L’étymologie du concept de risque
Histoire du concept de risque : ou de la rationalisation du monde
En mai 2005, devant une audience de l’Institute for Public Policy Research de l’University College London, Tony Blair, alors Premier ministre de la Grande-Bretagne, dénonçait dans son discours la disproportion qu’ont pris les débats sur le risque à l’aube du troisième millénaire. Pour le politicien britannique, le risque et les dispositifs de précaution qu’il justifie seraient devenus tant des leitmotivs des sociétés modernes qu’ils semblent maintenant indissociables, à tort et à travers, de toutes prises de mesures normatives dans les sphères publiques et privées. It is an issue that seems more of a talking point than an issue of policy; that has many different facets to it […] if it goes wrong, has the capacity to do serious damage to our country […] It is what I call a sensible debate about risk in public policy making.
In my view, we are in danger of having a wholly disproportionate attitude to the risks we should expect to run as a normal part of life. (Blair, 2005)6 Le discours de l’ancien Premier ministre britannique critiquait de la sorte la perception d’un risque endémique qui semble de nos jours refréner tous efforts de développement économique. On comprend alors par les propos de Blair que la « culture de la peur […] mine[rait] notre liberté » (Svendsen, 2008 : 7) dans la mesure où l’attitude disproportionnée face au risque peut conduire, en vertu d’un principe de précaution7, à l’inaction. Au coeur de l’Occident, berceau de la rationalité scientifique, on ne semble plus retenir que les mots « insécurité », « incertitude », et « controverse scientifique ». Nos sociétés modernes sont devenues, pour suivre l’appellation d’Ulrich Beck, des « sociétés du risque ». Pour certains, cette prise de conscience du danger des développements anthropiques contemporains témoigne d’un aboutissement d’un processus de modernisation plus soucieux de lui-même. Pour d’autres, en contrepartie, le leitmotiv du risque est sujet à ralentir ce qui est à la source même des sociétés modernes : l’autonomie des individus et le progrès continu.
Depuis le début du rêve cartésien, les modernes ont tenté de rendre la science plus efficace et utile, pour qu’elle puisse finalement diriger l’humanité vers le Bien. Pour les Grecs, le savoir contemplatif (theoria) était la voie nécessaire pour le sage qui cherchait à s’élever vers le divin. Or, pour la science moderne, il ne s’agit plus seulement de comprendre les lois immuables de la nature divine. Devenir comme « maîtres et possesseurs de la Nature », pour reprendre la formule de Descartes, peut également signifier qu’il faut chercher à contrôler la Nature. Le projet cartésien deviendrait alors de chercher à s’échapper (ou s’émanciper) des forces contraignantes de la Nature. En la contrôlant, on crut que l’on pourrait la transformer en bienfait pour l’homme8 .
Afin d’accomplir cette tâche, le savoir ne peut plus être que contemplatif (theoria), il exige un savoir-faire (techne) apte, par ses outils, à contrôler la Nature. Dans cette optique, la recherche du savoir ne passe plus par une spéculation sur le divin, mais plutôt dans le discours sur les conditions objectives du monde. En d’autres mots, le savoir est délogé des Cieux pour le faire redescendre sur Terre. Il s’agit ainsi de lui donner un sens plus humain, ou à la hauteur de l’homme. Le mariage de la theoria au pouvoir de la techne semble dès lors conduire au développement d’une technoscience – une science du savoir-faire – par laquelle le salut de l’humanité est atteignable par son habileté et sa capacité à faire. D’après la formule baconienne, « savoir, c’est pouvoir ». Les préceptes d’une transformation de l’agir humain en une toute-puissance technique, espère-t-on, salvatrice sont du fait même énoncés.
Notre hypothèse pose que l’arrière-plan métaphysique à l’oeuvre dans ce mode de pensée caractéristique de la modernité laisse sa trace paradigmatique sur la conception que nous nous faisons du risque. Pour le démontrer, nous proposons d’introduire l’évolution du mode de pensée rationnelle à partir du concept clé qui nous intéresse, soit le « risque ». L’histoire du risque, si on en croit ce que nous verrons plus tard sous le nom de la thèse moderniste et du roman nautique, prend racine bien avant le siècle des Lumières, soit au duecento italien (pré-Renaissance italienne).
