Besoin de « représentation digitale » et tenue vestimentaire
Dans l’intention d’illustrer le lien corrélatif supposé entre le degré de représentation, voire d’incarnation, jugé nécessaire par un individu et l’importance accordée à sa tenue vestimentaire dans la construction de sa présence numérique, nous proposons de mobiliser deux outils méthodologiques de recherche différents : l’analyse sémiotique, d’une part, et l’observation participante, d’autre part. Notre démarche d’analyse sémiotique se base sur un corpus constitué de photographies de quatorze personnalités issues d’ « univers médiatiques » divers (recherche, entreprise, littérature, mode, politique, musique et téléréalité) et dont la présence en ligne est suffisante à nous procurer matière à analyse. Nous faisons le choix méthodologique d’orienter notre recherche sur un nombre fini de personnalités dont la présence en ligne est significative et pour lesquelles nous pourrons donc aisément procéder à une analyse. Notre étude ne prétend pas à l’exhaustivité puisque chaque individu possède un habitus vestimentaire qui lui est propre et donc par extension un « éthos numérique vestimentaire » personnel. Toutefois nous avons orienté notre choix de personnalités de manière à obtenir un pool « représentatif » des différents cas de figure envisagés. Nous avons également souhaité introduire une forme de double dichotomie dans notre choix de manière à élargir le spectre de représentativité de l’échantillon considéré. Pour chaque milieu étudié, nous avons ainsi retenu une personnalité dont le rayonnement est international et une autre dont l’aura peut davantage être considérée comme locale. Le second facteur de différenciation au sein des « couples » de personnalités formés se situe au niveau de leur application des codes de la mode ; nous avons ainsi tenté de choisir une personnalité qui les maîtrise, ou tout du moins en joue, et une seconde qui semble en avoir moins conscience, moins s’en préoccuper ou en faire un emploi détourné. Afin de constituer la base réputationnelle de notre corpus « photographique » à partir des quatorze personnalités sélectionnées, nous avons choisi de faire appel à l’outil de recherche en ligne le plus utilisé par les internautes à travers le monde, à savoir Google et plus précisément l’onglet Images de Google. Nous justifions ce parti-pris méthodologique par l’hégémonie de l’entreprise américaine sur le marché des moteurs de recherche, ce qui implique une forme de représentativité de la réputation numérique des individus au travers des résultats de recherche proposés, et ce quel que soit le contenu (texte, image ou vidéo), même si nous nous intéressons ici à l’image photographique. Nous avons souhaité opter pour un nombre de quatre images par individu de manière à obtenir un corpus suffisamment riche pour notre analyse, sans pour autant qu’il devienne pléthorique. Dans la plupart des cas, ces images sont les quatre premières livrées par le moteur de recherche de façon à introduire le moins de biais personnel possible dans la constitution du corpus. Nous avons été cependant parfois contraint d’étendre notre sélection à des images arrivant plus loin dans le classement délivré par Google lorsque les premières photographies ne permettaient pas de distinguer suffisamment la tenue vestimentaire de l’individu ou que la même tenue était répétée sur plusieurs photos successives. Nous avons construit la description de notre corpus de telle manière que le dit classement apparaisse. Le corpus photographique et le classement sont disponibles dans leur intégralité en annexe de ce travail. Afin d’établir la base identitaire de notre corpus, nous avons choisi d’adopter la même démarche que pour la partie réputationnelle mais en nous basant cette fois-ci sur les comptes officiels Facebook des personnalités considérées, lorsque celles-ci en possédaient effectivement un. Ceci s’explique simplement par la nature des publications sur ces comptes qui sont, a