L’évolution de l’aide sociale et la relation à l’argent
La relation entre un assistant social et un bénéficiaire maintenant définie et inscrite dans un certain contexte, il me semble important de mettre en lumière l’évolution du travail social dans un service d’aide sociale. Cette évolution démontrera les changements considérables au fil de l’histoire et permettra de comprendre pourquoi il pourrait y avoir de la violence dans un tel service. En plus de cela, je ferai un parallèle avec le rôle de l’argent et son importance dans la société d’aujourd’hui. Le travail social a beaucoup évolué au cours des deux derniers siècles. L’assistance aux pauvres apparaît dès le XVIe siècle et elle est peu à peu remplacée par l’assistance publique, qui fait son apparition au début des années 1800. Il s’agit alors d’aides privées fournies par des oeuvres caritatives comme par exemple la Croix-Rouge, qui a été fondée en 186617. Au XIXe siècle, les Cantons suisses commencent à harmoniser leurs pratiques en édictant des lois sociales. Mais la nature reste la même : les personnes dans le besoin dépendent autant de la bienfaisance privée que des aides fournies par les communes d’origine.
À cette époque, le financement de l’assistance publique est basé sur des dons et non pas sur les impôts. De plus, l’aide se limite aux pauvres qui font partie de la communauté et qui ne sont pas responsables de leur pauvreté. Pour ceux qui ne rentrent pas dans ces « cases », comme l’explique Éliane Bouyssière-Catusse (2011) : « Ils ont la voisine qui donne. On ne les voyait pas.18 » La Conférence des institutions d’assistance aux pauvres est instaurée en 1905. On parle aujourd’hui de la CSIAS : Conférence suisse des institutions d’action sociale. Il s’agit de normes pour le calcul de l’aide sociale, qui servent de référence à la Confédération, aux Cantons et aux Communes. C’est après la Seconde Guerre mondiale qu’apparaît l’aide sociale au sens moderne. L’aide sociale relève alors, la plupart du temps, de la compétence des communes. Elle est composée d’une instance décisionnelle (autorité sociale) et d’un organe exécutif (service social). L’aide sociale est financée par les impôts communaux et parfois cantonaux.
Aujourd’hui, on parle de « critères d’attribution ». L’aide financière est contractualisée et le demandeur s’engage à réaliser un objectif dans le but d’améliorer sa situation. On est passé du « je te donne si tu as besoin » au « je te donne si tu mérites »19. Les critères d’action sociale sont de plus en plus cadrés : « Si l’usager a 3 euros de plus que le seuil retenu, tu ne peux plus rien faire !20 » Les critères précèdent donc l’évaluation que peut faire le travailleur social. Ceux-ci sont affinés et de plus en plus restrictifs. De plus, les gens sont « compartimentés » en fonction de leurs besoins, il n’y a plus d’approche globale d’une situation. Le système mis en place ne permet plus aucune souplesse. En plus de cela, la partie administrative dans le travail social prend de plus en plus de place par rapport à la partie relationnelle. Les assistants sociaux deviennent des « spécialistes de grilles d’attribution financière21 » et cela ne leur permet plus de prendre en compte la singularité de chaque personne et de chaque situation. Cette relation à l’argent, cette possibilité d’octroyer une aide ou non, établit incontestablement une relation de pouvoir. Selon Éliane Bouyssière-Catusse (2011), ce pouvoir est en premier lieu celui de l’État (dans le Canton du Jura : via le Service de l’Action Sociale), qui accorde ou non une aide financière. Mais c’est également celui du travailleur social, qui va ou non proposer une aide et l’obtenir ou non.
Dans cette relation, le bénéficiaire va alors mettre en place un jeu de séduction dans lequel il « mettra en avant toute sa bonne volonté, ses résolutions, sa gratitude, voire sa soumission, son humiliation ou son agressivité22 ». Selon Ginette Mazière (2011), responsable d’un Centre Communal d’Action Sociale d’une ville moyenne en France « L’attribution d’argent est à l’origine de comportements divers de la part de ceux qui en ont besoin. […] Si l’aide est mal vécue par ceux qui la perçoivent, car ils se sentent humiliés malgré tous les efforts déployés, nous sommes toujours envahis par des sentiments négatifs face à l’agressivité.23 » Bien que la CSIAS édicte des normes de référence pour le calcul de l’aide sociale, le budget d’une personne au bénéfice de l’aide sociale est calculé de façon extrêmement serrée24. Pour pouvoir payer les factures courantes, il est fréquent que les personnes économisent dans d’autres domaines importants, tels que la nourriture. Voici un témoignage pour illustrer ces propos : « L’aide sociale prend en charge peu de choses, je dois beaucoup me serrer la ceinture. C’est-à-dire avoir presque toujours un frigo vide pour pouvoir payer les factures courantes, j’économise là où je peux. […] L’argent de l’aide sociale ne suffit tout simplement pas. C’est trop peu pour vivre et trop pour mourir. Personne ne veut véritablement l’admettre, mais il y a chaque mois plusieurs jours où je crève de faim.25 ».
