A propos de l’endommagement
Courte histoire de la mécanique de la rupture avant Griffith
Le dictionnaire Larousse définit la rupture comme un état à partir duquel un objet se sépare en parties disjointes. Rien n’est éternel. La rupture existe toujours dans la nature et joue un rôle essentiel sur l’évolution de la terre : la séparation des continents forme la morphologie géographique de notre planète ; la division des cellules engendre la grande variété des êtres vivants.
L’espèce humaine découvre la rupture dès l’Age de Pierre, lorsque les hommes préhistoriques se mettent à fabriquer des outils et des armes. Au cours du temps, elle continue à observer ce phénomène avec les matériaux utilisés pour construire des monuments, des maisons ou encore des bateaux. Sous la dynastie Song (10-13e siècle) en Chine, la fissuration est utilisée lors de la fabrication des porcelaines, cf. Figure 1, après leur cuisson, pendant la phase de refroidissement en raison des différents coefficients de dilatation thermique dans les couches du matériau. Les artisans contrôlent la vitesse de refroidissement afin d’obtenir des motifs de fissures variés. A l’époque, ce procédé très empirique pour créer des fissures décoratives n’existe que chez les artisans.
Dans le monde occidental, le grand artiste et ingénieur Leonard de Vinci est considéré, dès les années 1500, comme le précurseur dans l’étude du phénomène de la rupture sur la résistance d’une corde. Dans ses notes, il illustra ses tests de tension pour montrer la proportionnalité inverse entre la longueur des fils en fer et leur résistance [Razvan, 2009]. D’autres grands noms tels Galilée (17e siècle) et Coulomb (18e siècle) ont également contribué à la recherche en mécanique de rupture. Galilée a publié ‘Discours sur deux nouvelles sciences’, premier ouvrage traitant sérieusement de résistance mécanique. Il étudia l’influence de la section sur la résistance statique des tiges, démontrant que la charge de rupture était proportionnelle à l’aire de la section droite, et s’intéressa aussi, à la résistance en flexion de divers types de poutres [Charmet, 2005]. Coulomb étudia la propagation de fissure dans les pierres sous compression [Razvan, 2009].
Plus tard, l’essor de l’industrie requiert de plus en plus d’exigence quant aux matériaux. Les structures exposées aux sollicitations mécaniques ou thermiques risquent d’être endommagées et finissent par rompre. Par exemple, les cargos américains ‘liberty ship’ pendant la deuxième guerre mondiale ont connus des problèmes plus ou moins graves de fissuration affectant tantôt le pont, tantôt la coque, cf. Figure 1. D’après [Razvan, 2009], la perte économique entraînée par la rupture peut atteindre, dans les années 1990, en Europe et aux Etats-Unis, une centaine de milliards d’euros par an et de nombreux accidents mortels sont à déplorer. C’est pourquoi, la rupture n’a jamais cessé d’être étudiée afin de garantir la sureté des équipements.
Les besoins industriels du 20e siècle ont contribué au développement de la mécanique de rupture. A la fin du 19e , des scientifiques avaient obtenu des solutions analytiques pour définir la tension autour d’un trou dans une plaque infinie. Au début du 20e , [Griffith, 1921] a effectué une recherche significative sur la rupture à travers des analyses énergétiques de structure. Il a défini un critère de propagation s’appuyant sur la variation d’énergie potentielle par une variation de surface de fissure. Ses études fondamentales, complétées ultérieurement par [Irwin, 1957], [Williams, 1956], [Paris et al., 1961], [Rice et al., 1973; Rice, 1968], [Hutchinson, 1968], [Francfort et Marigo, 1998], et beaucoup d’autres ingénieurs mécaniciens, forment une base théorique de la mécanique de rupture. Aujourd’hui, grâce au développement des outils informatiques et mathématiques, la mécanique de la rupture, est devenue une discipline suffisamment mature pour être appliquée à l’industrie de pointe dans la construction, l’aéronautique et l’énergie.
Caractéristiques de la rupture ductile
L’un des mots clés du titre de cette thèse est ‘ductile’. En effet, selon la déformation subie par le matériau (mais ce n’est pas le seul critère), on distingue la rupture fragile et la rupture ductile. Dans cette section, un travail bibliographique sera réalisé sur les méthodes de modélisation de la rupture, notamment la rupture ductile. Du point de vue macroscopique, la rupture ductile est caractérisée, lors de la sollicitation, par une déformation plastique importante, tandis que la déformation en rupture fragile reste souvent élastique ou ne présente qu’une faible plasticité .
Parmi les matériaux courants, à température ambiante, on trouve les céramiques, les verres, les composites, les bétons dans la catégorie fragile et les polymères et les métaux dans la catégorie ductile. Toutefois, cette classification n’est pas absolue car la capacité d’un matériau à se déformer dépend de la température : la ductilité d’un matériau est généralement plus élevée à haute température et peut fortement chuter à basse température (Figure 3). L’exemple du Titanic qui a heurté un iceberg dans l’Atlantique illustre ce phénomène ; la fissure a traversé sa coque en quelques minutes [Gannon, 1995] surtout à cause d’une chute de ductilité de l’acier à basse température.
