L’évolution des conceptions de la doctrine publiciste française 1879-1914

L’intérêt actuel pour l’histoire de la pensée juridique est vraisemblablement un signe de ce qu’il n’y a plus de tentative, ni même de volonté, d’élaborer une théorie générale du droit pour renouveler la vision d’ensemble que l’on a de la discipline. Ce ne sont peut-être pas les penseurs d’envergure qui manquent aujourd’hui ; c’est plutôt la possibilité, voire la nécessité, de donner une cohérence à toutes les branches du droit qui, même si l’on se contente du seul droit public, s’est infiniment diversifié pour aboutir à une spécialisation extrême des chercheurs. Les derniers essais d’édification d’une théorie générale datent maintenant de près d’un demi-siècle avec Kelsen , sinon de 1920 avec la Contribution plus limitée de Carré de Malberg qui, pour beaucoup, reste la référence indépassable.

LA NAISSANCE D’UN CONCEPT : L’ÉTAT DE DROIT

Etudier la conception de l’Etat de droit dans la doctrine publiciste française suppose une définition au moins provisoire du concept à partir de laquelle apprécier la position de la doctrine. Or nous avons déjà signalé que l’expression même d’Etat de droit n’avait guère été utilisée par les publicistes de la fin du dix-neuvième siècle. Il faut attendre 1911 pour voir certains auteurs lui consacrer des développements substantiels : Duguit, dans son Traité de droit constitutionnel , Nézard dans les Éléments de droit public . D’aucuns seraient tentés d’en conclure que la doctrine a ignoré la notion d’État de droit jusqu’aux premières années du vingtième siècle. Mais le rare emploi du terme ne signifie pas nécessairement absence du concept.

Il est vraisemblable que l’origine de l’expression a joué un rôle dans cette sorte de réticence à son emploi. « Etat de droit » est en effet la traduction littérale de l’allemand Rechtsstaat, terme qui semble avoir été introduit par O. Bähr en 1864. Quant au concept de Rechtsstaat , il a surtout été développé au dix-neuvième siècle par R. von Mohl, juriste et homme politique du centre gauche, et par FJ Stahl, lui aussi juriste et politicien mais appartenant au courant conservateur . Pour tous, le Rechtsstaat désigne un Etat dont la puissance est soumise au droit, dont toutes les manifestations sont légitimées et limitées par le droit. Mais chacun pense à sa manière cette limitation. Héritée de Kant et de G. von Humboldt, la conception de von Mohl est celle d’un libéral qui, tout en se fondant sur la notion de citoyen, souhaite limiter l’action de l’Etat par opposition à l’activité multiforme de l’Etat de police l’Etat de droit est un Etat constitutionnel qui se contente de créer l’ordre social et de suppléer l’activité des particuliers. Il doit permettre à l’individu de se réaliser comme citoyen en lui offrant le développement maximal de toutes ses potentialités. Si elle est encore dominée par la tendance à vouloir limiter les activités étatiques, cette conception laisse ainsi en augurer la possibilité d’extension pour atteindre le but assigné à l’Etat. Cependant, sous l’influence de Stahl, la conception du Rechtsstaat, qui semble s’être imposée en Allemagne à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, s’avère à la fois plus juridique et plus formelle en ce qu’elle exclut toute référence au problème des limites du rôle de l’Etat et voit dans le droit davantage un facteur d’organisation de l’Etat qu’une norme visant à en limiter l’activité. En outre, Stahl fait surtout de l’Etat de droit un moyen d’aménager les relations des gouvernants et des citoyens, sous la forme d’un rapport juridique.