La relation à l’argent dans notre société de consommation d’aujourd’hui ne facilite pas les choses. Chaque jour, nous sommes assaillis par la publicité26 : à la télévision, sur internet, au travers des réseaux sociaux ou encore dans la rue. Ces techniques de vente agressives nous confrontent quotidiennement à la tentation de consommer. Cette tendance est accentuée par un mouvement à la mode : la comparaison sociale. Les réseaux sociaux permettent aux gens de partager et comparer leur vie quotidienne avec un nombre incalculable de personnes. Les nouveaux achats, les vacances dans des destinations paradisiaques, les soirées entre amis au restaurant et bien d’autres choses encore sont mises en avant. Le hic : la vie a un coût.
Le soutien social, une ressource pour surmonter un acte violent
Les différents types de violence et leur principale conséquence, soit le stress professionnel, à présent définis, j’ai choisi de me questionner sur les formes de soutien permettant aux AS de surmonter ces actes de violence. Comme cité précédemment, les travailleurs sociaux interrogés dans le cadre de l’étude menée par la Haute École de travail social fribourgeoise attendent de la part de leur hiérarchie et de leurs collègues un appui inconditionnel. Il est aussi appelé soutien social, thème abordé dans ce chapitre. Deux études ont été menées en France en 2009 et 2011 par des chercheurs du domaine de la santé50. Un certain nombre de salariés ont été interrogés dans le but d’analyser l’évolution de leur situation après la mise en place de mesures pour lutter contre le stress au travail. Il en résulte que l’un des principaux facteurs préventifs des troubles psychologiques suite à un épisode de stress est le soutien social. En effet, des mesures pour développer le soutien social ont été instaurées sur le lieu de travail des salariés interrogés, comme la mise en place d’un atelier d’échange entre le directeur et tous ses collaborateurs. La baisse du stress professionnel due à une amélioration de ce soutien social constitue le principal résultat de l’étude. Une tendance à la diminution de la dépression, de l’anxiété et de l’angoisse a été notée.
Le soutien social semble donc être une ressource importante pour faire face aux événements stressants vécus sur le lieu de travail. Ce soutien va laisser penser à la personne qu’elle est estimée et valorisée et sa perception du niveau de stress va ainsi être diminuée. Les principales sources de soutien sont les collègues et la hiérarchie. En plus de cela, des travaux démontrent qu’il existe une corrélation positive entre le soutien social, le bien-être psychologique et la qualité de vie ; le soutien social est susceptible d’atténuer le stress. À l’inverse, le fait de bénéficier d’un faible soutien social constitue un risque psychosocial important51.
D’autres études montrent un lien entre un déficit de soutien social et des troubles psychologiques tels que dépression ou anxiété. Une enquête a été réalisée selon le modèle de Karasek ; ce modèle conçu par le sociologue et psychologue américain Robert Karasek en 1979 s’intéresse à la mesure du stress au travail. Un certain nombre de salariés ont été interrogés selon ce modèle et il en résulte que le risque de pathologies psychosociales est aggravé lorsque le salarié bénéficie d’un faible soutien social52. L’étude démontre également que le collectif de travail joue un rôle protecteur lorsque les salariés doivent faire face à des épisodes violents. Le soutien des collègues se manifeste par des aides techniques ayant pour but de diminuer la charge de travail ou par des interactions sociales qui apportent une certaine reconnaissance53. Le soutien de la hiérarchie se traduit par la disponibilité pour prodiguer de l’aide et des conseils ainsi que par la reconnaissance de la qualité du travail.
