Tout Etat pose le problème du pouvoir. Ce pouvoir, défini comme l’exercice de l’autorité politique dans l’Etat, est un ensemble de procédés utilisés par un homme ou un groupe d’hommes pour déterminer les autres en vue de les maintenir sous ses ordres. Autrement dit, il s’agit de la capacité de commander et de se faire obéir, ce qui nous amène à nous interroger sur le fondement et la légitimité du pouvoir de l’Etat. En réalité, sur quoi est fondé le pouvoir politique (le commandement et les ordres de l’Etat) et qu’est-ce qui le rend légitime, malgré la violence qui lui est inhérente ? La légitimité de l’Etat est-elle fondée sur la violence ou sur le droit ? Ces questions seront diversement répondues et ce, en fonction des auteurs, des écoles de pensées et des systèmes politiques que l’humanité a connu.
Pour ce qui nous concerne ici, nous savons que notre auteur, Thomas Hobbes, en élaborant sa théorie de l’Etat, a clairement opté pour une monarchie absolue. Quelles sont les raisons de ce choix ? Pourquoi Hobbes a préfèré la monarchie à d’autres régimes politiques comme la démocratie ? Pour répondre à ces questions, il serait peut-être utile de remonter jusqu’en 1640, période où l’Angleterre traversait une crise du pouvoir. Cette crise, de nature théologique et politique, a opposé le pouvoir Royal au Parlement. Il s’agissait, pour la paix du royaume et la sureté de la personne du roi, de penser les prérogatives et les droits du souverain ainsi que les devoirs du citoyen. En effet, que la souveraineté appartienne au roi, cela n’étonne guère les parlementaires ; mais que le pouvoir et les droits des citoyens en général soient inséparables d’elle, c’est là où se trouve tout le problème auquel Hobbes s’est confronté et qu’il s’est proposé de résoudre. Autrement dit, pour les parlementaires, il est clair que le pouvoir politique appartient au roi mais les citoyens, eux aussi, ont des droits inaliénables, ce qui signifie que le champ d’exercice du pouvoir royal a des limites.
Pour les parlementaires, le pouvoir royal, loin de submerger l’homme, lui laisse une marge de manœuvre dans la jouissance de certains de ses droits, notamment le droit de vivre, de se mouvoir et de se protéger contre les agressions extérieures. C’est à cette opinion du Parlement dont Hobbes s’est opposé. En effet, en s’impliquant directement dans ce débat, il prend position en faveur de la royauté en montrant les liens indissociables que le pouvoir et les droits en général entretiennent avec la souveraineté. Pour lui, la souveraineté, parce qu’elle est absolue, doit avoir une autorité suprême sur toutes choses et sur tous les citoyens car son domaine d’applicabilité est illimité. S’il en est ainsi c’est parce que Hobbes craint que l’homme mette en application son droit naturel ou son droit de résistance et perturbe par la même occasion l’ordre et la sécurité sociale comme ce fut le cas avec l’assassinat du roi Charles Ier. Car comme il le dit lui-même : « *…+ il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on appelle la guerre ; et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun » .
Il faut donc par un contrat social, mettre en place un Etat fort qui, investi de tous les pouvoirs, serait capable de contenir la force de chaque individu. Il en est ainsi parce que Hobbes a une vision négative de l’homme. Pour lui, l’homme, à cause de son droit de nature, devient nécessairement un « homo omini lupus », un loup pour l’homme qui ne peut être contrôlé que par Léviathan (un être à la force incomparablement plus grand que n’importe qui dans la société) dont la force ne peut être égalée à aucune créature sur terre car étant illimitée. Ce Léviathan tient sa légitimité du pacte social dont la finalité suprême est le maintien de l’ordre et de la sécurité publique. Mais puisque la fin ne peut s’obtenir sans les moyens, nous comprenons alors pourquoi Hobbes veut fonder le pouvoir de l’Etat-Léviathan sur la force qui, il faut le préciser, constitue la garantie sans laquelle le lien social s’effrite.