C’est en effet à partir de cette région méditerranéenne que la logique marchande connaîtra, au sein des bouleversements historiques de l’époque médiévale, un déploiement intensif et décisif. Fin des invasions barbares germaines, scandinaves, nomades des steppes eurasiatiques et puis sarrasines; sécurisation des routes d’échanges terrestres et maritimes; début des Croisades soutenues par les marchands méditerranéens, où les Italiens gagneront en puissance puisqu’ils appuient, transportent, protègent et ravitaillent l’Église; expansion coloniale marchande vers les marchés hors des frontières de l’Europe; complexification des partages de pouvoir entre le marchand, l’Église et l’État; progrès accru des techniques de navigation; institutionnalisation des contrats d’assurance et de la lettre de change; et enfin la quatrième Croisade débouchant sur la chute de Constantinople, cause de la réappropriation d’un savoir en Europe qui avait été confiné à la cité byzantine; tous ces événements sont autant des signes précurseurs que des causes des changements de moeurs qui accompagneront le passage du Moyen-Âge vers la Renaissance et qui faciliteront les assises d’une révolution commerciale en Europe.
Le roman nautique Rejeton de la thèse moderniste présentée plus haut, la seconde hypothèse, surnommée par Guiraud (1982) le « roman nautique », retourne aux premières apparitions attestées du mot « risque » en Occident. C’est dans un contexte commercial que l’on a observé pour la première fois le mot « risque », soit, plus précisément, dans un document italien de la région de la Marche, la Carta Picena, datant de 1193. Suivant l’étude étymologique proposée par le roman nautique, le risco11, qui apparaît en italien moderne sous le nom de rischio, tirerait son origine du latin resecum signifiant, du verbe resecare, « ce qui coupe » (Picoche, 2008). Plus tard, suivant une évolution morphologique, le mot serait passé dans les langues latines par le substantif « écueil » (Picoche, 2008).
C’est donc par cette observation linguistique que s’est développée la thèse selon laquelle le « risque » aurait tout d’abord été compris en tant que l’objet du danger qu’encouraient les navires naviguant près des côtes (les Italiens ayant été, nous le verrons plus loin, des pionniers du commerce maritime en Europe). Bref, selon le roman nautique, c’est le rocher menaçant de percer la coque du navire qu’on appelait le « risque »12 (Picoche, 2008). Bien que l’hypothèse soit « séduisante », selon l’expression de l’économiste Pierre-Charles Pradier (2004), on peut vite la rejeter du simple fait qu’aucun philologue n’a pu observer avec certitude l’évolution morphologique du mot latin resecare (« couper ») au déverbal resecum (Picoche, 2008). Notons également que la Carta Picena n’est pas un traité maritime. Comme nous le verrons plus loin, le risque auquel réfère la Carta Picena est celui d’une division de terre et non pas d’un risque maritime entendu comme un danger encouru par des navires.
La compréhension du risque sous la définition du roman nautique démontre déjà l’emprise de la pensée moderne inscrite dans la conception de l’origine du risque dont nous tracions les traits plus haut sous la thèse moderniste. Comprendre le risque comme un objet concret du danger matérialise la conception du risque en tant qu’un objet identifiable, mesurable ou calculable, et qui peut être maitrisable compte tenu d’un savoir sur les conditions du monde réel. Selon le roman nautique, le risque « réel » est donc un risque objectivé dont les conditions d’occurrences et l’action à entreprendre afin d’éviter ses dommages sont fixées dans un monde appréhendable par la Raison. Comme chez Hobbes pour qui « la raison […] n’est rien d’autre que le fait de calculer» (Hobbes, 2000 : 111), le roman nautique témoigne de la pensée calculatrice moderne pour autant que le risque n’est « risque » que s’il est calculable et objectivable dans sa dénomination dans le monde en tant que « récif ».