priori, réalisées par les personnalités elles-mêmes, ou tout du moins par les personnes en charge de ces publications mais en leur nom, et qui donc, par définition, entrent dans le champ de l’identité numérique et non de l’e-réputation. Du fait de la nature du « mur » Facebook, nous ne pouvons pas faire apparaître dans le corpus le classement des images sélectionnées comme nous le faisons pour Google Image, nous avons toutefois adopté la même démarche qui consiste à sélectionner la photo de profil et les trois premières photographies significatives publiées sur le dit mur. Nous n’avons pas souhaité procéder à des demandes d’ajouts en tant qu’amis Facebook auprès de ces personnalités, de manière à avoir accès aux mêmes photos que des internautes moyens qui consulteraient leur profil, et ce dans un souci d’objectivité lié au statut de chercheur et afin de ne pas se confronter à des questions de droit à l’image. Par conséquent notre analyse se limite parfois à la seule photo de profil. Pour ce qui est des personnalités n’ayant pas de compte officiel identifiable sur Facebook, nous nous sommes contenté d’analyser la pan réputationnel du corpus qui leur est consacré, puisqu’un compte non officiel, et donc probablement administré par une tierce personne, relève de l’e-réputation. Concernant l’analyse de la tenue vestimentaire, ou analyse morphosyntaxique, des personnalités représentées dans le corpus, nous nous basons sur les travaux de Jean-Claude Mbarga, exposés dans son ouvrage « Traité de sémiotique vestimentaire » puisqu’il considère que « le vêtement n’est pertinent ou significatif que dans la mesure où il se trouve sur le corps humain »30 et que c’est bien le vêtement porté qui constitue l’objet de notre étude. Précisons ici la notion de morpho-syntaxe développée par l’auteur et que nous réemploierons ultérieurement. Par ce terme il entend, « non seulement la forme (la morphologie) que le tailleur a donnée au vêtement à partir d’une coupe donnée (une syntaxe), mais également l’ordre de disposition de ce vêtement et de ses corolaires sur le corps humain (ce qui suppose aussi un certain agencement, une certaine syntaxe) à des fins purement sociales, esthétiques, ou psychologiques. »31 Spécifions toutefois que nous apporterons un éclairage supplémentaire, issu de diverses lectures relatives à la mode actuelle ainsi que de notre culture personnelle, quant aux tenues analysées puisque l’étude phénoménologique de Mbarga se base essentiellement sur l’habitus vestimentaire camerounais, a priori bien éloigné du référentiel occidental de notre travail de recherche. Afin d’illustrer le lien corrélatif supposé entre le degré de représentation, voire d’incarnation, jugé nécessaire par un individu et l’importance accordée à sa tenue vestimentaire dans la construction de sa présence numérique, nous avons choisi de présenter ici les analyses sémiotiques vestimentaires relatives aux personnalités issues du monde de l’entreprise, à savoir Steve Jobs et Marie-Anne Jacquier. L’intégralité des analyses sémiotiques vestimentaires conduites dans le cadre de notre travail de recherche est disponible en annexe de ce mémoire. Steve Jobs était l’ancien président directeur général de la marque Apple, aujourd’hui décédé, et Marie-Anne Jacquier est l’actuelle directrice générale d’UAF LIFE Patrimoine, filiale du groupe Crédit Agricole Assurances dédiée à la commercialisation de produits d’épargne, de retraite et de défiscalisation par l’intermédiaire de conseillers en gestion de patrimoine indépendants. Nous estimons que les chefs d’entreprises sont des personnalités dont le degré de représentation est particulièrement important et significatif dans la mesure où ils incarnent la société qu’ils dirigent lors de leurs apparitions publiques et médiatiques. De ce fait, l’analyse sémiotique de leur éthos numérique vestimentaire nous paraît tout à fait pertinente dans le cadre de notre démarche.
Le vêtement : frivolité personnelle ou fait social total ?
