L’éthique, la morale et le don : reconnaissance et gratitude

Le don

Le don se définit comme étant « toute prestation de bien ou de service effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer, nourrir ou recréer le lien social entre les personnes » (Godbout, 1992 : 32). Ne relevant pas seulement du constat empirique, il est considéré dans bon nombre de sociétés comme étant une condition à l’établissement de relations humaines authentiques (Berthoud, 2005). Comme d’autres, ces auteurs affirment que la logique du don, dans le fait même de donner, implique un caractère relationnel. Ils soutiennent également que le don est la quintessence du lien social (Berthoud, 2005; Caillé, 2004; Godbout, 1992; Hénaff, 2002; Pilote, 2007).
Le paradigme du don (Caillé, 2000), issu des recherches de Marcel Mauss (1950), s’arrime au courant de recherche sociologique maussien de l’anti-utilitarisme. Ce dernier analyse et critique l’économisme en sciences sociales ainsi que la praxéologie. Le paradigme anti-utilitariste « incite à penser le lien social sous l’angle des dons (agonistiques) qui unissent les sujets humains »1. Selon Caillé (2000), le paradigme anti-utilitariste :
[…] ne prétend justement pas analyser l’engendrement du lien social ni par en bas – depuis les individus toujours séparés —, ni par en haut — depuis une totalité sociale en surplomb et toujours déjà là —, mais en quelque sorte depuis son milieu, horizontalement, en fonction de l’ensemble des interrelations qui lient les individus et les transforment en acteurs proprement sociaux. Le pari sur lequel repose le paradigme du don est que le don constitue le moteur et le performateur par excellence des alliances (p. 19).
Pour cet auteur, l’utilitarisme des besoins humains, soutenu par le modèle capitaliste, a contrario, évacue les principes inhérents à la convivialité ainsi que le sens éthique et philosophique des rapports sociaux. Dans cette perspective, la valeur marchande et la politique économique priment au détriment du besoin de se reconnaître dans l’humanité. Aussi, le paradigme anti-utilitariste, ou paradigme du don, tente de faire contrepoids à cette vision économiste, dépourvue du caractère social de la quête de reconnaissance de l’homme (Caillé, 2004).
Les interrelations qui lient les individus et les alliances qu’ils forment en tant qu’acteurs sociaux se retrouvent donc au centre du concept de don en harmonie avec le paradigme anti-utilitariste. Dès lors se pose la question de savoir comment le don participe à la création et au maintien du lien social. Pour Caillé (2004), « le seul moyen de créer la confiance et de façonner du rapport social, c’est de tenter le pari du don » (p. 152). Ce pari comporte un risque puisqu’il n’y a aucune assurance que le don sera accepté. La manière dont il sera interprété comporte aussi un risque (Mitchell, Russel, Cropanzano et Quisenberry, 2012). Cependant, ces auteurs rapportent que « donner quelque chose à autrui signifie toujours quelque chose » (p. 113, traduction libre). Inévitablement, le don a une signification. De plus, le lien social se forme lorsque des individus parviennent à se connaître à travers l’échange de biens ou de services (Pilote, 2007). Dans la pratique du travail de proximité, la formation de ce lien peut être assimilée à une reconnaissance mutuelle. Ce type de reconnaissance n’est pas étrangère à la réciprocité dont Ricoeur (2005) dit qu’elle crée la mutualité, « [un] appel à rendre en retour contenu dans l’acte de donner » (p. 129).

Les types de dons

Plusieurs auteurs ont tenté de cerner le don, le décrire, le comprendre et l’analyser (Berthoud, 2005; Fustier, 2000; Godbout, 1992, 2000; Hénaff, 2002; Mauss, 1950; Pilote, 2007). Hénaff (2002) et Fustier (2000) ont notamment recensé différents types de dons. Ils en répertorient cinq principaux : 1) le don cérémoniel; 2) le don individuel de type moral; 3) le don unilatéral; 4) le don humanitaire et; 5) le don privé. Hénaff (2002) et Mauss (1950) se sont intéressés aux trois premiers et Fustier aux deux derniers types. D’autres auteurs comme Godbout (1992) ou Caillé (2004) s’accordent généralement avec la typologie présentée.

Le don cérémoniel

Le don cérémoniel, de manière générale, sert à rapprocher un groupe social donné d’un autre ou un individu d’un autre (Mauss, 1950). C’est « une structure fondamentale de réciprocité comme condition de toute vie sociale dans l’espèce humaine » (Hénaff, 2002 : 181). Ce rapprochement vise la reconnaissance que ce « groupe donné » a envers l’autre. En s’appuyant sur les travaux d’Hénaff, Pilote souligne « qu’il s’agit d’abord de réaliser une reconnaissance solennelle d’autrui selon des règles transmises par une tradition. Il s’agit d’une forme sociale dont l’effet doit être social » (2007 : 96). Cette brève citation dégage à la fois la fonction de la cohésion sociale, la motivation qui s’ordonne autour de la relation avec le groupe donné ainsi que la finalité qui devient un contrat social.
De plus, le don cérémoniel n’oblige pas l’autre à recevoir et à rendre la pareille. Toutefois, comme la fonction est de former un lien mutuel pour ultimement établir un contrat social, l’enjeu de la réciprocité est central. Il se dégage que « le retour est recherché et voulu » (Pilote, 2007 : 97). De sorte que le donneur s’attend à recevoir en retour et que le receveur est libre de rendre ou non ce qu’il a reçu. Cette liberté s’exerce à la fois au moment de recevoir et au moment de rendre. Le pari du don est donc risqué puisque ce dernier peut ne pas être accepté. Le refus devient alors un rejet de l’autre et signifie la mort du lien puisque ni la réciprocité ni la reconnaissance ne sont compatibles avec le refus de recevoir (Pilote, 2007). Si le don permet de créer et de maintenir le lien, le refus de recevoir met en péril le façonnement de celui-ci. Hénaff (2002) révèle cette tension entre la liberté de recevoir et l’obligation de redonner, de rencontrer l’autre en recevant et en rendant. Le don cérémoniel devient donc « un défi [qui] permet de se risquer vers l’autre en obligeant l’autre à se risquer vers soi. Il joue la sortie de soi sous condition de réciprocité » (Hénaff, 2002 : 175).
En fait, selon Mauss (1950), une morale est inhérente à ce type de don. Cet auteur met de l’avant l’idée que chaque individu doit agir en conscience de sa personne, des autres et de la société. Ainsi, la préoccupation au moment de la réception est de faire le bien plutôt que le mal, d’assurer la paix plutôt que la guerre, de se rapprocher de l’autre en acceptant sa réalité individuelle et sociale plutôt que de se méfier de lui et de s’en éloigner. Mauss (1950) voit dans l’existence de cette morale qui sous-tend le don un point de convergence entre les sociétés les plus évoluées et aussi entre celles qui le sont moins.

Le don individuel de type moral

En interprétant la pensée de Sénèque, Hénaff (2002) met en évidence que l’évolution historique du don cérémoniel donne naissance au don individuel de type moral. Ainsi, pour cet auteur, le passage d’une pratique du don vu comme un « fait social total » à une autre où le don devient une « exigence morale individuelle » marque l’avènement du don individuel de type moral (Hénaff, 2002 : 344).
En effet, la finalité du contrat qui est de nature sociale dans le don cérémoniel devient spirituelle dans le don individuel de type moral. Le donneur donne gratuitement, sans attendre un retour, sans espérer la reconnaissance mutuelle et cherche à accéder à un état sublime (Pilote, 2007). Le receveur n’a plus de statut, il devient invisible. Seule la motivation du donneur a du sens.
La motivation se déploie à travers le sens accordé au don et à la morale du donneur. La fonction du don individuel de type moral s’inscrit dans le simple fait de donner à l’autre. De sorte que la réciprocité est évacuée et l’accent est d’abord et avant tout mis sur le donneur et ses intentions plutôt que sur le continuum (donner, recevoir, rendre) du don (Hénaff, 2002).

Le don unilatéral

Le don unilatéral est quant à lui influencé considérablement par la façon de penser la grâce (Pilote, 2007 : 102). Ce type de don est divin, souverain ou du moins, il se situe dans un processus qui se dirige du haut vers le bas (Hénaff, 2002). Le donneur se sent utile dans le fait même de donner (Andreoni, 1990). Ce qui marque, ici aussi, un tournant historique en la matière. Auparavant, les groupes sociaux qui pratiquaient le don cérémoniel entre groupes pour créer une cohésion sociale et établir un contrat social voyaient le don unilatéral s’insérer dans les sociétés politiques. Ainsi, c’est par la grâce et la charité d’un groupe vers un autre que le don unilatéral s’intègre. Une nouvelle façon de donner apparaît et elle est de type charitable. La cohésion sociale cède le pas à la réponse aux attentes des personnes « dans le besoin ».
Ainsi, puisque les sociétés politiques sont menées par un roi ou un Dieu, les gens deviennent intrinsèquement liés par ce dernier (Hénaff, 2002). Le donneur, qui est en haut dans le processus du don unilatéral, est donc divin ou dominant. Le receveur, quant à lui, est contraint à pratiquer la charité. Il est nécessiteux et il doit recevoir. En ce sens, rendre grâce devient la motivation à donner (Pilote, 2007). Il s’agit pour le donneur de rendre une faveur ou d’inscrire son don dans le prolongement de la volonté divine de protéger son semblable par amour. La fonction s’insère dans l’optique de bienveillance/bienfaisance et la finalité se dessine comme étant l’ordre social. La différenciation entre le don individuel de type moral et le don unilatéral réside dans le fait que pour l’un, le receveur est invisible et il n’y a pas de rencontre avec l’autre; tandis que pour le don unilatéral, l’autre est visible, il pousse à pratiquer la charité et la bonté. Il y a dans le don unilatéral une rencontre tangible entre les protagonistes du don (Hénaff, 2002). Les motivations du don charitable sont pour Harbaugh et ses collègues (2007) le pur altruisme pour l’aspect positif qu’il peut avoir chez les autres et le sentiment de chaleur humaine que ressent le donneur.
Le don charitable influencé par les valeurs chrétiennes est habité par une intention de se rapprocher de son semblable. Les valeurs chrétiennes transcendent le don unilatéral et elles permettent d’accorder un sens humaniste à ce don. Bien qu’il soit possible de percevoir que la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit dans ce don, il préserve tout de même la liberté de recevoir. L’intention qui suit l’action de donner s’articule dans la gratitude. Elle cherche à se rapprocher de l’autre à travers ce don (Caillé, 2004; Hénaff, 2002). La dimension unilatérale de ce type de don réside dans le fait de ne pas créer d’attente de retour, de contre-don. Le désir de ne pas créer de sentiment de dette tente d’atteindre une pleine gratuité et peut ultimement générer de la gratitude chez le receveur en l’absence d’obligation de retour (Caillé, 2004; Hénaff, 2002).

Le don humanitaire

Le don humanitaire apparaît d’emblée plus global et il semble contenir intrinsèquement l’enjeu de la création, du maintien ou de la recréation du lien social. Cette forme de don reconnaît en effet qu’il peut y avoir « des dons de simple humanité » où l’intervenant est « un homme ordinaire qui renonce à être plus, ou à être supérieur, ou à être en position dominante » (Fustier, 2000 : 104). La position du donneur et du receveur est la même, c’est-à-dire qu’à l’intérieur du don humanitaire, la dynamique de domination de l’un par l’autre est absente. Les deux parties prenantes du don sont égales. C’est un don qui est avant tout empreint d’humanité (Fustier, 2000). La motivation à donner de cette manière est donc reliée à la volonté de nourrir le sentiment d’appartenance à l’humanité. Quant à la fonction de ce don, elle s’articule autour de la reconnaissance de l’autre comme semblable. Plus précisément, la fonction est d’assurer la cohésion humaine (Fustier, 2000).
Le don humanitaire rappelle la règle d’or de l’éthique qui comprend de se comporter avec les autres comme on aimerait qu’ils se comportent avec soi-même, de désirer se comporter avec eux de façon sympathique et respectueuse et, finalement, de le faire de façon appropriée et réciproque (Wattles, 1996). Autrement dit, la manière de donner se doit d’être respectueuse, mais elle doit également reconnaître l’autre à qui l’on donne comme son semblable.
Comme le don unilatéral, le don humanitaire n’est pas à l’abri de « réduire l’autre à la condition de seulement recevoir » (Causse, 2004 : 27). Au risque de donner, s’ajoute donc la possibilité que le receveur puisse percevoir qu’il n’y a pas de retour possible.

