L’Europe en crise n’est pas une thématique nouvelle
En 1957, Aron dresse le constat sombre du destin de l’Europe depuis la Première Guerre Mondiale : « Depuis que l’Europe est sortie, décimée et amère, de la grande tuerie où elle s’était lancée, bourgeoise et aveugle, elle n’a jamais chassée de sa conscience l’angoisse de la décadence ». Plus de 50 ans après, cette angoisse est toujours présente. Preuve en est, par exemple, le dossier spécial proposé par la revue Europe’s World en 2007 . À l’occasion du cinquantième anniversaire du Traité de Rome, il propose à des personnalités politiques de premier plan de l’Union européenne de réfléchir sur l’état de l’Europe. Certains articles de ce dossier, par la terminologie de leur titre, montrent que la question du déclin de l’Europe sera une des problématiques principales des 50 prochaines années de l’Europe. Déclin à désamorcer ou renaissance à espérer, la tonalité des articles est significative. Notons par exemple : « Si nous visons juste, nous pourrons tous dire un jour : « je suis européen » » par Simeon Saxe-Coburg-Gotha, dernier « tsar » des Bulgares en 1943- 1946 (il est alors enfant) et ancien Premier ministre de la république Bulgare (2001- 2005) ; « Nous pouvons encore échapper au déclin annoncé » par Toomas Hendrik Ilves, président de l’Estonie ; et « Pour une renaissance de l’Europe dans le « siècle asiatique » » par Bela Kádár, ancien ministre hongrois des relations économiques extérieures. Ce dernier écrit notamment : Marche triomphale d’une zone de libre-échange vers un marché et une monnaie unique, élargissement à 27 pays, positionnement dans le domaine du commerce mondial, capacité de négociation… Les progrès de l’Europe au cours des 50 dernières années sont impressionnants. Ils ne peuvent cependant masquer une certaine lassitude. L’Europe accuse du retard dans des domaines importants.
L’ancien ministre hongrois dresse le tableau du retard ou des problèmes cruciaux de l’Union européenne : budget consacré à la recherche loin derrière les États-Unis, vieillissement de la population et fragilisation du système de protection sociale, problème de l’intégration de l’immigration européenne, etc. D’après lui, il faut un véritable renouveau européen, équivalent d’un électrochoc, sinon : « Tout en déclinant, cette dernière pourrait encore subsister plusieurs décennies sur son héritage et devenir une sorte de musée d’Histoire à ciel ouvert, vivant du tourisme et des services qui vont avec. Mais lentement, l’Europe disparaîtrait comme l’empire romain au IVe siècle. » Ce déclin annoncé, telle une épée de Damoclès perpétuelle, est critiqué comme une posture intellectuelle trop évidente et erronée. P. C. Ioakimidis, professeur de politique européenne à l’Université d’Athènes, affirme que : « Bon nombre de nos amis américains se délectent sans doute à prédire le déclin de l’Europe, mais l’on retrouve également ce pessimisme fortement ancré dans la tradition intellectuelle européenne. L’histoire de l’Europe nous a pourtant enseigné qu’il est bien trop hasardeux d’essayer de prédire le futur. » La peur du déclin subit une accélération soudaine à partir de 2008. La crise économique semble avoir pris le chemin d’une petite boule de neige : plus elle tombe, plus elle entraîne d’autres boules, et plus elles deviennent grosses. La crise d’abord économique, devient politique et identitaire. Salvatore Veca, dans Libération en janvier 2009, évoque un effondrement du projet européen : La fidélité de l’Europe aux Lumières et à son nouveau projet est mise à rude épreuve par le romantisme politique, le retour des vieux chauvinismes et des difficultés de gouvernance en un monde globalisé. Ces trois considérations élémentaires pourraient suggérer un sens de la perte et du risque d’un effondrement du projet européen. Non pas pour nous mais encore une fois pour tout le monde.