Ainsi débarrassé de ses connotations libérales, le concept de Rechtsstaat pouvait s’associer à une autre théorie allemande, combattue par la majorité des publicistes français, celle de l’autolimitation de l’Etat d’après laquelle l’Etat toutpuissant accepte de se limiter lui-même et de respecter le droit qu’il crée. De ce fait, le Rechtsstaat apparaît comme une façon de légitimer le régime politique allemand qui, à l’inverse du système institué en France par les lois constitutionnelles de 1875, laissait peu de place au parlement mais en accordait beaucoup à la bureaucratie. Or, c’est cet aspect des choses que semble avoir retenu, dans sa majorité, la doctrine publiciste française de l’époque, par ailleurs sensible au sentiment anti-allemand largement répandu dans 1es milieux intellectuels après la défaite de 1870. Aussi a-telle eu tendance à confondre le Rechtsstaat et la thèse de l’autolimitation avec un régime jugé peu démocratique, et à les rejeter dans la même désapprobation. Stricto sensu l’Etat de droit n’est donc, aux yeux de la doctrine française, qu’une théorie particulière de limitation de l’Etat par le droit, celle qui prête à l’Etat tout-puissant la volonté de s’autolimiter..

L’idée selon laquelle l’Etat doit être lié par le droit n’est cependant pas spécifique à la doctrine allemande. Loto sensu, la notion recouvre au contraire tous les modes de soumission de l’Etat au droit, quelle que soit l’origine du lien qui oblige l’Etat à respecter le droit, quelle que soit la justification que l’on en donne. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre acception du terme, le même objectif est poursuivi le respect du droit, censé prémunir le citoyen contre l’arbitraire et légitimer l’Etat qui s’y soumet. Le concept d’Etat de droit s’oppose donc à celui d’Etat de police par définition illégitime en ce que, précisément, il organise l’arbitraire puisque l’autorité administrative y peut librement prendre toute jamais la possibilité d’exiger le respect de la loi, de droits acquis, ni même de procédures. Historiquement, on peut dater son apparition dans l’histoire moderne des premières tentatives faites pour lutter contre la monarchie absolue en Angleterre, avec la Grande Charte de 1215, la Pétition des Droits de 1629 et surtout à partir de la Révolution de 1640 . En France, l’idée d’imposer au Roi le respect de certains principes, déjà présente dans la théorie de la souveraineté de droit divin et des lois fondamentales du Royaume, a été développée, au seizième siècle, par les monarchomaques ; on la retrouve à l’époque de la Fronde , et de façon beaucoup plus nette dans la philosophie des lumières qui conduit au mouvement constitutionnaliste. L’établissement d’une monarchie constitutionnelle peut ainsi s’analyser comme la première manifestation concrète de l’Etat . de droit puisqu’il s’agit d’imposer aux pouvoirs publics le respect d’une constitution, c’est-à-dire d’une norme juridique ou susceptible de le devenir.

Historiquement lié à la philosophie libérale , le concept d’Etat de droit a été l’instrument des revendications d’abord des féodaux en Angleterre, puis du Tiers Etat contre la monarchie absolue. Son apparition est contemporaine, en France, de la révolution bourgeoise libérale et son inspiration, celle du droit naturel. La tradition française de l’Etat de droit est donc originairement plus proche de la conception de von Mohl que de celle de Stahl. Mais dans cette première version, l’Etat de droit n’est encore qu’essentiellement virtuel car la plupart des liens imposés aux gouvernants par les révolutionnaires relèvent davantage de la technique politique que de normes réellement juridiques les principes de souveraineté nationale et de séparation des pouvoirs, destinés à la fois à limiter le pouvoir du Roi et à faire une place au TiersEtat, restent en effet dépourvus de sanction autre que celle du droit, certes, mais d’un droit paradoxal, celui de résistance à l’oppression, donc du refus d’obéissance. La caractéristique de l’Etat de droit, c’est, au contraire, que l’Etat est lié parle droit, c’està-dire par des normes comportant une sanction juridique, voire juridictionnelle, plutôt que politique. Sinon, tout Etat pourrait être qualifié « Etat de droit » dans la mesure où l’exercice arbitraire du pouvoir est toujours menacé par la révolte des sujets « Soies résolus de ne servir plus, et vous voilà libres je ne veux pas que vous le poussiés ou l’esbranliés, mais seulement ne le soustenés plus, et vous le verrés comme un grand colosse à qui on a desrobé la base, de son pois mesme fondre en bas et se rompre » . La Révolution a transformé ce fait en un droit naturel consacré par les Déclarations des droits, et c’est dans cette consécration que réside, sur ce point, la différence entre l’Etat de droit et l’Etat de police.

A vrai dire, les conceptions jusnaturalistes ne séparaient pas le droit et la politique comme le fait la pensée juridique moderne. Or l’Etat de droit révolutionnaire se situe à mi-chemin du droit naturel et du droit positif les gouvernants sont tenus de respecter la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui énumère les droits naturels et imprescriptibles de l’homme ; le juge et l’administration doivent se soumettre à la loi qui est à la fois l’expression de la volonté générale et l’oeuvre du législateur. La légitimité du système vient de ce que celui-ci respecte la volonté générale et le droit naturel et de ce que les autres gouvernants obéissent à la loi. Elle repose donc sur la suprématie de la loi, initialement sur la suprématie de la volonté générale, volonté commune supposée raisonnable plutôt qu’addition de volontés particulières, mais rapidement assimilée à la volonté du législateur.

Cette première version de l’Etat de droit semble correspondre à ce que Carré de Malberg désigne sous le nom d’ « Etat légal », c’est-à-dire un Etat du règne de la loi, « un Etat dans lequel tout acte de puissance administrative présuppose une loi à laquelle il se rattache et dont il est destiné à assurer l’exécution » . Mais pour l’auteur de la Contribution, cet Etat légal se différencie de l’Etat de droit à vois points de vue :

– D’abord, l’Etat légal se rattache à une « conception politique ayant trait à l’organisation fondamentale des pouvoirs, conception selon laquelle l’autorité administrative doit, dans tous les cas et en toutes matières, être subordonnée à l’organe législatif » , l’Etat de droit au contraire serait, selon lui, uniquement établi pour la sauvegarde des citoyens dans la mesure où il assure à ces derniers « un pouvoir juridique d’agir devant une autorité juridictionnelle » .
– Ensuite, l’Etat de droit peut se concilier avec toutes les formes gouvernementales, alors que l’Etat légal constitue par lui-même une forme spéciale de gouvernement .
– Enfin, « l’Etat légal tend purement et simplement à assurer la suprématie du Corps Législatif » alors que le régime de l’Etat de droit « exige la subordination de l’administration aussi bien aux règlements administratifs eux-mêmes qu’aux lois. En outre, le développement naturel du principe sur lequel repose l’Etat de droit impliquerait que le législateur lui-même ne peut point, par des lois faites à titre particulier, déroger aux règles générales consacrées par la législation existante. Et il serait pareillement conforme à l’esprit de ce régime que la Constitution détermine supérieurement et garantisse aux citoyens ceux des droits individuels qui doivent demeurer au-dessus des atteintes du législateur. Le régime de l’Etat de droit est un système de limitation, non seulement des autorités administratives, mais aussi du Corps Législatif » .

En fait, ces trois différences se résument à une seule : celle de la suprématie du législateur organisée par l’Etat légal et d’où découlent les deux autres points relevés par Carré de Malberg. On pourrait s’étonner de ce que l’auteur de la Contribution oppose ainsi Etat de droit et Etat légal, puisque nous avons vu que cet Etat légal constituait, en réalité, une première version de l’Etat de droit tant par les raisons qui ont conduit à son établissement que par l’organisation qu’il institue et qui vise à subordonner les actes des gouvernants à la loi pour éviter l’arbitraire des actes particuliers. Mais ce que Carré de Malberg désigne sous le nom d’Etat légal correspond à ce que nous pourrions appeler aujourd’hui l’Etat légicentrique, c’est-àdire un Etat qui organise la suprématie du législateur à travers le règne de la loi formelle et non plus matérielle et qui, par conséquent, n’offre aucune garantie sérieuse contre l’éventuel arbitraire du législateur. A vrai dire, Carré de Malberg entretient une certain ambiguïté quant à cette notion d’Etat légal dans la mesure où il le définit à la fois comme l’Etat du règne de la loi et comme l’Etat de la suprématie du législateur, comme si l’un et l’autre étaient nécessairement équivalents. En d’autres termes, l’auteur de la Contribution ne distingue pas entre le système de l’Etat légal révolutionnaire fondé sur la suprématie de la volonté générale formulée par le législateur et l’Etat légicentrique de la Troisième République qui organise la suprématie du législateur par l’intermédiaire de la loi formelle. Or, c’est moins l’Etat du règne de la loi qu’il oppose à l’Etat de droit que le règne du législateur.

En outre, sa conception s’apparente étroitement à celle du Rechtsstaat, à l’Etat de droit conçu stricto sensu puisque « par Etat de droit, il faut entendre un Etat qui, dans ses rapports avec ses sujets et pour la garantie de leur statut individuel, se soumet lui-même à un régime de droit, et cela en tant qu’il enchaîne son action sur eux par des règles, dont les unes déterminent les droits réservés aux citoyens, dont les autres fixent par avance les voies et moyens qui pourront être employés en vue de réaliser les buts étatiques : deux sortes de règles qui ont pour effet commun de limiter la puissance de l’Etat, en la subordonnant à l’ordre juridique qu’elles consacrent » .

Parvenus à ce point, il est temps de recenser quels sont les divers contenus possibles du concept d’Etat de droit. L’exposé qui précède en a fait apparaître quatre : la conception de von Mohl, qui vise à limiter le rôle de l’Etat et qui, en tant que telle, peut être qualifiée de libérale ; celle de Stahl, beaucoup plus formelle en ce qu’elle exclut apparemment le problème des buts que doit poursuivre l’Etat pour se contenter de poser la soumission de l’Etat au droit, à la norme juridique ; la conception française de la Révolution, qui soumet l’Etat au règne de la loi conçue comme expression de la volonté générale et pose le principe de la séparation des pouvoirs ; la conception de la Troisième République qui organise la suprématie du législateur et que Carré de Malberg appelle « Etat légal ».

Ces divers contenus peuvent se ramener à deux conceptions possibles de l’Etat de droit : d’une part, un Etat de droit formel (le Rechtsstaat de Stahl), d’autre part, un Etat de droit libéral (celui de la Révolution française et celui de von Mohl) caractérisé par une certaine conception politique de l’organisation du pouvoir et qui débouche pour partie sur des techniques juridiques (la promulgation d’une constitution, la suprématie de la loi expression de la volonté générale). Quant à l’Etat légal, au sens où l’entend Carré de Malberg, celui de la suprématie du législateur (et de la loi formelle), il résulte de la transformation de l’Etat de droit libéral de la Révolution. Cet Etat légal est un Etat de droit en ce qu’il implique la subordination de l’administration et du juge à la loi. Mais c’est un Etat de droit inachevé puisque, la loi formelle étant la seule norme de référence, le législateur reste incontrôlé. C’était déjà le cas de l’Etat de droit révolutionnaire dans la mesure où le contrôle de constitutionnalité des lois n’était pas juridiquement organisé, mais le système postulait l’obligation pour le législateur de se conformer au droit naturel et à la volonté générale. C’est aussi un régime qui se caractérise par un mode d’organisation politique et non pas juridique, à l’instar de l’Etat de droit révolutionnaire mais à l’inverse de l’Etat de droit formel. En schématisant et de façon provisoire, on peut donc opposer deux concepts d’Etat de droit : l’Etat de droit formel et l’Etat de droit libéral qui, par la transformation de la loi matérielle en loi formelle, est devenu l’Etat légal.

LES QUESTIONS OUVERTES PAR LE CONCEPT D’ETAT DE DROIT

Acceptons provisoirement cette définition : l’Etat de droit, c’est l’Etat lié par le droit, l’Etat qui respecte le droit. Trois questions surgissent immédiatement : Quel droit ? Comment ? Pourquoi ?