Dans l’introduction de Sociologie de la mode, Frédéric Godart débute son propos en constatant que dans une grande partie de la littérature économique, historique ou sociologique consacrée à la mode vestimentaire, les auteurs soulignent le manque de recherche concernant le vêtement. Gilles Lipovetsky débute d’ailleurs L’empire de l’éphémère, la mode et son 0destin dans les sociétés modernes sur ces mots. : « La question de la mode ne fait pas fureur dans le monde intellectuel. Le phénomène est à souligner : […], elle laisse de marbre ceux qui ont vocation d’éclairer les ressorts et le fonctionnement des sociétés modernes. […], elle est reléguée dans l’antichambre des préoccupations intellectuelles réelles ; […] elle n’est à peu près nulle part dans l’interrogation théorique des têtes pensantes.»35 Godart poursuit en expliquant que ces auteurs justifient, le plus souvent, ce manquement par un certain mépris de la communauté scientifique vis-à-vis de la mode vestimentaire. Les chercheurs et autres théoriciens la considèreraient ainsi soit comme une frivolité superficielle indigne de devenir un objet de recherche, soit comme « l’expression d’une manipulation sociale visant à soutenir artificiellement la consommation »36. Dans les deux cas, ces parti-pris épistémologiques négativement connotés serait à l’origine du manque d’intérêt de la communauté scientifique pour le vestimentaire et le para-vestimentaire en tant que sujets d’étude et donc du peu de publications dont ils ont pu faire l’objet. La dimension superficielle de la mode vestimentaire, telle que perçue par les chercheurs, nous paraît à la fois relever d’une forme de misogynie latente et de perplexité, voire d’impuissance inavouée, face à sa complexité, son ambigüité et son caractère profondément arbitraire. Si l’emploi du terme misogynie peut paraître un tant soit peu disproportionné, il n’en demeure pas moins que, jusqu’à récemment, la mode vestimentaire a presque toujours été considérée comme une préoccupation majoritairement féminine. Ceci s’explique notamment par l’avènement progressif et la diffusion massive post Révolution Française du costume masculin bourgeois du XIXème siècle. Ce parangon de vertu et de sobriété, inspiré des traditions vestimentaires des Quakers, s’est en effet imposé aux classes laborieuses nonouvrières comme l’uniforme professionnel par excellence du vestiaire masculin, étouffant par là même toute velléité potentielle d’originalité, de couleurs ou de fantaisie dans la tenue vestimentaire masculine. Une fois les hommes privés des extravagances vestimentaires, qui étaient l’apanage de l’Ancien Régime, la mode était devenue pour eux un territoire d’expression proscrit, réservé quasi-exclusivement à la gente féminine. Lipovetsky résume parfaitement ce phénomène en une phrase : « Les nouveaux canons de l’élégance masculine, la discrétion, la sobriété, le rejet des couleurs et de l’ornementation, feront dès lors de la mode et de ses artifices une prérogative féminine. »37 Nous souhaitons toutefois citer ici une dérogation historique à la règle : le dandysme. En effet, le caractère principal du dandy, audelà de son genre masculin, était la grande importance accordée au vêtement et à la façon dont il était porté par les représentants de ce mouvement social. Nous souhaitons toutefois nuancer cette exception consentie puisque les dandys étaient souvent considérés par leurs contemporains comme des individus efféminés, voire homosexuels, du fait même de leur attachement au vestimentaire et au para-vestimentaire ; ce qui souligne encore une fois le caractère hautement féminin de la mode vestimentaire dans l’imaginaire collectif du XIXème à la toute fin du XXème siècle. Si l’on ajoute à cela la relative nouveauté de l’émancipation sociale de la femme, on peut raisonnablement imputer la réticence de la communauté scientifique à « causer chiffon », et donc à théoriser la mode vestimentaire, à une forme de dédain, ou tout du moins d’inconsidération, à l’encontre de la condition féminine. En effet, avant les années soixante, la femme était avant tout considérée comme une fille, puis comme une mère de famille, dont le rôle social s’exprimait essentiellement au sein et autour du foyer, dans une relation de dépendance sociétale et économique vis-à-vis de l’homme. C’est bien cette inconsidération sociale qu’exprime Simmel lorsqu’en 1905, il parle de la mode et de la condition de la femme en ces mots : « elle (la mode) pallie elle aussi l’insignifiance de la personne et son incapacité à user de ses propres forces pour individualiser son existence. » Dès lors, l’association