La(les) crise(s) européenne(s) se succèdent pour culminer avec la crise grecque pendant l’hiver 2011-2012 principalement, avec un nouvel acte dramatique au printemps-été 2015 et le scénario de la sortie de la Grèce de la zone euro. La crise grecque, le problème de la monnaie unique, la problématique des migrants, le danger de récession et les menaces d’effondrement des pays du sud posent la question de l’inexorabilité du déclin de l’Europe et de sa décadence promise. La crise de l’Europe mène-t-elle au déclin ou à la transformation ? Courrier international publie un grand dossier intitulé « L’Occident est-il fini ? » en avril 2011 avec une large place à l’Europe marginalisée. De son côté, Philosophie magazine interroge le « déclin de l’Empire européen » dans son numéro d’août 2010 tandis que Alternatives économiques consacre un hors-série en décembre 2012 « L’Europe a-t-elle un avenir » ? Alternatives économiques traite la question « Europe » principalement sous le prisme de la crise (qu’elle soit économique ou crise de civilisation). Prenons pour autre exemple le Hors-Série 96 toujours de la même revue (février 2013), avec les articles suivants : « La crise a de beaux jours devant elle », « L’Europe est-elle sortie d’affaire ? », « L’euro et l’Europe, un mariage de plus en plus compliqué », « La crise a-telle fait reculer la démocratie en Europe ? », « L’union bancaire reste largement à construire » . La recherche universitaire semble également se pencher sur le couple crise-europe. Citons notamment : “Declines and falls, Perspectives in European History and Historiography”, Twenty Years of the European Review of History / Revue européenne d’histoire, conférence organisée par le Central European University, Budapest, 15-17 may 2013, une conférence à Durham le 26 juillet 2013 sur : “Re-evaluating the role of crises in economic and social history » ou encore « Crisis, Ideas and Policy Transformation: Experts and Expertise in European International Organizations, 1973- 1987 », conférence à l’université des Arts et Sciences sociales, Maastricht University en janvier 2014. Notons également un workshop « ‘Europe and its crises » à Cambridge le 30 juin 2016 autour de la question du referendum du Royaume-Uni sur le maintien ou le retrait du pays de l’union européenne et une conférence en mai de la même année à Florence sur « Capitalism, Crises and European Integration from 1945 to the present» Les exemples sont nombreux.
Une thèse suppose des hypothèses de travail
Il est indispensable de s’interroger sur la légitimité d’une telle étude indépendamment de l’actualité européenne. Le titre exact de cette thèse est « La crise de la civilisation selon Raymond Aron à travers l’exemple européen ». Sa formulation révèle les intentions de l’auteur et les questions sous-jacentes. Pour l’instant, nous nous contentons d’indiquer que ce travail s’inscrit dans une réflexion large sur l’intellectuel et l’Europe, face à des notions fondamentales comme la civilisation, la crise et la décadence.
La première hypothèse est qu’il est pertinent de prendre l’Europe comme une civilisation distincte. Au fond, qu’est-ce que l’Europe ? N’est-ce pas, un petit bout d’Asie, « le petit cap du continent asiatique » dont parle Paul Valéry, une petite région aux grandes et aux multiples histoires nationales, aux multiples guerres fratricides et aux héritages nombreux ? Si l’Europe a été le « gendarme » du monde, sa puissance décline depuis la Première Guerre Mondiale. Puissance relative politique et militaire, l’Europe est un succès économique depuis la création de la CECA. À partir de 2008, tout s’enraye : crise des subprimes, crise de la dette, pays du sud européen sur la sellette et agences de notation qui distribuent les bons et mauvais points, débat enfermé entre austérité et relance, etc. Dans le contexte de cette crise, pourquoi est-il pertinent de prendre l’exemple européen pour étudier le devenir d’une civilisation ? Les pays européens ont connu un développement technique, industriel et économique, non commun mais tout au moins similaire, avec une accélération au XIXe siècle. Au vingtième siècle, la guerre froide entre les deux Grands et le danger d’une guerre atomique ont donné une des raisons d’être à l’unité des pays européens. La question du destin est une des réflexions majeures d’Aron tout au long de ses travaux ; non pas bien sûr, destin comme sort ou déterminisme historique, mais comme une réflexion sur l’histoire. Dans une communication intitulée les perspectives d’avenir de la civilisation (dans le cadre d’un colloque en 1958 sur l’œuvre d’Arnold Toynbee, historien anglais), Aron évoque « notre civilisation » et prend exemple l’Europe, comme entité, comme civilisation moderne. Il utilise de façon indistincte pour désigner un même sujet les termes suivants : Europe, civilisation occidentale, société industrielle et Occident. Dans ce même texte, il prend en compte l’idée d’A. Toynbee : les civilisations sont des structures relativement séparées. En appelant l’Europe à devenir maître de son destin, à penser son histoire, de manière indépendante des deux Grands, Aron appelle l’Europe à devenir une civilisation historique avec une naissance, un développement et un avenir.
Une familiarité personnelle avec le sujet et un état des lieux
Ce travail s’est construit dans la durée. La durée d’une thèse est plus ou moins longue : ma recherche autour de la question européenne chez Aron a commencé au millénaire dernier et s’est construite sur deux décennies ! Robert Frank, un jour de septembre 1996 m’a proposé de travailler sur ce thème alors totalement inconnu pour moi et en 1997, je soutenais un mémoire de maîtrise sur Raymond Aron et l’Europe. Cette étude montrait que la figure de l’analyste froid dénué de tout sentiment était un peu réductrice. Sur la question de la construction européenne, Raymond Aron est bien plus qu’un simple « spectateur engagé » : il était un militant de l’Europe, critiquant la frilosité européenne du général de Gaulle trop nationaliste à ses yeux, sans approuver pour autant la méthode de Jean Monnet, trop technocratique et trop supranationale. Son européisme, authentique, était un européisme en soi, structurel, et non pas seulement un européisme de guerre froide, un européisme de commodité contre la menace soviétique et sous protection américaine. C’était au contraire son atlantisme, pourtant plus visible, qui était conjoncturel : il ne voulait le voir durer que le temps nécessaire aux Européens pour devenir assez forts face à l’URSS . Après un DEA obtenu en 1998 sur l’itinéraire européen d’Henri Frenay, j’abandonnais la recherche. Entre-temps, d’autres travaux étaient publiés sur le rapport de Raymond Aron à l’Europe. Pierre Kende, en 2000, fait part de son étonnement quant à la nature de l’euroscepticisme supposé d’Aron en citant notamment mon mémoire de maîtrise comme révélateur : un euroscepticisme à relativiser qui naît, non d’un refus ou d’une indifférence, mais bien d’un militantisme désabusé. En 2005, Philippe Raynaud traite également de l’idée européenne selon Aron. Dans un autre article, le même auteur évoque la décadence de l’Europe et l’intérêt de Plaidoyer pour une Europe décadente.