Nous verrons, dans la suite de ce travail, quelles réponses la doctrine publiciste française a données à ces questions. Qu’il suffise ici de montrer en quels termes se présente le débat sur chacune d’elles à la fin du dix-neuvième siècle et au regard des diverses significations recensées de l’Etat de droit. Notons au préalable qu’il s’agit ici de soumettre l’Etat, être abstrait, au droit, à un ensemble de normes. L’époque révolutionnaire s’était préoccupée d’imposer des règles et des limites aux gouvernants en confiant la souveraineté à la nation. Or qu’est-ce que l’Etat sinon, pour la plupart des auteurs, la nation juridiquement organisée. En cc cas, l’Etat de droit signifie que l’on soumet le souverain lui-même au droit, donc soit qu’on lui ôte sa souveraineté, soit que cette soumission est illusoire. C’est ainsi la question de la possibilité même d’existence de l’Etat de droit qui est en jeu, en même temps que le problème de l’évolution des idées concernant les obligations à imposer au pouvoir : en passant des gouvernants à l’Etat, s’agit-il des mêmes obligations qui sont imposées, des mêmes buts qui sont poursuivis ? Ces problèmes, nous allons les retrouver à propos des trois questions précédemment soulevées.

 / La première question (celle de savoir quel est le droit qui doit s’imposer à l’Etat) en entraîne elle-même plusieurs qui sont liées les unes aux autres, mais que l’on peut distinguer pour la commodité de l’exposé. On peut en effet envisager la construction de l’Etat de droit à partir du droit naturel ou du droit positif, sous l’angle d’une conception subjectiviste du droit ou au contraire objectiviste, enfin du point de vue d’une conception privatiste ou publiciste du droit.

a) Le choix du droit naturel ou du droit positif relève fondamentalement d’un choix philosophique, lui-même fonction de circonstances historiques. A priori, le problème se pose en ces termes : existe-t-il un droit naturel qui s’imposerait à l’Etat de l’extérieur et dont le contenu resterait à définir ; faut-il au contraire se contenter d’obliger l’Etat à respecter le droit positif, c’est-à-dire les normes qu’il a lui-même édictées et que, par conséquent, il peut aussi modifier ? Il faut donc s’interroger à la fois sur les rapports de l’Etat et du droit et sur la portée des obligations imposées à l’Etat.

L’idée même de droit naturel suppose la croyance en l’existence d’un droit transcendant les volontés humaines, donc par essence antérieur et supérieur aux nomes édictées par l’Etat, sauf à faire de ce dernier un être lui aussi transcendant. On sait que la solution qui consiste à imposer aux gouvernants le respect d’un droit naturel est celle de la tradition française et de la conception libérale qui a donné naissance à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. L’hypothèse du contrat social empêchait alors de voir en l’Etat un être transcendant, pour en faire une création volontaire. Le droit naturel était donc effectivement conçu comme antérieur et supérieur à l’Etat, ce qui permettait logiquement la soumission de l’Etat, garantie par l’attribution de la souveraineté à la nation. Une telle solution supposait un consensus quant au contenu à donner à ce droit naturel, fondé à l’époque sur la conception individualiste libérale. Mais la soumission de l’Etat au droit naturel devient problématique dès que le consensus est rompu ou menacé de l’être. Elle tend alors à faire place à une conception plus positiviste et formelle.

Cette seconde solution permet en effet d’éluder les désaccords sur le contenu de l’obligation imposée à l’Etat, puisqu’il suffit d’étudier les normes en vigueur pour connaître le contenu du droit positif en reléguant dans la sphère du politique le problème de leur valeur. Mais cette seconde solution n’est aussi qu’un second choix car elle aboutit à n’imposer à l’Etat que le respect de formes et non de règles de fond, sauf pour les gouvernants subalternes obligés de se soumettre au contenu (quel qu’il soit) de normes hiérarchiquement supérieures dans l’ordre juridique. C’est paradoxalement ce système que consacre l’Etat légal après la transformation de la loi, expression de la volonté générale, en acte formel du parlement. En effet, si initialement le législateur chargé d’exprimer la volonté générale devait transcrire le droit naturel en droit positif, cette obligation s’est rapidement transformée en présomption irréfragable de conformité d’un droit à l’autre, au point d’oublier jusqu’à l’existence du droit naturel, et la qualité de la loi s’est davantage attachée à son origine (le législateur) qu’à son contenu (la volonté générale).

Mais si le choix du droit positif permet d’éviter certaines questions cruciales quant au contenu des normes qui s’imposent à l’Etat, il ne va pas sans poser problème quant à sa logique. Il revient en effet à obliger l’Etat à se soumettre au droit qu’il a lui-même créé (ou au moins reconnu) et auquel il est seul à donner force  obligatoire. Cette proposition a-t-elle un sens ? Pour Kelsen, il semble que non, puisqu’il critique le concept d’Etat de droit : l’Etat de droit est une tautologie car l’Etat et l’ordre juridique sont une seule et même chose. On peut cependant envisager la question sous un angle différent et considérer l’Etat comme un être abstrait composé d’organes dont certains ont pour tâche d’obliger les autres à respecter le droit qu’ils créent. On ne s’étonnera pas de retrouver ici la doctrine du Rechtsstaat. Ainsi associée à la théorie de l’organe, elle rend compte du régime politique alors en vigueur en Allemagne, en ce qu’elle n’impose le respect d’aucune règle précise mais seulement celui d’un ordre juridique sans poser de limite à son développement, sans impliquer non plus aucune prééminence du législateur.

b) La tradition française de l’Etat de droit est fondée, depuis la Révolution, sur une conception subjectiviste du droit . L’idée selon laquelle, en effet, l’homme a des droits naturels imprescriptibles signifie que l’on considère ces droits comme des pouvoirs appartenant à l’homme, comme qualités substantielles de l’être humain dont il dispose déjà dans l’état de nature et dont il organise la protection en concluant le pacte social. Le droit objectif (la loi, donc) n’est là que pour garantir ces droits subjectifs et les organiser de façon que tous puissent les exercer librement. Nous retrouvons par conséquent ce que nous avons déjà vu s’agissant des rapports du droit positif et du droit naturel dans la tradition libérale. Mais les deux questions (droit naturel/droit positif, droit subjectif/droit objectif) ne se recouvrent pas totalement car le droit naturel n’implique pas toujours la primauté du droit subjectif, et le droit objectif ne correspond pas nécessairement à une conception excluant toute référence au droit naturel .

c) S’agissant de la conception de l’Etat de droit dans la doctrine publiciste, il est vraisemblable que celle-ci privilégie le droit public par rapport au droit privé dans le type de droit qui s’impose à l’Etat. Historiquement cependant, c’est sans doute une conception privatiste du droit qui l’a d’abord emporté dans les obligations imposées à l’Etat. Si l’on se réfère en effet aux premières manifestations concrètes de l’Etat de droit, celles de l’époque révolutionnaire, on s’aperçoit que les .gouvernants sont surtout tenus de respecter les droits imprescriptibles de l’homme et notamment le droit de propriété considéré comme le plus sacré de tous. La séparation des pouvoirs inscrite dans la Constitution (et donc dans le droit public) a pour objectif premier d’éviter que les gouvernants n’abusent de leur pouvoir au risque de sacrifier les libertés individuelles. Le droit public est là pour sauvegarder les droits privés ; la liberté-participation est un moyen de garantir la liberté-autonomie. A cette conception libérale du pouvoir, correspond l’hégémonie du droit privé chez les juristes, sensible chez les publicistes eux-mêmes puisque l’école de Poitiers par exemple étudie le droit public à partir d’un point de vue privatiste (celui des libertés individuelles).

