est une notion floue et jamais clairement juridiquement définie, bien qu’il soit souvent utilisé pour justifier une action publique ou une décision du juge administratif. Ce dernier a d’ailleurs pour responsabilité de s’assurer qu’il soit respecté mais l’absence de définition claire lui donne une certaine latitude dans ses interprétations. C’est cependant à l’aune de ce concept, dans le cadre d’une délégation des autorités publiques de leurs missions de défense de l’intérêt général que se sont développées les associations de solidarité. En effet, nous avons vu que dans l’immédiate après-guerre, l’Etat avait encouragé l’organisation et le rassemblement des associations œuvrant dans le champ de la solidarité. Cette démarche avait pour but d’aider l’Etat -Providence en construction à faire face à la demande croissante des citoyens sur les questions sociales. Le statut d’association d’utilité publique lui-même renvoie à l’idée que l’autorité publique délègue une part de sa légitimité démocratique à agir en vue de l’intérêt général. C’est encore aujourd’hui ce qui justifie que les relations entre ces associations et l’Etat soit institutionnalisées et garanties statutairement. Matthieu Hély souligne d’ailleurs que cette notion est « invoquée de façon croissante par le monde associatif » pour se défendre dans un contexte où la pérennité du financement des associations est difficile à atteindre. L’auteur va d’ailleurs jusqu’à dire que cet emploi de la notion par les associations en fait « un intérêt général ‘‘désétatisé ’’ » cherchant ainsi à tirer parti du flou croissant qui existe entre sphère publique et sphère privée.
A l’inverse, le savoir que les associations ont sur elles-mêmes renvoie lui aux associations comme modèle particulier d’organisation humaine. Ces spécificités organisationnelles sont présentées par les associations comme leur permettant de remplir leur objectif de défense de l’intérêt général. Matthieu Hély présente ainsi comme constitutif du monde associatif le refus de la marchandisation et de l’activité lucrative, ainsi que cette volonté d’exister « entre le public et le privé ». Au début de son ouvrage Les métamorphoses du monde associatif, l’auteur énumère les particularités en termes d’organisation et de travail du monde associatif et par là, tend à donner une définition sociologique du monde associatif. Il semble ainsi définir les associations comme se situant à part, voire en marge, des autres modes d’organisation humains connus. Ainsi, les associations apparaissent en creux, entre les agents administratifs et les agents économiques classiques comme les entreprises qui sont lucratives et présentent ainsi un modèle particulier d’organisation et de régulation de leurs activités. Même leurs relations aux pouvoirs publics est particulière car elles sont à la fois statutairement indépendantes mais souvent dépendantes des subventions publiques. Cette tension entre partenariat et tutelle est le propre du monde associatif. Du point de vue des acteurs mobilisés, les associations se distinguent encore en semblant proposer une situation intermédiaire, proche de la fonction publique, du bénévolat et du salariat classique, mais n’appartenant totalement à aucune de ces catégories. Avant le processus de professionnalisation du monde associatif que nous avons évoqué précédemment, les associations se caractérisaient par le grand nombre de bénévoles qu’elles comptaient. Mais même avec la contractualisation observée à partir des années 1970, Matthieu Hély présente le salariat associatif comme sociologiquement à part dans le champ économique.
Il faut bien voir que défendre cette dimension organisationnelle de l’identité associative constitue le monde associatif en secteur qui a ses intérêts propres. Si ces intérêts doivent servir à rendre possible la défense de l’intérêt général par les associations, ils n’en demeurent pas moins sectoriels et propres aux associations. C’est d’ailleurs l’intérêt général qui, dans les revendications associatives, sert à justifier la défense de tels intérêts sectoriels. Ainsi, la complexe identité associative semble se construire entre l’objectif des associations d’une part, et le modèle associatif lui-même comme mode d’organisation.

Les valeurs du réseau Uniopss

Nous allons maintenant nous intéresser aux valeurs spécifiques de l’Uniopss et son réseau. Celles-ci renvoient à la fois à ce qui fonde ce réseau mais également à ce qu’elle défend face aux pouvoirs publics : ces valeurs sont à la fois l’origine et le vecteur de son action. Dès le commencement du mouvement d’organisation du secteur associatif de solidarité en groupements puissants, ces principes ont été fortement affirmés pour maintenir une distinction entre les organes représentatifs en gestation et les autres structures préexistantes. De la fondation de l’Uniopss à aujourd’hui, celle-ci présente l’idée selon laquelle son réseau est avant tout articulé et construit autour d’une volonté commune de défendre un certain nombre de valeurs indépassables qui sont presque systématiquement rappelées dans les productions récentes de l’Uniopss quand il s’agit de présenter la structure (notamment dans les rapports d’activités). Ces « valeurs qui nous rassemblent » sont au nombre de quatre : la primauté de la personne ; la non-lucrativité et la solidarité ; la participation de tous à la vie de la société ; et l’innovation sociale, alimentée par l’observation des besoins. A travers ces valeurs fondamentales et constitutives, on peut remarquer qu’au-delà de la lucrativité et de la solidarité que nous avons décrites comme distinguant les associations des structures privées classiques, on retrouve une attention particulière donnée à l’individu dans la société.
En effet, ces valeurs véhiculent l’idée selon laquelle le bien-être de l’individu pris au sens large doit être l’objectif premier des actions de l’Uniopss, mais que ces actions doivent s’appuyer sur une connaissance fine des besoins réels de ces individus. De plus, l’expression « participation de tous » pose une vision inclusive de la société où chacun doit pouvoir y trouver sa place grâce à l’adaptation du modèle social aux particularismes individuels. Cette référence à l’individu, ne renvoie pas pour autant à une vision individualiste de la société, dès lors que la solidarité est mise en avant, à la fois comme moyen du lien social et comme fin de l’action associative. Ainsi si l’intérêt général n’est pas explicitement mentionné parmi ses valeurs, il transparait comme un élément moteur du travail de médiation de l’Uniopss entre la société civile et les pouvoirs publics d’une part, et entre les associations qu’elle représente et les autorités administratives avec lesquelles elles collaborent régulièrement. C’est d’ailleurs à l’aune de ce concept que l’Uniopss justifie d’être subventionné par différentes autorités administratives. Pour rappel, elle a obtenu en 1972 le statut d’association « d’utilité publique », semblant ainsi valider cette prétention à représenter et défendre la société civile. Le concept même de solidarité autour duquel s’organisent les activités des adhérents du réseau, renvoie d’ailleurs à un concept censé valoir pour l’ensemble de la société et non pour une de ses parties uniquement. S’il appelle à un rééquilibrage envers les plus en difficultés, c’est au nom de la prise en compte de la société dans son ensemble, et du refus de la manifestation de déséquilibres socio-économiques trop forts. En ce sens, les valeurs de l’Uniopss semblent se refuser à défendre directement les intérêts d’une portion de la société, sélectionnée en fonction de critères économiques et professionnels. Toutefois en représentant 75% des acteurs employés dans le secteur privé non-lucratif de solidarité, l’Uniopss est également amenée à prendre des positions visant à promouvoir les solutions apportées par ce secteur, en les valorisant vis-à-vis d’autres secteurs non-associatifs, comme les services publics et l’entreprenariat social qui lui, ne se refuse pas à pratiquer une activité lucrative et marchande. Ainsi, on retrouve parmi les valeurs de l’Uniopss les deux composantes de l’identité associative que nous avons décrites : une dimension idéologique et une dimension organisationnelle.

La remise en cause de l’identité associative

Il nous faut maintenant considérer en quoi cette identité est, sinon remise en question, tout du moins susceptible d’évoluer en même temps que la société et le contexte dans lequel se meuvent les associations évoluent. En effet, toujours selon l’idée de Michel Forsé que les associations sont les indicateurs du changement social, les associations sont censées à la fois refléter ce changement et en être le moteur. Ainsi nous avons déjà décrit comment les associations avaient dû s’adapter à différentes dynamiques de la société française, que ce soit la complexification des missions associatives, la libéralisation des structures socioéconomiques, la territorialisation des politiques publiques ou leur progressive et relative ouverture à un mode pluraliste de gouvernance. Bien plus qu’une simple adaptation des pratiques associatives, cette nouvelle donne entraîne une redéfinition ou du moins un ajustement de l’identité associative. Matthieu Hély décrit ainsi le fait que le monde associatif ait en partie perdu de ses spécificités, en s’ouvrant à la marchandisation de ses activités, en connaissant un mouvement de contractualisation, en cherchant à obtenir de nouveaux financement et à les sécuriser. Tout en gardant leur fondement non-lucratif, les associations se sont ouvertes à la marchandisation de leurs activités, se rapprochant en cela d’un fournisseur de services classique. De même la professionnalisation du secteur répond à la complexification et à la multiplication des missions que les associations doivent assurer, ce qui entraîne l’émergence d’un salariat associatif présentant des points communs avec la fonction publique et avec le salariat classique. En effet, d’un côté les salariés associatifs ne se voient pas, comme les fonctionnaires, contraints par une exigence de bénéfices dans leur ordre de mission. D’un autre côté, ils ne disposent pas du statut de fonctionnaire mais sont au contraire rattachés au statut spécifique du salariat. De plus, ce développement des missions des associations qui s’accompagne de leur institutionnalisation entraîne une hausse des besoins financiers des associations, alors même que les financements associatifs sont remis en cause. C’est pourquoi les associations cherchent de nouveaux modes de financement, plus stable et préservant leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics.
Pour l’auteur, la rupture identitaire que cette évolution constitue est décelable dans le fait que, encore au moment de l’écriture de l’ouvrage (2009), les représentations sociales liées au monde associatif demeuraient le bénévolat, le mécénat et le refus d’une activité marchande. L’inertie de cette représentation alors même que la réalité semble ne plus y correspondre montre bien à quels points ces éléments sont perçus comme constitutifs de ce que sont les associations.
Si la poursuite de l’intérêt général et la marchandisation ne sont pas en soi contradictoires, cette évolution marque une rupture dans les représentations sociales du monde associatif comme le note l’auteur. De la même manière, la professionnalisation des acteurs associatifs qui mène à l’émergence d’un salariat associatif est présentée comme une rupture dans l’histoire du monde associatif. D’autant plus que ces nouveaux travailleurs sont présentés dans l’ouvrage comme souvent fragiles économiquement et souvent pris au piège de leurs particularités. En effet, ils bénéficient d’un statut salarié qui ne répond pas aux mêmes exigences professionnelles qu’un salarié du privé classique. L’auteur fait alors de la reconnaissance d’un statut particulier au salarié associatif, appuyée sur une sociologie de l’emploi associatif qu’il appelle de ses vœux, un enjeu majeur pour le monde associatif. En un sens, il présente la reconnaissance statutaire de la nouvelle situation des acteurs associatifs comme nécessaire à la survie du secteur. Pour continuer à exister et à exercer ses activités si particulières, les associations se doivent de défendre ces considérations sectorielles leur permettant de préserver la distinction qui existe entre elles et le secteur privé classique d’une part, et la fonction publique d’autre part. Certains acteurs associatifs voient bien la nécessité d’adapter les associations et leur identité à cette nouvelle donne. Dans un rapport datant de 2001 intitulé Le CNVA au service de la liberté d’association, le CNVA cherche ainsi à défendre les associations dans le monde contemporain en adaptant son discours à des thématiques devenues récurrentes dans l’action publique. Par exemple, le CNVA demande à ce que soit actée la spécificité des associations à travers la reconnaissance de son utilité économique et de ses performances sociales. Si le discours de légitimité sur les associations n’est pas nouveau, l’argumentaire porté sur la performance et l’utilité économique est remarquable puisqu’il montre bien l’adaptation à un nouveau discours en vogue. Même la référence dans le titre à la liberté d’associations comme fondatrice du mouvement associatif s distingue des discours abordant plutôt la solidarité et l’intérêt général comme fondements. Certains vont même jusqu’à chercher en quelque sorte à libéraliser le secteur associatif en jouant le jeu de l’adaptation des associations à la libéralisation de structures socio-économiques. Ainsi, André Récipon dans Associations : la révolution nécessaire, présente sous une perspective libérale, les modifications que devraient selon lui connaître le monde associatif pour continuer en s’adaptant à exercer ses missions. Il réclame par exemple que soient régularisés les potentiels surplus liés à l’activité des associations et que soit déréglementé le secteur associatif professionnel. Ces appels libéraux s’accompagnent d’une volonté de refonder statutairement les associations. Ainsi, il demande à ce que soit redéfinie la distinction entre secteurs privés et publics et que soit abandonnée la vision des associations comme « bonnes œuvres », en leur donnant la possibilité de diversifier et multiplier les sources de financements comme des entreprises normales mais que leur soit également attribuée une fiscalité spécifique encourageant « l’investissement associatif ». Ces éléments concourent pour donner une vision d’une identité associative qui doit intégrer des dimensions qui lui étaient originellement extérieures dans le but de préserver son influence qui fait pourtant toute sa particularité.