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Table des matières
Introduction
L’Europe en crise n’est pas une thématique nouvelle
Une thèse suppose des hypothèses de travail
Faisabilité d’une thèse d’histoire
Une familiarité personnelle avec le sujet et un état des lieux
Sources
Une problématique, des problématiques
Le choix d’un plan thématique
Première partie Civilisation et décadence
Chapitre 1
Raymond Aron, le spectateur engagé du siècle
Un intellectuel engagé dans le siècle
L’apport des concepts de Max Weber
Le primat du politique
Les césures de son parcours
Un engagement européen critique
Dissipation d’un malentendu : le scepticisme européen d’Aron en question
Un militantisme européen ?
Chapitre 2
Le concept de civilisation chez Raymond Aron
Culture et Civilisation
Culture et civilisation chez Oswald Spengler et Arnold Toynbee
Le concept de civilisation selon Raymond Aron
Entre civilisation et nation
Qu’est-ce que la civilisation occidentale ?
Comment réfléchir au devenir de la société industrielle ?
Une civilisation européenne ?
Chapitre 3
Une civilisation est-elle vouée à la décadence ?
La notion de décadence
La décadence, autre nom du changement ?
La décadence selon Julien Freund
Raymond Aron et la décadence
La décadence, une donnée objective ?
Les pertes des colonies et de l’empire sont-elles des preuves de décadence ?
L’Europe a-t-elle un avenir ?
Une civilisation entre Eros et Thanatos
Table des matières
Deuxième partie L’oscillation entre déclin et vitalité historique
Chapitre 4
Esprit, puissance et identité : les visages de la crise de l’Europe
La notion de crise
Une crise de l’esprit
Elan vital et créativité
Un déclin historique
La problématique de la puissance
Une manifestation de la crise du politique : la problématique de la neutralité
Une manifestation de la crise du politique : l’illusion gaullienne
Une crise identitaire
Chapitre 5
La démocratie en crise(s)
Démocratie et liberté selon Aron
La tension entre liberté et égalité
De la revendication égalitaire à l’individualisme
Les défauts de la démocratie : faiblesse, instabilité et manque d’efficacité
La démocratie est-elle décadente ?
Les mérites de la démocratie
La démocratie et la liberté face au régime communiste
La démocratie entre conservatisme et révolution
Chapitre 6
De la crise au conflit, du conflit à la vitalité historique
Fécondité du conflit et créativité : les réponses à la crise
La vertu : le chaînon manquant entre déclin et vitalité historique
Contre le déclin : l’ambition au service de la vertu
La construction européenne : une décision politique
La construction communautaire : l’Europe en action(s)
L’idée européenne possède-elle une vitalité historique ?
Troisième partie Un regard civilisationnel sur l’Europe
Chapitre 7
Les années soixante-dix : quelle césure dans l’itinéraire d’Aron ?
Le contexte européen du début années soixante dix
Civilisation, société industrielle modernité en crise
Plaidoyer pour l’Europe décadente
La tension entre individu et société : la crise du citoyen ?
La spécificité et l’intensité de la crise des années soixante-dix sont elles des signes de décadence ?
La crise du mythe
Le renouveau du pacifisme comme signe de crise
Le pessimisme aronien
La décadence selon Aron au cours des années soixante-dix
Table des matières
Chapitre 8
Ni cynisme, ni moralisme
Réalisme et innovation
L’Europe : succès ou échec ?
La recherche de la transcendance et du sens
Foi en la perfectibilité de l’homme… et de l’Europe ?
Ni cynisme, ni moralisme
La civilisation dans l’histoire : entre drame et procès
Cette pensée dynamique rencontre des limites avec sa conception de la Nation
Chapitre 9
Une Europe désenchantée… pour toujours ?
La crise de la démocratie après 1983
De la démocratie conflictuelle à la démocratie mécontente
L’individu et le collectif : la problématique du « droit »
La crise de l’Europe de nos jours
L’évolution de la notion de crise empêche la crise de venir en aide à l’Europe
L’idée de la décadence européenne aujourd’hui
Quel avenir pour l’Europe comme civilisation ?
Composer avec l’incertitude
L’oscillation comme équilibre
Conslusion
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