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Table des matières

Introduction générale
I – La naissance d’ un concept : l’Etat de droit
II – Les questions ouvertes par le concept d’Etat de droit
III – La notion d’Etat de droit, lieu de rencontre pour la doctrine publiciste française
PREMIÈRE PARTIE LA DOCTRINE FACE À L’ÉTAT LÉGAL
TITRE I L’ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LA SOUVERAINETÉ
Chapitre I – Le titulaire de la souveraineté
Section 1 – La nation opposée au peuple
§ 1. – Des collectivités essentiellement différentes
A — L’émergence d’une nouvelle définition de la nation
B — Les arguments de la distinction
C — L’opposition de deux théories de la souveraineté
§ 2. – Deux modes d’exercice du pouvoir
A — L’héritage des doctrinaires
B — L’enjeu : l’indépendance des gouvernants
C — Les nouvelles données de la Troisième République
Section 2 – De la nation souveraine à l’Etat souverain
§ 1. – L’identification nation/Etat
A — L’évolution de la notion d’Etat
B — Etat et nation : deux aspects d’un même objet
§ 2. – Les implications de la théorie de l’Etat souverain
A — La transformation du mode de légitimation
B — La relativisation du rôle des assemblées et des citoyens
Chapitre II – L’étendue de la souveraineté
Section 1 : La critique du concept de souveraineté
§ 1. – Le contenu de la critique
§ 2. – L’influence de Duguit
Section 2 : L’évolution vers une théorie de la souveraineté limitée
§ 1. – Les facteurs de l’évolution vers une souveraineté limitée
§ 2. – L’étendue de la souveraineté et la notion d’Etat légal
Chapitre III -La légitimation du pouvoir des gouvernants
Section 1 : La légitimation par le but poursuivi
§ 1. – Le renouvellement des doctrines téléologiques
§ 2. – La renaissance du droit naturel
Section 2 : La théorie de l’autolimitation
§ 1 – Le contenu de la théorie
§ 2. – Son influence en France
TITRE II LA CRITIQUE DE L’OMNIPOTENCE PARLEMENTAIRE
Chapitre I – La crise du régime représentatif
Section 1 – La crise du parlementarisme
§ 1. – La déviation du régime parlementaire en régime d’assemblées
A — Le discours critique des publicistes
B — Discours et réalité
§ 2. – La critique du personnel parlementaire
A — Les arguments de la doctrine
B — Les raisons de la critique
Section 2 – La crise de la représentation
§ 1. – Les ambiguïtés de la conception classique de la représentation
§ 2. – La représentation faussée par la démocratisation du suffrage
A — Les effets du suffrage universel
B — Le renouvellement de la théorie de l’électorat
§ 3. – La tyrannie de la majorité, la souveraineté du nombre
Section 3 – Les réformes proposées
§ 1. – La réforme électorale
A — La représentation proportionnelle
B — Les autres propositions de réforme
§ 2. – La diminution des prérogatives du Parlement
A — L’initiative législative
B — Les autres attributions d’un Parlement
Chapitre II – La revalorisation de l’exécutif
Section 1 – Les arguments
§ 1, L’argument de l’efficacité
§ 2. – L’argument de la démocratisation
§ 3. – L’argument implicite
Section 2- L’élargissement de la mission de l’exécutif
§ 1. – Evolutions et résistances
§ 2. – Le droit positif et son interprétation
A — L’interprétation doctrinale
B — L’évolution jurisprudentielle
§ 3. – Les définitions du règlement
A — Les théories en présence au début du siècle
B — L’évolution des définitions
Section 3 -Les relations exécutif-Parlement
§ 1. – L’existence (?) d’un domaine par nature législatif
§ 2. – Les règlements d’administration publique
§ 3. – Le rôle du Président de la République
Chapitre 3 -Des garanties politiques aux contrôles juridiques
Section 1 – Les limites des garanties politiques
§ 1. – L’insuffisance des garanties traditionnelles
A — La Constitution
B — La séparation des pouvoirs
C — La loi
§ 2. – L’inadaptation des contrôles
A — Le contrôle politique exercé par le parlement
