L’évolution de la notion de mémoire en Espagne

Depuis mars 2007, l’Espagne a adopté une nouvelle loi visant à reconnaitre les victimes du franquisme. La loi sur la mémoire historique (Ley de Memoria Histórica) est officiellement appelée : Loi pour que soient reconnus et étendus les droits et que soient établis des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre Civile et la Dictature. Celle-ci prévoit, entre autre, le retrait des symboles franquistes dans les espaces publics. Cette loi est soutenue par le gouvernement actuel, dirigé par Jose Luis Zapatero , et a été mise en place à la suite d’actions répétées d’associations de citoyens. Mais elle connait de vives controverses, notamment de la part du parti politique opposé, le Partido Popular .

Un des premiers pas vers cette « défranquistation » a été le retrait, en mars 2005, du bronze équestre de Francisco Franco (dit «Franco») qui trônait depuis plus de 50 ans au centre de la place San Juan de la Cruz, au centre de Madrid. Une autre statue a été ensuite retirée en décembre 2008 à Santander (au nord de l’Espagne). Ces actions ont fait grand bruit, suscitant à chaque fois de vives et variées réactions au cœur de la société espagnole, mobilisant l’élite intellectuelle comme la société civile .

A l’heure actuelle, il reste encore bon nombre de symboles présents dans les espaces publics espagnols (notamment une dernière statue de Franco à Melilla ). Se pose également la question de la toponymie franquiste des villes. Bien des villes (dont Madrid) ont encore leur avenue du « généralissime », ou du « 18 juillet » (date du coup d’état du général Franco en 1936).

Quelle place pour la mémoire au sein de l’espace public?

Le but de ce mémoire sera d’étudier la place de la mémoire en Espagne au sein de l’espace public et de comprendre pourquoi le patrimoine issu du franquisme pose problème. Comment arriver à gérer un patrimoine historique lourd de sens et de drames ? Par l’analyse de quelques situations concrètes (retrait de deux statues de Franco, à Madrid et à Santander) et des réactions qu’elles ont engendrées (manifestations de soutien, ou d’opposition, représailles, dégradation d’objets publics…), il s’agit de cerner les enjeux des espaces publics face au poids de l’Histoire.

L’espace public est entendu ici, à la fois comme espace physique et géographique où l’on trouve les traces du passé, mais aussi comme espace de débats et de mémoires. L’espace et la mémoire sont en effet intimement reliés. L’espace public, lieu de mixité, doit être porteur de sens pour tous. Traversé et partagé par la multitude, il se doit d’avoir une valeur commune et de rassemblement.

L’espace public et les objets qu’il contient, car porteurs et reflets de l’identité espagnole, se trouvent au centre d’un conflit d’intérêts. En effet, cette question au cœur de l’actualité espagnole, met en place un jeu d’acteurs complexe. Elle implique les politiques tout comme l’ensemble des citoyens (des associations en dehors de tout parti politique se sont constituées, dont la plus importante est l’Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica).

Il est important de noter que la mémoire n’est pas unique, mais multiple. La question abordée ici n’est pas d’être pour ou contre un travail de mémoire, mais révèle plutôt un conflit de mémoires qui s’affrontent. De ce questionnement nait un paradoxe : Ces actions de suppression visent à entamer, en Espagne, un travail de mémoire. Mais supprimer ces objets de l’espace public, donc de la vue de tous, n’est-il pas en même temps un acte de déni? N’est-il pas contradictoire de vouloir récupérer la mémoire espagnole, en occultant ces objets témoins du passé malheureux ? On est en mesure de se demander si la suppression seule est judicieuse. Intervient alors la question de la contextualisation de ces objets sculpturaux et emblématiques. Si leur place n’est pas au sein de l’espace public et que leur suppression seule n’est pas une réponse, peut-on envisager leur transfert vers d’autres lieux (comme les musées par exemple)? Quel type d’espace est-il nécessaire pour la mise en situation de la mémoire ?

L’évolution de la notion de mémoire en Espagne

Du « pacte de l’oubli » vers la réappropriation d’un passé douloureux

Danielle Rozenberg , dans ses travaux concernant la mémoire de la Guerre Civile espagnole, distingue trois périodes temporelles qui sont sont exposées ci dessous. Car elles révélent les grands tournants dans l’évolution de la mémoire en Espagne, leur reprise semble pertinente. On se réfèrera également à la rapide chronologie placée en annexe de ce mémoire.

Mise en place d’une politique de réconciliation_1975-1995

La transition démocratique espagnole est le processus correspondant au remplacement progressif de la dictature franquiste par la démocratie. Elle s’étend de la mort du général Franco en 1975, jusqu’à la première alternance politique en 1982, avec l’arrivée au pouvoir du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol de Felipe Gonzalez. Durant cette période, la mémoire républicaine n’a pas été réhabilitée, et pas non plus durant les années qui suivirent l’accession de la Gauche au pouvoir.