Le don privé

Fustier (2000) recense à l’intérieur du don humanitaire le don privé qui se dessine comme un don intrinsèque aux relations sociales. Cette forme de don invite à la reconnaissance tant sur le plan de l’intimité que de celui de l’identité. Il se manifeste en donnant de soi à l’autre ou encore en donnant de son intimité (le privé) (Fustier, 2000). Les positions du donneur et du receveur sont horizontales, c’est-à-dire qu’à l’intérieur du don privé, la dynamique dominant/dominé est absente de ce don comme celui du type humanitaire.
Pour Fustier (2000), tant le donneur que le receveur sont égaux et libres de donner ainsi que de recevoir. Le retour n’est donc pas garanti et attendu. Ce don est une offre de soi-même à l’autre. La motivation est conséquemment la même : offrir de soi à l’autre. Quant à la fonction de ce don, elle s’articule autour de la confirmation de la proximité ou du lien social existant. Plus précisément, la fonction est de créer de l’intimité à travers l’habileté de se révéler et d’accueillir les révélations de l’autre (Fustier, 2000). C’est en quelque sorte, recevoir l’autre ou encore, se donner soi-même. Ce type de don se décrit comme étant immatériel et subjectif. Pour Foa et Foa (1980), ce qui est concret comme un bien et symbolique comme l’amour existe dans le don en référence à ce qui peut être immatériel et subjectif. Il n’est pas un don de sacrifice à l’intérieur duquel les gens s’abandonnent totalement à l’autre. Au contraire, le don du privé met en jeu sa propre identité sans pour autant se sacrifier entièrement à l’autre (Fustier, 2000).

Synthèse

Le tableau 2 présente une typologie du don inspirée de Caillé (2000), Foa et Foa (1980), Fustier (2000), Hénaff (2002) et Pilote (2007). Elle reprend les éléments clés des travaux de ces auteurs en les présentant sous les différents aspects de la motivation, de la fonction, de la finalité et des positions occupées par les protagonistes du don. La motivation à donner et à recevoir peut varier de la liberté à l’obligation. La fonction du don revêt un caractère social pour l’ensemble des dons et la finalité, à l’exception du don unilatéral de type moral où la finalité se joue sur le plan spirituel, revêt aussi un caractère social. Peu importe la position des acteurs dans la dynamique de don (donneur/receveur), il se façonne un rapport à l’autre lorsque le don s’exécute et qu’il est reçu. C’est donc dans ce rapport que prennent forme la création et le maintien du lien social.

Impact du don

Après avoir vu les différents types de dons et abordé la question du statut du donneur et du receveur, cette section s’intéresse aux variables reliées à la dynamique du don : l’identité, la liberté, la dette, le principe de réciprocité, l’éthique, la morale, la reconnaissance et la gratitude. Pratiquement, lorsqu’une personne tente le pari du don, elle peut influencer le receveur sous plusieurs de ces aspects.