B — Droits naturels et libertés publiques
Section 2 – Les dangers d’ une extension des garanties politiques
§ 1. – Les limites de la remise en cause de l’Etat légal
A — Les institutions : le refus de la démocratie directe
B — Sur le plan politique : la défense des valeurs libérales
§ 2. – L’opposition du juridique et du politique
A — Les dangers du contrôle de constitutionnalité des lois
B — Le discours de la compétence
DEUXIÈME PARTIE LA CONSÉCRATION DOCTRINALE DU DROIT
TITRE I L’EFFICACITÉ RETROUVÉE : LES MÉCANISMES JURIDIQUES
Chapitre I – La censure des gouvernants par l’annulation de leurs actes
Section 1 – Les contrôles sur l’administration
§ 1. – La nature du recours pour excès de pouvoir
A — Le recours pour excès de pouvoir : recours administratif ou juridictionnel ?
1 / Le REP, recours administratif
2 / Le REP, recours contentieux
B — Le recours pour excès de pouvoir : recours subjectif ou objectif 9
1 / La recevabilité du recours
2 / Les pouvoirs du juge
§ 2. – Les actes soumis au recours pour excès de pouvoir
A — Le problème des règlements d’administration publique
1 / Les problèmes posés par la théorie de la délégation
2 / RAP et décrets coloniaux
B — Le cas des actes de gouvernement
1 / Le premier courant
2 / La remise en cause des actes de gouvernement
§ 3. – L’exception d’illégalité
Section 2 – Les contrôles sur le législateur
§ 1. – Les empêchements d’ordre constitutionnel
A — Le principe de séparation des pouvoirs
B — L’absence de normes de référence suffisantes
§ 2. – Les difficultés politiques
A — Le contenu de ces difficultés
B — Leur impact
Chapitre Il -La mise en jeu de la responsabilité de l’Etat
Section 1 – Le développement du recours de plein contentieux
§ 1. – La place du recours de plein contentieux
§ 2. – Le développement de la responsabilité administrative
A — L’abandon de la théorie de l’irresponsabilité
B — Les théories de la responsabilité
1 / La phase d’expansion
2 / Les limites
Section 2 – Faute personnelle et faute de service
§ 1. – Les relations Etat / fonctionnaires
A — Le fonctionnaire : un travailleur différent des autres
B — Le fonctionnaire : un simple administré
§ 2. – L’extension des garanties données aux justiciables
Section 3 – La responsabilité de l’Etat législateur
§ 1. – Les cas de responsabilité : l’Etat honnête-homme
§ 2. – Le maintien du principe d’irresponsabilité
TITRE II LA SOUVERAINETE DU DROIT 273
Chapitre I – L’apologie du juge et du juriste
Section 1 – L’apologie du juge
§ 1. – La fonction juridictionnelle
A — Fonction juridictionnelle et fonction exécutive
B — La nature de la fonction juridictionnelle
§ 2. – La mission du juge
A — La protection des administrés et de leurs libertés
B — La protection de l’ordre juridique et de l’ordre social
§ 3. – Les garanties offertes par le juge
A — La compétence
B — L’indépendance
Section 2 – La résurgence d’ une utopie, le gouvernement des juristes
§ 1 – Du contrôle juridictionnel à la tentation du gouvernement des juges
A — Le Conseil d’Etat, censeur des gouvernants
B — L’extension des attributions administratives du Conseil d’Etat
§ 2. – La mission civilisatrice des juristes
A — Le rôle du juriste dans l’Etat de droit
B — La finalité assignée à l’Etat de droit
Chapitre II – L’Etat lié par le droit
Section 1 – Les contenus du droit
§ 1. – Le droit comme norme
A — Le droit comme norme supérieure
B — Le droit comme norme de l’Etat
§ 2. – Le droit comme ordre juridique
A — Les éléments de l’ordre
B — L’ordre juridique comme ordre logique
Section 2 – Les rapports de l Etat et du droit
§ 1. – La soumission de l’Etat au droit
A — Les techniques de soumission de l’Etat au droit
B — L’effectivité de l’obligation
§ 2. – L’Etat légitimé par le droit
A — Du citoyen à l’administré
B — La clôture du système
Conclusion
Références bibliographiques

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