Du point de vue microscopique, la rupture fragile se caractérise le plus souvent, au moins dans les matériaux à structure cristalline, par une rupture transgranulaire, c’est-à-dire se produisant à l’intérieur des grains (monocristaux). Il en résulte, à l’examen micrographique, un faciès de rupture ‘brillant’ : la surface de rupture est constituée de petites facettes planes ou ‘marches d’escalier’ réfléchissant la lumière [Leblond, 1998].
L’endommagement ductile dans l’industrie
Dans les industries où les métaux sont largement utilisés, il est important d’étudier la rupture ductile pour assurer la sécurité et trouver un compromis technico-économique comme l’illustrent les exemples ci-dessous. L’aluminium est souvent utilisé pour fabriquer les cadres des voitures et l’étape du test de crash se révèle indispensable pour définir l’épaisseur et la géométrie de la structure. L’image gauche de la Figure 7 montre une expérience sur la partie ‘B-Pillar’ [SIMULIA, 2008]. Pendant le transport du gaz ou du pétrole, des fissures peuvent s’amorcer après accumulation d’endommagement puis se propager dans les tuyaux, entraînant des pollutions environnementales et de fortes pertes économiques, en raison des sollicitations mécaniques et de la corrosion. Il est donc nécessaire de réaliser des études de résistance afin de mieux estimer la durée de vie de ces équipements.
Dans le domaine du nucléaire, l’endommagement ductile est également une préoccupation, compte tenu de l’ampleur des sollicitations thermo-mécaniques sur différents composants. Si les approches réglementaires sont généralement à même de guider le dimensionnement initial des structures, des études plus fines d’amorçage et de propagation peuvent venir compléter la démonstration de sûreté en cours de vie. On peut citer par exemple l’estimation du risque de propagation d’un défaut hypothétique – de trop petite taille pour être détecté par les opérations de contrôle non destructif – dans des pièces épaisses ou encore l’analyse des mécanismes de propagation de fissures dans des plaques soumises à un gradient de pression et de température. Le projet ANODE 60 à EDF R&D conduit certains des travaux de recherche sur cette thématique dont la présente thèse.
On trouve principalement deux types de modèles de la rupture ductile dans la littérature : les modèles relevant de l’approche énergétique (dite souvent ‘globale’) et les modèles d’endommagement examinant le comportement à l’échelle des points matériels (classés dans l’approche dite ‘locale’). Parmi ces derniers, on peut encore introduire une distinction supplémentaire selon qu’ils proviennent de constructions phénoménologiques ou d’analyses micro-mécaniques. Dans les sections suivantes, on présente des modèles dans chacune de ces catégories, avec leurs forces et leurs limites.
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Table des matières
Introduction générale
Première Partie – Endommagement ductile
Chapitre 1 – L’état de l’art de l’endommagement ductile
1.1 A propos de l’endommagement
1.2 Modélisation de la rupture ductile par des méthodes énergétiques
1.3 Modélisation de la rupture ductile par zone cohésive (CZM)
1.4 Modélisation phénoménologiques de la rupture ductile
1.5 Modélisation de la rupture ductile par évolution de cavités
1.6 Extensions du modèle GTN à basse triaxialité
1.7 Conclusion du chapitre et choix du modèle
Chapitre 2 – Mécanique continue de l’endommagement ductile avec le modèle GTN
2.1 Formulation énergétique
2.2 Formalisme de grandes déformations
2.3 Traitement de l’incompressibilité
2.4 Modèle GTN en grandes déformations
2.5 Conclusion du chapitre
Deuxième partie – Régularisation non locale
Chapitre 3 – Formulations non-locales
3.1 Dépendance au maillage
3.2 Régularisation par cinématique enrichie
3.3 Régularisation par un opérateur spatial non-local
3.4 Régularisation par une énergie enrichie
3.5 Formulations régularisées appliquées aux modèles de l’endommagement ductile
3.6 Conclusion du chapitre
Chapitre 4 – Régularisation à gradient de la variable d’écrouissage
4.1 Formulation continue
4.2 Formulation numérique
4.3 Application à l’endommagement avec le modèle GTN
4.4 Conclusion du chapitre
Troisième partie – Validation physique et numérique
Chapitre 5 – Validation sur éprouvette
5.1 Eprouvettes disponibles et démarches expérimentales
5.2 Observations fractographique
5.3 Etudes paramétriques
5.4 Identification des paramètres
5.5 Retour d’expérience numérique
5.6 Conclusion du chapitre
Chapitre 6 – Conclusion générale
6.1 Synthèse des travaux
6.2 Discussions et perspectives
6.3 L’avenir de la modélisation en mécanique de la rupture : précision et efficacité
Références
Annexe
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