LES FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DE L’ETAT-LEVIATHAN
Pour Aristote, la politique est l’art de gouverner la cité. Elle est un talent qui permet d’apporter des solutions aux problèmes des citoyens. Sans la politique la cité serait éternellement dans l’anarchie, dans l’insécurité, dans l’injustice. Sa première tâche est de former des citoyens dotés d’une bonne éducation, c’est ce qui sans doute explique l’engagement politique de Thomas Hobbes. Rappelons que c’est à la suite de son second voyage à Paris (1634-1636) qu’il a élaboré sa doctrine politique. La politique en question, considérée comme une science doit, selon Hobbes, se débarrasser de toutes formes de mysticisme pour s’appuyer sur des bases rationnelles. Cela revient à penser la chose publique à partir non pas d’une transcendance divine, mais en fonction de l’homme lui-même comme acteur principal du jeu politique. C’est dans ce sens que l’anthropologie, science qui étudie l’homme, constitue le fondement de la réflexion politique hobbesienne.
Le Léviathan, œuvre maitresse de Hobbes, fut publié en 1651 au lendemain de la guerre civile anglaise. Cette période qui a vu la dissolution du Parlement et la défaite du camp royaliste par Cromwell est marquée par la remise en cause de plus en plus manifeste des églises et l’affirmation toute profane de la puissance civile, donc de l’Etat. C’est dans ce contexte de renversement de la moralité ou de refondation qu’est apparu le Léviathan dont la tâche principale est de montrer aux hommes la voie à suivre pour retrouver le salut terrestre. Mais le problème ici, c’est que jusque là, aucune loi permettant d’établir la paix et la sécurité civiles n’est clairement définie, ce qui permet de comprendre que les hommes soient toujours dans un état de guerre ou, pour être précis, un état de nature. L’analyse de cet état nous amènera à saisir l’homme depuis sa condition première jusqu’à son entrée dans une société civile, où nous découvrirons avec Hobbes que le caractère fini des hommes est la cause de leur obéissance.
Du droit naturel de l’homme au contrat fondateur de la société civile et de l’Etat absolu
Décrivant la situation des hommes à l’état de nature, Hobbes au chapitre XIII du Léviathan écrit : « *…+ il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on appelle la guerre ; et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun » . Ce propos de Hobbes montre qu’en l’absence du pouvoir commun les hommes sont encore dans un état de nature, disposant d’un droit de nature. Le droit de nature peut être défini comme le pouvoir naturel et légitime d’employer toute sorte de moyens dont on juge nécessaire à notre propre survie. Il est défini comme : « la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin» . L’état de nature, en raison du droit de nature, est un état de guerre de tous contre tous.
La guerre, selon Hobbes, s’inscrit dans la durée. Elle est un état permanent d’affrontement physique ou verbal et non une simple lutte ou bataille. Cette volonté iminente qu’ont les hommes de s’affronter s’explique par : « d’une part, l’existence d’un désir indéfini de puissance, et d’une part, le droit naturel illimité de chacun sur toutes choses, y compris sur les autres ». Trois causes sont à l’origine de la guerre entre les hommes : la rivalité, la méfiance, la fierté. A ce propos, Hobbes se veut explicite en déclinant successivement la finalité liée à chacune de ces causes. En effet, la recherche effrénée du profit met les hommes en position de combat ; quand l’un se méfie de l’autre, c’est par pur souci de sécurité individuelle car chacun est conscient du danger permanent qui menace sa vie. En même temps, chaque homme étant fier de soi, veut imposer aux autres la haute opinion qu’il a de soi-même en vue justement de jouir d’une certaine réputation.