Le don et l’identité

De prime abord, le don agit sur l’identité. Dans la recherche de Pilote (2007), il appert que « recevoir de l’aide, c’est mettre son identité en jeu » (p. 4). Fiske (1991) propose que toutes les relations humaines amènent à construire notre identité. Toutefois, les relations où les échanges émergent et que la réciprocité est présente influencent davantage l’identité. L’individu qui reçoit parce qu’il a un besoin peut donc se percevoir comme méprisable ou encore comme une personne ayant de la valeur. La dynamique du don fournit une certaine quantité d’informations au receveur (donner avec plaisir, par charité, etc.) et il les interprète (Gagnon, 1997). Pour Fiske (1993), l’objet ou ce qui est donné est également porteur d’identité. La dynamique du don et l’identité portée par ce qui se donne déterminent, en quelque sorte, l’interprétation que le receveur peut se faire de ce qu’il reçoit. Plus spécifiquement, Pilote affirme que « le don réalisé avec mépris est aliénant » (2007 : 4). La norme sociale actuelle envoie un message aux individus visant à les responsabiliser, les rendre autonomes et libres de toutes contraintes. En ce sens, à même la crise de la société salariale et providentialiste, l’État cultive l’idéologie néolibérale ainsi que l’émancipation des individus par rapport aux institutions traditionnelles telles que la famille et la religion (Cusset, 2007), avec comme effet que « l’individu se trouve de plus en plus remis à lui-même » (Cusset, 2005 : 13). L’idéal marchand s’inscrit aussi dans le néolibéralisme qui pratiquement érige en valeur la nécessité de ne rien devoir à personne (Cusset, 2005). Le fait de payer ce que les gens reçoivent efface la dette. Dans un tel contexte idéologique, recevoir un don peut donc être perçu comme une perte d’autonomie ou de liberté (Pilote, 2007). Pris dans la dynamique du don, les individus, de plus en plus livrés à eux-mêmes et affranchis de toute redevance à autrui, se retrouvent donc confrontés à la relation avec l’autre. Godbout (2001) abonde aussi dans ce sens. Il estime « [qu’] on joue constamment son identité » (p. 389) à travers le don.
Or, dans la société actuelle, le don amène les individus à se définir, à définir leur identité par le lien avec l’autre. Ce qui est en rupture avec ce que Godbout nomme « l’expérience individualiste » (2000 : 148) et plutôt contraire aux normes de l’idéologie néolibérale qui favorise l’émancipation individuelle, puisque donner et recevoir oblige une rencontre. Pilote (2007) exprime que « [c]elui qui reçoit un don ne peut plus prétendre à une identité sans altérité » (p. 124). Recevoir n’est donc pas sans risque. Le risque rappelle à la fois le caractère social du don, mais aussi que la dignité peut être réduite à un statut de nécessiteux si la personne qui reçoit n’existe que dans ce statut de receveur. Pour appuyer cette idée, Godbout (2004) trace le parallèle avec les pays du tiers monde qui se retrouvent dans une position de receveurs, n’ayant rien à offrir.
Du tout au rien, du receveur exclusif à la réciprocité, il existe une multitude d’attitudes et de moyens de donner et de recevoir. Godbout (2000) et Pilote (2007) sont d’avis que le don peut influencer positivement l’identité puisque l’on peut se reconnaître en l’autre du fait de recevoir étant donné le caractère social du don. Il est aussi possible de recevoir parce que l’autre reconnaît des éléments chez le receveur. Le receveur peut être alors renforcé dans son identité.

Le don et la liberté

Concernant la liberté à l’intérieur du don, il semble y avoir dans la littérature un certain consensus à savoir que le donneur ainsi que le receveur sont libres de donner et de recevoir (Godbout, 1992; Hénaff, 2002; Pilote, 2007). Cette liberté tient au fait que lorsque le donneur donne, la personne qui reçoit est à la fois libre de recevoir le don, mais également de le rendre. Ainsi, ce fait réitère que le retour dans le don n’est aucunement garanti (Godbout et Hénaff, 2003), et ce, en ce sens que la liberté du receveur prime.
Comme les liens sont dans une certaine mesure la quintessence du don, la liberté de retourner la pareille vient en partie du sentiment de gratuité qui peut exister dans le don. Godbout et Hénaff (2003) soulignent que : « [l]e don consiste à libérer le lien social même pour qu’il prenne une valeur de reconnaissance » (p. 158). La liberté à l’intérieur du don est donc fondamentale. Selon Pilote (2007), sans elle le don « s’évanouit », ce qui soulage l’obligation de rendre, mais paradoxalement crée du lien. « La fragilité du don, sa beauté et sa gratuité viennent de ces initiatives sans imposition » (Gilbert, 2005 : 263). Ainsi, plus le don serait désintéressé, plus la liberté à travers le don s’imposerait, ce qui générerait de la reconnaissance et serait susceptible de provoquer du lien social contrairement à l’échange économique où il n’y a ni formation, ni maintien d’un lien social (Sfez, 2002). La gratuité et la liberté seraient donc intrinsèquement liées.

Le don et la dette

La dette se situe dans le processus du don et n’est pas une fin en soi. Au contraire, Pilote (2007) démontre que la dette peut être positive ou négative. En effet, le sentiment ou l’interprétation que le receveur se fait du don peut faire naître un dû. Lorsqu’elle est positive, il y a une reconnaissance qui s’opère sans avoir l’obligation de rendre à nouveau, mais qui se dessine comme le désir d’offrir.
Pour ce qui est de la dette négative, un sentiment d’obligation peut s’ancrer. Par conséquent, au lieu de ressentir de la gratitude et d’agir en conséquence, la personne pourra percevoir « le dû ». Que la dette soit positive ou négative, selon Pilote (2007), c’est l’interprétation du don qui influencera le lien social en fonction du sentiment de gratitude par opposition à celui de la dette. C’est-à-dire que si le lien repose sur le dû, le receveur cherchera à s’en libérer rapidement contrairement à la gratitude. Godbout (2000) explique que la dette positive se transforme par un désir de donner. Il ajoute que l’intention du donneur n’aura pas d’impact sur le sentiment d’endettement. Elle n’oblige pas de retour. Elle n’est même pas un appel au don (Godbout, 2000). La joie du receveur peut tout aussi bien entraîner le même sentiment pour le donneur (Godbout, 2000; Pilote, 2007). La dette risque de disparaître si elle n’est pas comparable à la valeur monétaire d’un équivalent (Clark, 1981). Quant à la dette négative, le désir du receveur sera de se libérer de ce sentiment et de redonner ou de chercher l’équivalence (Godbout, 2000). Pour Törnblom et Fredholm (2012), le sentiment de dette risque d’être moins élevé si le don se situe dans une dynamique où les membres qui donnent et qui reçoivent accordent une valeur subjective à leur relation contrairement à ce qu’engendrerait un rapport marchand.

Le don et le principe de réciprocité

Le principe de réciprocité se traduit par le désir des personnes qui reçoivent de donner, de rendre ce qui leur a été offert précédemment (Pilote, 2007). Plus le lien est significatif dans la relation, plus la réciprocité est perçue comme égalitaire et plus elle augmente la confiance ainsi que l’affection (Molm, Takahashi et Peterson, 2000). Le lien social à travers la reconnaissance de ce qui a été donné invite donc la personne à témoigner de son interprétation de la réception. Or, la réciprocité s’avère être à contre-courant de « l’idéal moral du don moderne [qui] est la gratuité sans la volonté du retour » (Pilote, 2007 : 112). C’est donc prétendre que la gratuité du don doit être la motivation première dans la société actuelle afin de s’assurer de ne pas recevoir en retour. La réciprocité serait le fruit d’une dette dans l’idéal moderne du don. Pourtant, le désir de rendre ne résulte pas du sentiment de devoir quelque chose. Il n’y a pas de relation de cause à effet systématique entre ces deux éléments : la gratuité du don et le sentiment de dette lors de la réception dans la dynamique du don. En réalité, le donneur a bien peu de pouvoir sur le désir de rendre de l’autre, sinon de refuser un don qui lui est fait en retour. Désirer rendre ne concerne pas exclusivement l’intention pure qui est sans dette et qui est gratuite. Souhaiter redonner concerne la reconnaissance de l’autre, la gratitude dans le geste de l’autre et la rencontre avec autrui (Hénaff, 2002; Pilote, 2007). La réciprocité consiste à reconnaître l’autre, à témoigner de son lien et de son engagement envers lui. La réciprocité, c’est aussi se rencontrer soi-même à travers le retour puisque la personne nous transmet ce qu’elle reconnaît en nous. Nous sommes donc rarement seuls à travers le don et nous prenons souvent contact avec la convivialité le temps du don (Berthoud, 2005; Caillé, 2004; Godbout, 1992; Hénaff, 2002).
De plus, le don et le principe de réciprocité transcendent également « l’esprit du donneur ou son identité » (Pilote, 2007 : 114). Cet auteur souligne même que le don, dans l’esprit de réciprocité, peut créer une certaine obligation à rendre bien que l’intention du donneur puisse être désintéressée. L’obligation du désintéressement et de la gratuité doit céder la place à d’autres considérations.
En ce sens, Causse (2004) suggère que « [l]e motif éthique de la sollicitude trouve ses coordonnées dans la réciprocité » (p.26). Ainsi, l’attention affectueuse que l’on porte aux gens qui font l’objet de dons requiert une importance éthique, mais également morale. Les attitudes et les façons de donner devraient respecter la règle d’or de l’éthique plutôt que faire les frais d’une joute spirituelle de la gratuité. Et ce, puisque la force qui pousse les gens à rendre tend plus à s’expliquer par le sentiment de gratitude qui en découle que par l’interprétation de l’intention du donneur quant à son désintéressement et sa gratuité (Pilote, 2007). Considérer l’intention du donneur sur l’unique base de la gratuité évacue le principe de réciprocité, selon Hénaff (2002). « Le don éthique, le don inconditionnel qui nous apparaît dans toute sa grandeur désintéressée, dans sa généreuse beauté, signifie aussi, et peut-être surtout, que c’est la logique sociale de la réciprocité qui n’est plus comprise » (Hénaff, 2002 : 341). Bien que Hénaff et Pilote s’accordent sur le fait que le don éthique qui est inconditionnel soit celui qui domine actuellement, il n’en reste pas moins que le premier auteur rappelle que Sénèque défendait le « don pur », c’est-à-dire le seul don valable, celui qui est gratuit, sans obligation, sans intention (Hénaff, 2002). Cette ligne de défense est encore d’actualité et elle est congruente avec l’idéal marchand qui souhaite l’émancipation individuelle. Elle évacue ainsi la réciprocité, la reconnaissance de l’autre, la formation puis le maintien des liens sociaux. Sans renier l’existence du « don pur », le sens spirituel que les gens peuvent lui accorder reconnaît que l’éthique du don, contrairement au don éthique, assure une logique sociale et qu’il prévient l’aliénation sociale. Cela parce que le receveur est considéré dans l’éthique du don alors que dans le don éthique c’est l’intention de gratuité qui compte (Hénaff, 2002).