de la mode vestimentaire au genre féminin, historiquement mésestimé, ne pouvait que la cantonner au registre de la frivolité, difficilement inscriptible dans une démarche de recherche scientifique. Le manque d’intérêt des chercheurs pour la mode vestimentaire nous semble également pouvoir s’expliquer par sa complexité et son ambigüité. Sa complexité provient du fait qu’elle s’apparente à la création et qu’il est donc peu aisé de recueillir des données scientifiques exploitables à son sujet. En effet, la créativité, les styles, les tendances et la culture en général sont des notions difficilement quantifiables et mesurables qui ne se prêtent pas aisément à l’observation épistémologique et à la construction de théories. Son ambigüité réside, quant à elle, dans la double interprétation qui peut en être faite. D’une part, comme industrie de l’habillement, de l’accessoire, de la cosmétique et du luxe, et, d’autre part, comme mouvement social régulier et non cumulatif. L’emploi du terme non cumulatif s’explique par le fait que la mode n’ajoute pas de nouveautés aux éléments vestimentaires et paravestimentaires passés mais les remplace majoritairement. Ce dualisme identitaire constitue ainsi une source d’incertitude quant au traitement qui pourrait ou devrait lui être réservé dans le cadre d’une étude scientifique rigoureuse et participe de son interprétation par certains en tant qu’expression d’une manipulation sociale visant à soutenir artificiellement la consommation. Enfin, le caractère hautement arbitraire de la mode vestimentaire nous paraît également être un facteur de taille dans la réticence des scientifiques à en faire un objet d’études. « La mode vestimentaire ignore à peu près complètement les justifications. Elle incarne l’une des formes les plus achevées de domination par l’arbitraire. […] La mode constitue pour ellemême sa propre explication. Pourquoi devient-elle muette en matière de choix ? Parce que seul un individu peut rendre compte des raisons de ses actes. Or la mode, par construction, ne procède pas d’un choix personnel mais de l’agrégation d’une somme de décisions individuelles. La mode n’accepte qu’une seule loi, la sienne. L’arbitraire règne sans partage sur la mode ; il décide de la forme des vêtements, de la vogue des marques. »39 Dès lors, cette apparente contradiction avec les logiques scientifiques et sociales de catégorisation et de classification, si chères aux théoriciens des sciences sociales, nous semble à même de susciter une forme de répugnance à traiter et à théoriser le sujet. Si l’on admet volontiers que l’on peut percevoir l’ère du temps par la littérature, le cinéma ou, plus généralement, par l’ensemble des créations artistiques d’une époque, il semble toujours problématique, voire controversé, de souhaiter en faire de même au travers de l’habitus vestimentaire contemporain. Pourtant le rapport direct qu’entretient le vêtement avec le corps, plus que toute autre forme de création, et son caractère quasi-universel semblent lui promettre une valeur heuristique supérieure. C’est sur ce constat que Frédéric Monneyron ouvre son essai La frivolité essentielle, du vêtement et de la mode, dans lequel il s’attache à rétablir le rôle social du vêtement. Dans la première partie de son ouvrage, il défend une thèse, somme toute iconoclaste, selon laquelle le vêtement ne suit pas l’histoire mais la précède, dans le sens où le vêtement est « non pas une apparence accessoire, souvent trompeuse, mais un modèle social déterminant des comportements et des manières d’être »40. Le vêtement crée ainsi des modèles, qui une fois imités et reproduits, déterminent des représentations, engendrent des comportements et devancent certains changements sociaux. « La création vestimentaire anticipe et, dans une large mesure, détermine les changements sociaux, en modifiant les images du corps et, par suite, les comportements qu’elle suscite »41. Il illustre son propos par plusieurs exemples édifiants parmi lesquels l’uniformisation du vêtement au XIXème siècle en tant que résultat de l’abolition du système des ordres de l’Ancien Régime mais surtout en tant que « principe même de l’aspiration démocratique qui va si fortement caractériser le siècle »42. Cette uniformisation précède, selon l’auteur, à la fois la réduction des différences sociales et l’affirmation des valeurs individualistes, dans la mesure où elle traduit des velléités sociales plus fortes de démocratie et de libertés individuelles. Un second exemple de la fonction d’anticipation sociale du vêtement est la remise en cause du modèle social du dimorphisme