Critères de l’échantillon de recherche
L’échantillon que j’ai choisi pour ma recherche de terrain est composé de six assistants sociaux. Il s’agit de trois femmes et trois hommes travaillant dans différents services d’aide contrainte du canton du Jura. Ces personnes ont entre 34 et 60 ans et ont des parcours professionnels très différents les uns des autres. Quatre d’entre eux sont au bénéfice d’un diplôme HES (Bachelor en Travail Social obtenu dans une Haute-École) et deux ont une licence en sciences sociales obtenue à l’Université. Bien entendu, mon échantillon de recherche n’est pas représentatif du nombre important de travailleurs sociaux oeuvrant dans le canton du Jura, mais il est suffisant pour me permettre de mener à bien mes recherches. Dans un premier temps, j’ai élaboré une grille d’entretien. J’ai d’abord souhaité la tester afin d’y apporter quelques modifications si nécessaire. Cet entretien « test » a eu lieu le 2 septembre 2016 et ma grille d’entretien n’a pas subi de modifications conséquentes. Pour cette raison, j’ai pu utiliser cet interview au même titre que les suivants pour l’analyse de mes recherches.
Ce test m’a également permis de définir la durée des entretiens, qui fut d’environ 45 minutes. J’ai ainsi pu communiquer l’information aux assistants sociaux qui ont participé à ma recherche afin qu’ils puissent réserver le temps nécessaire dans leur planning. Après cela, j’ai téléphoné à la responsable des Services Sociaux Régionaux du Canton du Jura (SSR) afin de lui expliquer ma démarche. Elle m’a informée du fait que les assistants sociaux avaient actuellement beaucoup de travail et qu’elle ne pouvait d’une part pas me garantir le nombre de volontaires, et d’autre part qu’elle ne savait pas si ces derniers pourraient me recevoir dans les semaines à venir. Elle m’a dit avoir fait une annonce lors d’un colloque et j’ai ensuite été contactée par trois AS, deux travaillant à l’aide sociale et l’un dans le domaine des curatelles d’adultes. J’ai ensuite pris contact avec deux autres institutions pratiquant l’aide contrainte et deux assistants sociaux ont accepté de répondre à mes questions. Les entretiens se sont déroulés entre le 16 septembre et le 25 octobre 2016. Je n’ai pas éprouvé de difficultés à trouver des volontaires pour mes recherches, mais j’ai pu constater que la charge importante de travail et le planning très chargé des assistants sociaux ont retardé les échéances que j’aurais voulu pouvoir respecter. L’échantillon de recherche choisi correspond à mes critères : tous ont un poste d’assistant social ainsi qu’un diplôme dans ce domaine et tous ont une expérience professionnelle d’au moins cinq ans en tant qu’AS.
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Table des matières
Introduction
1. Prise de température
1.1 La violence dans les services publics
1.2 La violence dans le travail social en Suisse
1.3 Et dans le canton du Jura ?
2. Problématique
3. Concepts théoriques
3.1 La relation d’aide
3.1.1 La relation d’aide contrainte
3.1.2 Le contexte de la relation d’aide en travail social
3.2 L’évolution de l’aide sociale et la relation à l’argent
3.3 La violence
3.3.1 Les différents types de violence
3.3.2 La violence en droit pénal
3.4 Les conséquences de la violence
3.4.1 Le sentiment de sécurité
3.4.2 Le stress professionnel
3.5 Le soutien social, une ressource pour surmonter un acte violent
3.6 La prévention
4. Méthodologie
4.1 Les hypothèses de recherche
4.2 Critères de l’échantillon de recherche
4.3 Collecte de données
4.4 Analyse des données
5. Analyse des entretiens
5.1 Introduction
5.2 Présentation des différents contextes professionnels
5.2.1 Les Services Sociaux du Canton du Jura
5.3 La définition de la violence selon les assistants sociaux
5.4 La violence dans les services d’aide contrainte
5.4.1 La violence verbale
5.4.2 La violence physique
5.4.3 Les attitudes d’irrespect
5.5 Le ressenti des AS suite à des situations violentes
5.6 Les différentes formes de soutien suite à une situation violente
5.7 La prévention dans les institutions
5.7.1 La prévention primaire
5.7.2 La prévention secondaire
5.7.3 La prévention tertiaire
5.8 Pourquoi la violence persiste-t-elle ?
5.9 La réception
6. Synthèse de l’analyse
7. Pistes d’actions professionnelles
8. Bilan personnel
9. Conclusion
10. Bibliographie
11. Annexes
11.1 Annexe A – Grille d’entretien
11.2 Annexe B – Grille d’analyse
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