Méthodologie

Ce chapitre décrit la recherche effectuée selon son sujet. La méthode retenue ainsi que les choix qui guident cette méthodologie sont également exposées. Le cadre d’analyse occupe aussi cette section. Les limites de cette recherche et finalement les considérations éthiques sont abordées.

Type d’étude

Afin de comprendre la dynamique de don et ses impacts sur la création ainsi que le maintien du lien social en intervention de proximité, une étude qualitative de type exploratoire est retenue. Ainsi, la familiarisation avec le phénomène à l’étude et la bonification des savoirs en la matière justifient l’utilisation de ce type de recherche (Deslauriers, 1991).
L’approche qualitative regroupe généralement l’observation participante, la recherche ethnographique, les études de cas, l’interactionnisme symbolique et la recherche phénoménologique (Erickson, 1986). Selon cet auteur, ces recherches sont interprétatives. L’analyse des données se fait à partir des observations des intervenants et de leur interprétation des faits.
Dans le cadre de cette recherche, cette méthodologie s’avère pertinente puisque pour comprendre le phénomène à l’étude, le chercheur mise sur la multitude des interactions des intervenants avec leur milieu et le sens qu’ils donnent à cette expérience (valeurs, croyances, conceptions politiques, etc.). Aussi, l’approche interactionniste symbolique (Fornel, 1999) servira de base à cette recherche qualitative de type exploratoire. Deslauriers souligne que ce type d’investigation, orientée vers la compréhension des phénomènes, attribue à l’expérience individuelle une importance cruciale. Le point de vue des personnes que le chercheur tente de comprendre de l’intérieur devient primordial, c’est « une donnée essentielle » de la recherche (Deslauriers, 1985 : 13).
De plus, il convient de spécifier que la recherche de type exploratoire tente de clarifier certains éléments d’un phénomène en vue d’approfondir le sujet dans une recherche ultérieure (Corbière et Larivière, 2014). En ce sens, ce type de recherche permet d’analyser en profondeur la complexité d’une situation, pour explorer un processus nouveau ou encore, pour étudier l’émergence d’une réalité nouvelle (Poupart et coll., 1998).
Or, l’impact du don ou encore ce qu’il peut générer en intervention de proximité est peu documenté. Apparus dans les années 1990, ces milieux de pratique (travail de rue et travail de milieu) sont encore mal connus, les préjugés à leur égard sont toujours présents et certains mythes demeurent. Cependant, force est de constater que de plus en plus de chercheurs s’y intéressent (Bibeau et Perreault, 1995; de Boevé, 1996; Parazelli, 2002; Fontaine, 2003, 2010; Perreault et Paquin, 2001; Poliquin, 2007; Riddle et Roy, 2003; Tétreault et Girard, 2007). Deux raisons principales expliquent cet intérêt accru. La première a trait aux bailleurs de fonds qui exigent fréquemment que les programmes qu’ils financent soient évalués systématiquement. La deuxième raison est reliée aux populations ciblées par ce type d’approche qui connaissent de multiples problématiques, celles-ci suscitant l’intérêt des chercheurs.