sexuel, sur lequel reposait et repose toujours en partie le système vestimentaire. Au travers de l’exemple du dandysme et donc de la féminisation du rapport de l’homme au vêtement, il montre comment un mouvement vestimentaire social a pu imposer des représentations durables de la distinction, de la séduction et de l’homosexualité masculines. Il poursuit sa démonstration en montrant que l’intronisation du pantalon, comme emprunt fait au vestiaire masculin, et de la mini-jupe en tant qu’éléments constitutifs durables de la garderobe féminine ont induit des représentations et des comportements qui se sont complètement imposés dans l’imaginaire collectif contemporain, dans lequel la femme est partagée entre une fonction sociale de concurrente de l’homme et une fonction sexuelle d’objet de son désir. Dans le troisième chapitre, Monneyron considère le rapport du vêtement à l’espace et au temps. Au travers de la mode dite « ethno », en tant que vêtements empruntés par une civilisation à une autre et adaptés à ses usages et à ses goûts, il montre que cette tendance est significative du regard que pose la première sur la seconde. Ces vêtements témoignent ainsi des valeurs qui sont prêtées à la civilisation d’origine et mettent en lumière la logique culturelle et politique de la civilisation qui procède à l’emprunt, le plus souvent l’Occident, au travers des transformations qu’elle impose au vêtement afin de l’adapter à sa propre culture. La mode vestimentaire apparaît ainsi comme un instrument privilégié d’observation du rapport qu’entretient le monde occidental avec les autres civilisations. Selon l’auteur, elle permet également de mieux appréhender le rapport de notre société occidentale au temps et à la mort. En effet, la mode traduit le regard que pose une époque à la fois sur le passé, le présent et le futur. En ce sens, elle traduit une certaine angoisse sociale face à la mort, puisqu’en convoquant des références à chacune des dimensions temporelles, c’est l’annulation ou la suspension du temps lui-même qu’elle semble rechercher. Les références au passé se font soit par la reprise in extenso de pièces issues des vestiaires d’antan, soit par la réinterprétation et l’adaptation de vêtements d’autres époques à la mode contemporaine. Le premier phénomène, que l’on pourrait qualifier d’ « exhumation vestimentaire », semble exprimer une fuite du présent pour renouer avec les valeurs et les codes, presque refuges, d’autres époques, probablement jugées plus heureuses alors que le second phénomène, que l’on pourrait qualifier de réinvention, nous paraît plutôt aller dans le sens d’une affirmation des valeurs contemporaines qui s’imposent sur celles d’un temps révolu. Le futur est quant à lui présent de deux manières différentes dans la création vestimentaire. Il s’affiche tout d’abord dans les créations contemporaines jugées futuristes de certains couturiers, qui traduisent tantôt la confiance en un avenir radieux, tantôt la crainte et l’incertitude quant au devenir de notre société ; ces sentiments s’exprimant essentiellement par les couleurs et les formes données aux vêtements. On peut également percevoir le rapport au futur qu’entretient la mode vestimentaire dans le lien étroit et privilégié qu’elle tisse continuellement avec la nouveauté et la jeunesse et auxquelles elle finit presque par s’identifier. Enfin le présent marque indéniablement la mode de son empreinte, et réciproquement, puisqu’elle façonne les tendances présentes et à venir et « s’organise avec une remarquable constance autour d’une forme d’éternel présent »43. Dans le même esprit, Georg Simmel écrivait en 1905 à propos de la mode : « se trouvant toujours sur la ligne de partage entre le passé et l’avenir, elle nous fait éprouver le présent avec une rare intensité. » Dans le chapitre suivant, Frédéric Monneyron montre qu’au-delà de figurer les préoccupations sociales d’une époque, la mode peut aussi participer activement aux changements sociétaux. Ainsi la mode et ses images ont non seulement participé à la redéfinition contemporaine des identités sexuelles et des représentations de la sexualité, mais elles ont également joué un rôle décisif et moteur dans ce processus. Il illustre son propos en soulignant le rôle prépondérant joué par le vêtement dans la remise en cause du dimorphisme sexuel (modèle ouvert pour la femme contre modèle fermé pour l’homme) et la recomposition sociale des rôles des sexes, incarnées par l’annexion quasi-totale du vestiaire masculin (pantalon, smoking, etc.) par les femmes au cours du XXème siècle et l’introduction, relativement récente