Après la mort de Franco en 1975, sont au pouvoir des franquistes et des antifranquistes. Restent donc au gouvernement des personnes ayant eu des responsabilités sous Franco et y accèdent les leaders de l’opposition. Ces conditions imposent donc le compromis et la prudence. Elles aboutissent en décembre 1978 à la proclamation de la Constitution Espagnole. Au moment de construire la démocratie, les dirigeants et la société ont décidé de faire table rase du passé, du moins, d’enterrer très profondément cette période douloureuse de l’histoire espagnole, afin d’accéder plus rapidement au pardon des erreurs du passé pour ainsi mettre en place la démocratie. Le choix de ne pas regarder en arrière, est habituellement qualifié par les historiens de « pacte de silence » ou « pacte de l’oubli ». Au nom de la transition démocratique, l’Espagne sacrifie son devoir de mémoire. Felipe Gonzalez, chef du gouvernement de 1982 à 1992, réaffirme sa conviction d’avoir faire le juste choix:

« Nous décidâmes de ne pas parler du passé. Si c’était à refaire, avec la perspective de ces vingt cinq ans écoulés depuis la disparition du dictateur, je le referais. Ce qui revient à dire qu’en termes historiques le solde de notre mode de transition me paraît satisfaisant. » Felipe Gonzalez, dans El Pais, 22 avril 2001.

Différentes lois introduisant des grâces et des amnisties seront tout de même votées durant les années soixante-dix. Ces mesures ont eu pour seul but d’apaiser en surface les plaies récentes. La loi d’Amnistie du 14 octobre 1977, votée à une large majorité, illustre cette volonté de réconciliation nationale. Elle constitue une mesure législative qui a pour effet d’accorder le pardon aux auteurs d’un délit de droit commun ou politique et de supprimer le caractère illicite de l’infraction. Elle inclut tous les actes politiques antérieurs à l’année 1976. Cette même loi contient également deux articles qui instaurent l’impunité pour les actes de violence institutionnelle effectuées sous la dictature. Selon Danielle Rozenberg, cette loi met une sorte de « point final sur les responsabilités politiques du régime antérieur ». Parallèlement, durant la première période de l’après franquisme, une série de mesures législatives sont venues rétablir les droits de diverses catégories de fonctionnaires victimes d’épuration et indemniser des personnes du camp républicain : pensions aux veuves (1979) et aux mutilés de l’armée républicaine (1980); reconnaissance des services rendus des membres des forces armées ou de police durant la guerre civile (1984); réparations financières aux personnes emprisonnées un minimum de trois ans (1990); restitution ou indemnisation des biens confisqués aux organisations syndicales et politiques (1986 et 1998).

Cependant, durant cette période il n’est guère fait mention des victimes du franquisme dans l’espace public au delà de quelques déclarations et actes symboliques, tel que le retour de Guernica de Picasso. Anciennement exposé au MoMA de New York, il revient à Madrid en 1981, selon les exigences de l’artiste qui souhaitait son retour seulement « lorsque les libertés publiques seraient rétablies». Juan Carlos inaugure également en 1985 un monument «à tous ceux qui ont donné leur vie pour l’Espagne», en présence d’anciens combattants des deux camps. On notera également que durant ces mêmes années, de nombreuses municipalités ont modifié les noms de rues et places, érigé des monuments aux victimes de la répression. Mais cette démarche ne s’inscrit pas dans le cadre d’une politique instituée.

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Table des matières

Introduction
I. L’évolution de la notion de mémoire en Espagne
1. Du « pacte de l’oubli » vers la réappropriation d’un passé douloureux
a. Mise en place d’une politique de réconciliation_1975-1995
b. Vague mémorielle_1995-2004
c. Émergence d’une nouvelle politique mémorielle_2004 à nos jours
2. La loi de « mémoire historique », une avancée non sans controverses
a. Adoption de la loi dite de mémoire historique octobre 2007
b. Aussitôt controversée et limitée
c. Une mise en application difficile
La modification de la toponymie de Guadalajara pose problème
II. La loi de mémoire historique dans ses aspects juridiques
1. L’article 15 de la loi de mémoire historique
2. Le retrait des symboles. Mais quels symboles?
3. Retrait ou maintient, les deux uniques solutions prévues par la loi
III. La mémoire et le patrimoine, sa traduction matérielle?
1. La mémoire un processus de fabrication du multiple
a. Sélectionner, réinterpréter, reconstruire, au service d’idéologies
Le cas de l’Eglise
b. Une mémoire? Des mémoires
Le rôle des associations dans le débat mémoriel
2. Le patrimoine
a. Les lieux de mémoire
El Valle de los Caidos
b. Marqueurs de mémoire
Les symboles franquistes jalonnent l’espace public
c. Inventaire photographique de quelques symboles franquistes
IV. L’espace public, lieu de mise en scène de la mémoire
1. Enjeux mémoriels de l’espace public espagnol actuel
a. Quelle forme prennent les revendications mémorielles dans l’espace public?
Récit d’une action emblématique à Ferrol
b. La ré-actualisation de l’espace public, un processus controversé mais peu à peu accepté
Le valeur du retrait des statues équestres du Caudillo
2. Vers de nouveaux lieux pour la mémoire espagnole?
a. Spécificité du cas espagnol: un patrimoine lourd de sens dont on ne sait que faire
b. Quelle solution pour la conservation du patri moine franquiste?
Conclusion
Postface

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