Rixacare et rhizhikhon
Dans le but de dresser le portrait étymologique complet du terme « risque », nous mentionnons au passage deux autres hypothèses, soit l’origine grecque byzantine et l’origine latine. En premier lieu, le mot rhizhikhon s’apparente au terme rhiza signifiant « racine » et par extension la « base d’une montagne » – rhiza qu’on retrouve d’ailleurs en crétois pour désigner un « écueil ». Cependant, malgré les rapprochements linguistiques intéressants, rhizhikhon n’apparait pas avant le XVe siècle, déjà trois siècles après la première occurrence attestée du mot « risque » dans la Carta Picena. Il s’agirait donc, selon Pradier, d’un « italianisme notoire » (Pradier, 2004 : 173). Faute de preuve tangible, nous ne pouvons pas encore une fois affirmer avec certitude l’origine du terme risque en tant que référence aux rochers menaçant les navires marchands13.
En deuxième lieu, rixicare, d’après rixare « se quereller, se battre », se retrouve en latin dans l’exemple donné par Guiraud de herbae rixantur (« les plantes offrent de la résistance (quand on les arrache) » (1982 : 468). Toujours selon Guiraud, qui postule d’ailleurs cette hypothèse comme la plus probable, la littérature témoigne de l’usage du mot « risque » comme « coup de main » en situation d’adversité où l’opposant fait part d’une dangereuse résistance. Ainsi, « risque » prendrait la signification de « poursuivre une querelle dangereuse et hasardeuse dans la mesure où on n’en connaît pas l’issue et donc s’exposer à un danger imprévu » (Guiraud, 1982 : 468). Cette définition pourrait nous offrir une explication viable pour la compréhension moderne du risque qui recoupe souvent la thématique du danger et de l’incertitude. Or, cette voie hypothétique quant à l’origine véritable de concept de risque est à nouveau rapidement refermée par Pradier qui remarque que cette évolution morphologique n’a lieu qu’en castillan et en langue d’oc vers la fin du Moyen-Âge (Pradier, 2004 : 173). Il demeure tout de même intéressant de constater dans cette définition certains éléments clés qui reviendront dans les sections suivantes : l’exposition au danger, l’aventure, le combat et le hasard.
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Table des matières
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Résumé
Abstract
Table des matières
Remerciements
Introduction
Première partie
Introduction
1.L’étymologie du concept de risque
1.1. La thèse moderniste
1.2. Le roman nautique
1.3. Rixacare et rhizhikhon
1.4. Rizq et la Providence
2.Le commerce médiéval et le concept de risque
2.1. Le droit et la mobilité marchande
2.2. La « guerre juste » et le « juste commerce »
2.3. La politique machiavélique et la fortune
2.4. L’expansion du mode de pensée marchand
3.La prise en main du destin de l’homme
3.1. Le mythe adamique
3.2. D’une veracitas dei à la veracitas naturea
3.3. Le Grand Horloger et la théodicée
3.4. La laïcisation du mal – Le tremblement de terre de Lisbonne (1755)
3.5. La fin du finalisme?
4.La conception moderne du risque
4.1. Pascal et De Fermat – Le risque et le jeu
4.2. Probabilité et confiance
4.3. Mutation de vocabulaire
4.4. Définir la rationalisation du risque et de la peur
4.5. Du hasard insaisissable au risque calculé
Conclusion
Deuxième partie
Introduction
1.La catastrophe de Fukushima
1.1. Retracer les événements de Fukushima
1.2. Les mesures de sécurité à Fukushima
1.3. Une catastrophe « inattendue » ou « prévisible » ?
1.4. L’expérience passée
2.Les théories probabilistes
2.1. L’univers incertain
2.2. Le calcul des aléas et des conséquences
2.3. Typologie du risque
2.4. L’événement particulier
3. Prévoir l’imprévisible catastrophe
3.1. Biais cognitif du risque
3.2. L’arbre des probabilités
3.3. Le conséquentialisme ouvert
3.4. Le risque subjectif et la représentation du risque
4. L’oubli du risque
4.1. La centrale, un système « fixe » ?
4.2. La rencontre de l’homme et de la nature
4.3. L’organicité technique
4.4. Le risque occulté?
5. Acceptabilité du risque
5.1. Symbolique du risque
5.2. La perception du risque
5.3. La gestion de la perception du risque
5.4. Démocratisation de la technique – entre optimiste et pessimiste
Conclusion
Conclusion
Bibliographie
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