et progressive, d’éléments féminins dans l’habitus vestimentaire et paravestimentaire masculin (cols échancrés, bijoux, étoffes délicates, soins cosmétiques, etc.). Loin de tendre vers une forme d’androgynie ou d’ « asexuation » sociale, cette tendance affirme les sexes dans leurs différences tout en remodelant leur rôle dans l’imaginaire collectif. Ainsi la femme ne perd rien de sa féminité en empruntant des pièces au vestiaire masculin ; en se les appropriant et en les réinterprétant, elle affirme par là même sa féminité, de manière certes paradoxale mais non moins signifiante ; et, ce faisant, elle impose son image en tant qu’égal de l’homme dans l’inconscient social au travers du vêtement. Il en va de même pour la recomposition de l’identité masculine qui s’opère au travers du vêtement ; l’introduction de touches de féminité dans le vestiaire masculin amorce un virage vers une masculinité plus nuancée et subtile qui participe de la redéfinition du rôle social de l’homme et qui semble aller de paire avec celle du rôle de la femme. Pour l’auteur, la mode possède également un rôle moteur dans la représentation et l’acceptation sociales de la sexualité. Il suppute ainsi que des innovations vestimentaires et para-vestimentaires telles que l’invention de la mini-jupe ou la réintroduction des talons hauts ont pu constituer des déclencheurs décisifs de la libération sexuelle au sein de la société occidentale. Si l’on élargit son propos à des tendances plus récentes, on peut par exemple envisager la tendance du « porno chic » comme une forme d’anticipation de l’irrigation de l’imaginaire collectif et du tissu social par les références culturelles au sexe et à l’industrie pornographique. Enfin, l’auteur s’intéresse aux images de mode et démontre grâce à l’analyse herméneutique d’un vaste corpus de photographies de mode, datant des années 60 aux années 2000, menée au travers du cadre conceptuel fourni par la théorie de l’imaginaire de Gilbert Durand45, que le référentiel culturel de la mode fournit « la possibilité de pénétrer sous la surface sociale, dans les profondeurs sociétales et de dégager les schèmes, les archétypes et, par suite, les grandes structures anthropologiques qui définissent une époque et lui donnent son sens. » Nous souhaitons également convoquer ici l’ouvrage La Mode de Dominique Waquet et Marion Laporte afin de souligner l’importance du rôle social du vêtement. En effet, les auteurs montrent, grâce à leur travail et à de nombreux exemples, les différents niveaux du lien qui unit la mode vestimentaire et le pouvoir. Au premier niveau, on retrouve la distinction au sens de différenciation. Ici le vêtement, en tant que facteur d’identification individuelle et sociale « par excellence », exprime un besoin identitaire et permet, selon les auteurs, de distinguer les sexes, l’âge, la fonction professionnelle et le rang social de chaque individu au travers d’une interaction psychosociale qui permet à tout un chacun de lire les symboles qui se cachent derrière le vêtement. Ils nuancent toutefois leur propos en précisant que « les formes de distinction contemporaines sont autres : elles sont devenues des distinctions plus symboliques, de goûts, de culture, le terme distinction […] renvoyant aussi bien à l’élégance qu’à la volonté de se différencier, de se séparer. »47 La distinction peut aussi exprimer le lien du vêtement avec le pouvoir au travers de son caractère obligatoire comme cela était le cas pour les costumes imposés aux députés de la Noblesse, du Clergé et du Tiers-Etat sous Louis XVI, qui au travers de différents éléments caractéristiques (couleurs, ornements, etc.) permettaient de distinguer la classe et le rang des individus. Les auteurs poursuivent leur développement avec la séduction dans laquelle une forme de relation de pouvoir s’instaure entre les individus et à laquelle le vêtement n’est pas étranger, puisqu’il permet la mise en valeur du corps et une certaine sublimation de l’individu, qui peut lui donner un certain ascendant sur son partenaire. Enfin ils explorent le vêtement comme signifiant de la domination. La domination entre individus, comme par exemple dans la relation entre un maître et son esclave dans l’Antiquité où les codes vestimentaires de chacun étaient parfaitement établis et respectés. La domination d’un groupe par un individu, comme par exemple les chefs de gang qui arborent des signes vestimentaires et para-vestimentaires (accessoires, couleurs, tatouages, etc.), plus ou moins lisibles, qui les distinguent du reste des membres. Et enfin, la domination entre groupes et cultures, comme