Construction des catégories thématiques

Nous en arrivons donc à articuler l’identité associative autour de plusieurs thèmes. Le premier est ainsi lié à l’intérêt général comme motivation de l’action des associations. Dans la catégorie « intérêt général » de l’analyse de contenu, nous ferons ainsi rentrer tous les termes de ce champ lexical, auquel nous ajouterons des notions proches, allant du désintéressement à la société civile, en passant par la solidarité et le bien public. En miroir, nous y ajouterons toutes les expressions dénotant un rejet des intérêts particuliers et des fondements du secteur privé classique comme le bénéfice, la lucrativité et la performance économique.
Le second thème que nous avons décrit tourne autour de la spécificité des associations comme mode d’organisation. Dans cette catégorie « modèle associatif », nous ferons rentrer l’ensemble des notions censées décrire cette spécificité, de l’indépendance à la présentation des associations comme une alternative aux secteurs publics et privés classiques. Nous y ajouterons de plus les expressions positives défendant les associations comme secteur d’activité et non plus seulement à l’aune de leurs objectifs.
Enfin, il nous faudra ajouter une catégorie rendant compte des mutations du monde associatif, par le biais desquelles les associations sont dans le discours de l’Uniopss, rattachée à un ensemble de notions assimilées aux pouvoirs publics et au secteur privé classique. Cette catégorie a pour but de rendre compte de l’évolution du discours de légitimation des associations. Elle s’inscrit ainsi en relative opposition avec les deux catégories précédemment citées. Nous appellerons cette catégorie « réaction associative » par commodité, au sens où elle semble répondre à l’exigence d’adaptation des discours des associations sur la société et sur elles-mêmes. Nous y ferons par exemple rentrer toutes les expressions évoquant une mise en concurrence de l’intérêt général, l’adoption de pratiques liées au privé classique. Pour appliquer cette typologie et ces catégories, nous nous pencherons dans les documents de « rentrées sociales » sur l’introduction qui se veut être une mise en perspective de la situation de la société et du secteur associatif. Pour ce qui est des parties plus techniques et spécifiques à chaque domaine d’activités de l’Uniopss, il nous faut ici choisir pour ne pas disperser notre analyse.
De fait, la partie portant sur « La vie associative et le projet associatif », portée par un conseiller technique et sa commission, parait la plus à même de nous intéresser puisqu’elle est essentiellement tournée vers les associations et l’identité du monde associatif.
Maintenant que sont posées les notions fortes qui guideront notre analyse de contenu et que sont constituées nos catégories thématiques, nous pouvons passer à l’analyse elle-même.

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Table des matières
Introduction
Partie I. Cadrage théorique et méthodologie
1) L’Uniopss : une structure associative entre un groupe d’intérêt et un think tank
2) Le choix de la méthode : l’analyse de contenu
3) La méthode des doubles différences : construction de notre corpus
Partie II. L’identité associative face à la mise en concurrence de l’intérêt général 
A. Retour sur les notions d’intérêt général et d’identité associative
1) La double identité associative
2) Les valeurs du réseau Uniopss
3) La remise en cause de l’identité associative
4) Construction des catégories thématiques
B. L’identité associative dans les documents de Rentrée sociale de l’Uniopss
1) L’Uniopss comme incarnation et défenseur de la double identité du monde associatif
2) Les mutations sociales comme menace pour les associations
3) Le monde associatif dans la tourmente : refus du changement et questionnements
4) Une réaffirmation volontariste de la double identité du monde associatif
Partie III. L’évolution des pratiques associatives dans un contexte de pluralisation de la gouvernance des politiques publiques
A. Associations et groupes d’intérêts : des répertoires d’actions convergeant
1) Les mutations du répertoire d’actions de l’Uniopss
2) Les groupes d’intérêts : répertoire d’actions et stratégies de représentations
3) Construction des catégories thématiques
B. Les évolutions des pratiques associatives
1) Un militantisme technique ou une expertise politique
2) Les modifications du mode de gouvernance des politiques publiques
3) L’expertise comme réponse au nouvel environnement
4) Le renouveau des activités de l’Uniopss : entre légitimité par le nombre et rénovation des pratiques associatives
Conclusion 
Bibliographie
Annexes
Table des matières

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