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Table des matières

Résumé 
Table des matières 
Liste des tableaux 
Remerciement 
Introduction 
Chapitre 1 : problématique 
1. Problématique
1.1 L’approche de proximité
1.2 La création et le maintien des liens sociaux dans le contexte de l’offre des services sociaux du réseau public et du travail de proximité
1.3 La relation d’aide en travail de proximité
1.4 La création et le maintien des liens sociaux en intervention de proximité : un processus susceptible d’être altéré par les problématiques ressenties
1.5 Le don en intervention de proximité
Chapitre 2 : recension des écrits 
2. Recension des écrits
2.1 Le lien social
2.2 Le don
2.2.1 Les types de dons
2.2.2 Le don cérémoniel
2.2.3. Le don individuel de type moral
2.2.4. Le don unilatéral
2.2.5. Le don humanitaire
2.2.6. Le don privé
2.3 Synthèse
2.4 Impact du don
2.4.1 Le don et l’identité
2.4.2 Le don et la liberté
2.4.3 Le don et la dette
2.4.4 Le don et le principe de réciprocité
2.4.5 L’éthique, la morale et le don : reconnaissance et gratitude
Chapitre 3 : méthodologie
3. Méthodologie
3.1 Type d’étude
3.2 Les objectifs de recherche
3.3 Terrain de recherche
3.4 Population à l’étude
3.5 La constitution de l’échantillon à l’étude
3.6 Les caractéristiques des participants à l’étude
3.7 Méthode de collecte de données
3.8 Analyse des données
3.9 Cadre de référence
3.9.1 Concepts clés de la recherche
3.10 Thèmes et sous-thèmes de l’entretien
3.11 Opérationnalisation de l’analyse des données
3.12 Limites de la recherche
Chapitre 4 : Présentation des résultats 
4. Présentation des résultats
4.1 Les types de liens sociaux
4.2 Aspects facilitant et son contraire dans la dimension du lien social
4.3 La création des liens sociaux en intervention de proximité
4.4 Le maintien des liens sociaux en intervention de proximité
4.5 Don cérémoniel
4.6 Don individuel de type moral
4.7 Don unilatéral
4.8 Don humanitaire
4.10 Don du privé
4.11 Synthèse des résultats
Chapitre 5 : Discussion 
5. Discussion
5.1 La dynamique du don dans la création du lien
5.1.1 L’éthique comme préalable à la création du lien
5.1.2 Le point de départ de la création du lien
5.1.3 De la prise de contact à la création du lien : le don
5.2 Le renouvellement de la dynamique du don dans le maintien des liens
5.2.1 De la connaissance à la reconnaissance
5.2.2 L’approfondissement du lien par la continuité de la dynamique du don
5.3 La réciprocité dans la dynamique du lien social : une affaire de don
5.3.1 La tension entre recevoir un salaire et recevoir un don
5.3.2 La réciprocité : un élément dynamique d’un rapport social en évolution
5.3.3 La réciprocité invite à la reconnaissance
5.4 De la reconnaissance à la gratitude : la réception du don
5.4.1 Des rapports sociaux renouvelés par la reconnaissance
5.4.2 L’expérience de la gratitude à travers le lien social
Conclusion 
Référence 
Annexe A : La fiche signalétique
Annexe B : Questionnaire d’entrevue
Annexe C : Formulaire de consentement de participation au projet 
Annexe D : Approbation éthique

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