par exemple l’acculturation vestimentaire qui fut imposée aux peuples soumis lors de la colonisation. Le second niveau du lien qui unit le vêtement et le pouvoir, est l’expression de l’autorité au travers de la règlementation, à différents degrés, de la mode vestimentaire. Les auteurs distinguent la mode interdite, la mode réglementée, la tenue obligatoire et la tenue encadrée. La mode interdite se traduit par le costume idéal de l’utopie, qui est, par définition, unique, invariant et imposé puisqu’idéal. Le costume obligatoire consiste quant à lui à figer la mode vestimentaire dans une expression précisément codifiée et quasi-invariante pour tous les membres d’un groupe, lors de la prise de pouvoir sur le dit groupe par une autorité. Cette action est généralement légitimée par des raisons politiques, culturelles ou religieuses, alors qu’elle vise en réalité à affirmer un pouvoir total sur les individus. Nous pouvons ici citer les costumes bleus à col fermé imposés par Mao Zedong lors de sa prise de pouvoir. La tenue obligatoire consiste à interdire la mode vestimentaire à certaines catégories d’individus dans le but de les différencier, voire de les ostraciser. C’était par exemple le cas des bagnards et des prisonniers des camps de concentration auxquels était imposé le port de vêtements rudimentaires gris à larges rayures noires. Enfin, la tenue encadrée consiste en une tentative par le pouvoir d’interdire non pas la mode vestimentaire en tant que telle, mais certaines de ses formes ou variantes. Toutefois, s’il s’agit bien d’un interdit politique, ces prohibitions, le plus souvent limitées, restent généralement inappliquées dans des pays ouverts, peu ou pas policiers. Les auteurs prennent ici en exemple les lois somptuaires en vigueur dans la Rome antique, la Toscane de la Renaissance ou sous le règne de Louis XIII. La mode règlementée s’apparente quant à elle au port de l’uniforme, que celui-ci soit lié à la fonction (membres du clergé, hommes de lois ou soldats) ou au groupe (tenues des malades à l’hôpital, costumes typiques des passages rituels comme les cérémonies, uniformes ou panoplies ayant trait à la collaboration/adhésion comme les « dresscodes » issus du monde l’entreprise, etc.). Le vêtement apparaît donc bien ici comme un instrument de pratique ou d’expression du pouvoir, voire de la domination, que peut exercer un individu ou un groupe sur un autre. La nature de ce pouvoir est multiple : politique, religieux, culturel, hiérarchique, etc. et dépend à la fois des individus et des situations. Intéressons-nous maintenant à la notion de fait social total, Marcel Mauss caractérise les faits sociaux totaux par le fait « qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions […] et dans d’autres cas seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. »48 En outre, si l’on considère l’ensemble des analyses et des théories exposées cidessus ainsi que les composantes fondamentales de la création vestimentaire et paravestimentaire, on ne peut raisonnablement nier qu’elle touche à des questions d’expression de l’identité sociale et qu’elle est tout à la fois artistique, économique, politique, sociologique, psychologique et probablement bien d’autres choses encore. Par conséquent, la sphère d’influence protéiforme de la mode vestimentaire et l’irrigation de l’ensemble des couches de la société par son rôle sociétal nous incite donc à affirmer que la mode vestimentaire et paravestimentaire est bien un fait social total. C’est d’ailleurs ce que semble exprimer Simmel, et ce avant même la théorisation du fait social par Mauss, lorsqu’il écrit : « nous avons pu constater que la mode est une construction complexe qui fait coïncider les diverses dimensions de la vie et rassemble les orientations les plus contraires de l’âme. »
Déviance, détournement et ignorance
Arrêtons-nous un instant sur les notions de déviance et de détournement, sur leurs similitudes et leurs différences. Le dictionnaire Larousse en ligne définit la déviance, conformément aux principes de Becker Howard, comme la « position d’un individu ou d’un groupe qui conteste, transgresse et qui se met à l’écart de règles et de normes en vigueur dans un système social donné. »64 Le détournement est quant à lui défini comme l’action de « donner à quelque chose (texte littéraire, slogan publicitaire, film, etc.) un autre sens que son sens original par divers procédés de masquage ou de surcharge. »65 Intéressons-nous dans un premier temps aux similitudes qui existent entre ces deux définitions. Le premier point commun entre ces notions réside dans le fait que toutes deux relèvent d’actions volontaires de la part des personnes qui y procèdent. Ainsi, elles résultent d’une décision librement choisie et non imposée et, en ce sens, s’inscrivent dans une démarche empreinte de sens et de motivations. Le second trait commun entre ces deux notions réside dans leur relation directe à un second concept et dans le caractère altérateur du dit lien à l’endroit de son objet. Cette altération est toutefois différente puisque la déviance suppose un double mouvement d’opposition et de transgression vis-à-vis de normes sociales établies alors que le détournement, moins spécifique, s’apparente à une manœuvre de transformation du sens d’une chose : concept, œuvre, etc. En ce sens, la déviance est donc plus marquée que le détournement et ses motivations semblent s’apparenter au rejet, à la défiance, à la résistance ou tout du moins à une forme d’opposition conflictuelle dont les intentions sous-jacentes peuvent être différentes. Les contours de la notion de détournement sont plus flous puisqu’il s’agit simplement d’une forme de travestissement, plus ou moins appuyé, de la réalité d’une chose à l’aide de procédés peu ou prou visibles et dont l’intentionnalité n’est pas nécessairement perceptible. Une fois ces deux concepts mieux définis et confrontés, la notion de détournement nous paraît davantage s’appliquer à l’éthos numérique vestimentaire que la déviance. En effet, le vestimentaire et le para-vestimentaire, en tant que vecteurs privilégiés de sens et de symboles, nous paraissent plus propices à la transformation du sens qu’à la transgression sociale pure. On ne peut cependant nier que certains éthos vestimentaires soient déviants mais, selon nous, ces derniers s’inscrivent dans une démarche de déviance sociale générale de l’individu dont le look vient compléter le discours, les opinions et les convictions, qui s’opposent directement aux normes sociales, comme une sorte de complément ou de parachèvement à la notion de carrière de déviance. Et ceci car la déviance est, selon Howard, une somme de comportements et non pas un acte isolé. Ainsi un éthos numérique vestimentaire déviant nous paraît conditionné par la déviance même de l’individu et un individu qui ne serait pas déviant ne pourrait donc pas avoir un éthos numérique vestimentaire déviant. En effet, par définition, si un individu n’est pas déviant c’est bien qu’il accepte les normes qui régissent son environnement social et ne les transgresse pas. Or si l’on constate un décalage entre son habitus vestimentaire et les codes morphosyntaxiques communément attendus, on peut raisonnablement supputer qu’il s’agit là davantage d’une démarche signifiante qui donne un sens autre aux éléments vestimentaires et para-vestimentaires de sa tenue que celui communément admis, et par là même d’un détournement. Nous souhaitons également souligner que l’inadéquation d’une tenue par rapport à un contexte peut aussi être le fait de la simple ignorance. En effet, si un individu n’a pas connaissance des règles qui ont cours dans un environnement social donné, il se peut qu’il y déroge involontairement, et ce cas de figure semble parfaitement pouvoir s’appliquer aux éléments vestimentaires et au para-vestimentaires d’une tenue. Dans ce cas, le décalage est bien le fait d’un manque de connaissances et ne peut donc s’apparenter à une démarche volontaire comme dans le cas de la déviance ou du détournement.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : TENUE VESTIMENTAIRE ET PRESENCE NUMERIQUE, DE L’IMPORTANCE DU COSTUME DANS LA REPRESENTATION DIGITALE
A. Identité numérique, e-réputation et images
B. De l’importance du vêtement dans la présence numérique d’un individu
C. Besoin de « représentation digitale » et tenue vestimentaire
PARTIE 2 : REFLEXION SUR LE LIEN ENTRE TENUE VESTIMENTAIRE ET LEGITIMITE MEDIATICO-NUMERIQUE
A. Le vêtement : frivolité personnelle ou fait social total ?
B. Un éthos numérique vestimentaire déviant constitue-t-il un désaveu à l’encontre de la mode vestimentaire ?
C. Déviance, détournement et ignorance
PARTIE 3 : L’OMNIPRESENCE DE L’IMAGE A L’ERE DU TOUT NUMERIQUE COMME CATALYSUEUR DE LA CONSCIENTISATION VESTIMENTAIRE COLLECTIVE
A. L’image numérique ou la mutation des usages traditionnels de la photographie
B. L’influence du « lieu » de la publication numérique sur la mise-en-scène du corps habillé
C. Quid de l’éthos numérique vestimentaire du Français moyen ?
D. Recommandations stratégiques à l’intention des « industries du look »
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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