La rivalité entre les hommes entraine une guerre sans fin. En effet, quant deux individus désirent la même chose dont la jouissance mutuelle est impossible, il s’en suit nécessairement une compétition pour la propriété, ce qui, à première vue, amène à penser que les hommes sont en présence d’une guerre purement économique. Mais il n’en est rien car si tel était le cas, cette guerre serait une bataille ponctuelle. Elle ne durerait que le temps que dure la raréfaction des produits destinés à la consommation, à la satisfaction des besoins du corps. Cette guerre qui dépasse le cadre strictement biologique, est intrinsèquement liée à la nature propre de l’homme, c’est-à-dire à son désir immodéré de gloire et de puissance. Si les uns attaquent les autres qui se défendent avec toutes les dispositions et l’arsenal requis, c’est soit pour devenir maître ou propriétaire de la personne et des biens d’autrui, soit pour éviter de perdre son patrimoine et devenir par la même occasion esclave d’un autre. Lisons à ce propos la déclaration de Hobbes dans le Léviathan : « A cause de cette défiance de l’un envers l’autre, un homme n’a pas d’autre moyen aussi raisonnable que l’anticipation pour se mettre en sécurité, autrement dit se rendre maître, par la force et la ruse, de la personne du plus grand nombre possible de gens, aussi longtemps qu’il ne verra pas d’autre puissance assez grande pour les mettre en danger. Il ne s’agit là de rien de plus que ce que sa propre conservation requiert-ce qui, généralement, est permis » . Cette guerre interindividuelle, il faut le préciser, n’a pas pour fin de tuer l’autre ou de le faire disparaître complètement du circuit social ; elle consiste plutôt à le garder en vie pour lui imposer l’image qu’on veut qu’il ait de nous. Il s’agit en dernier ressort d’une lutte pour la gloire. Car sans ce regard craintif et soumis du vaincu, la victoire du vainqueur serait sans gloire.
Le droit est défini comme ce qui est conforme, c’est-à-dire qui n’est pas contraire à la raison. Et dans la mesure où cette même raison prescrit de rechercher ce qui est bien pour nous-mêmes – la paix – et de renoncer à tout ce qui peut porter atteinte à notre vie – la guerre-, alors il devient tout à fait loisible pour un homme de prendre toutes les dispositions en vue d’accomplir ces recommandations de la raison, ce qui montre que nous sommes bien en présence d’un espace où la fin justifie les moyens. Dès lors, chacun devient maître et juge des moyens nécessaires à sa propre conservation. « Qui veut la fin veut les moyens », avait dit Machiavel. Et puisque la paix ne peut s’obtenir que par les moyens de la guerre, il va de soi que chaque homme cherchera à s’armer mieux que les autres en vue de se protéger contre toutes formes d’agressions. C’est dans ce sens que nous comprenons cette déclaration de Hobbes : « (…) là où un homme a droit à la fin, et parce que la fin ne peut être atteinte sans les moyens, c’est-à-dire sans ces choses qui sont nécessaires pour obtenir la fin, il est conséquent de dire qu’il n’est pas contre la raison, et, par conséquent, que c’est un droit pour un homme, d’user de tous les moyens et de faire toute action qui est nécessaire pour la préservation de son corps».
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I : LES FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DE L’ETAT HOBBIEN
Section 1 : Du droit naturel de l’homme au contrat fondateur de la société civile et de l’Etat absolu
Section 2 : Le concept juridique de « persona civilis », pièce maitresse de l’institution étatique
CHAPITRE II : ABSOLUTISME ET DROIT DE RESISTANCE : LE PARADOXE D’UNE THEORIE POLITIQUE
Section 1 : L’Etat-Léviathan et les prérogatives du souverain
Section 2 : L’Etat-Léviathan et les droits inaliénables de l’homme : le sort des libertés individuelles
CHAPITRE III : NECESSAIRE CORRELATION ENTRE LE PUBLIC ET LE PRIVE CHEZ L’HOMME
Section 1 : L’homme et le citoyen
Section2 :Le vrai sens de l’absolutisme hobbien
CONCLUSION
Table des matières
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE