La tyrannie de la lettre
Les premières réactions à la tyrannie de la lettre se situent au niveau des prologues rabelaisiens. Devenu la cible d’attaques violentes de la part des théologiens de la Sorbonne11 et, entre autres, de Calvin12 et de l’ « enragé Putherbe »13, Rabelais, se sentant injustement accusé et pourchassé, ne rate aucune occasion de déverser sur eux sa colère. Pour lui, ce ne sont pas que de simples incriminations qui non seulement ne sont pas fondées mais aussi qui relèvent d’une réelle volonté de nuire à sa personne. Au XVIème siècle, les accusations d’hérésie et d’offense au Roi pouvaient directement mener au bûcher. Il s’agit donc de dévoiler les conséquences néfastes qu’engendre la tyrannie de la lettre. A ce titre, on peut considérer ses prologues comme des tentatives de répondre à de telles attaques, de déjouer les plans tordus de ses adversaires et de mettre ainsi à nu leur imagination diabolique : « Mais la calumnie de certains canibales, misanthropes, agelastes avoit tant contre moy esté atroce et desraisonnée qu’elle avoit vaincu ma patience : et plus n’estois deliberé en écrire un iota. Car l’une des moindres contumelies dont ilz usoient estoient que telz tous estoient farciz d’heresies diverses : n’en povoient toutes fois une seulle exhiber en endroict aulcun : de folatries joyeuses, hors l’offence de Dieu et du Roy, prou ( c’est le subject et theme unicque d’iceulx livres); d’heresies poinct : sinon perversement et contre tout usaige de raison et de languaige commun ; interpretans ce que, à poine de mille fois mourir, si autant possible estoit, ne vouldrois avoir pensé : comme qui pain interpretroit pierre; poisson, serpent ; Œuf, scorpion »17. Ainsi, les trouble-fête ne sont pas invités à goûter au plaisir qu’offre la lecture de ses œuvres car, non seulement la rage qui les consume fait que Rabelais les rebute mais aussi, ils risquent de détourner ses écrits de leurs véritables significations pour nourrir un dessein fielleux. La fin du Prologue du Tiers Livre est bâtie sur l’occurrence de termes négatifs utilisés pour conjurer la menace qu’ils représentent à ses yeux, tout en informant sur la profondeur de la haine qu’il leur voue. Pour éviter donc toute lecture tronquée, les « cerveaux à bourlet » (docteurs en Sorbonne), les « geants doriphages » (corrompus), les « caphars » (hypocrites),…n’ont qu’à bien se tenir car ils enlèvent toute volupté à la vie en la figeant au lieu de la rendre plus dynamique. A l’image de la « dame de pique »18, à la fois prétentieuse et méchante, ils ne souffrent pas la contradiction et n’entendent pas se faire rappeler à l’ordre par un moine défroqué, « faiseur de bons mots, vivant de sa langue, parasite »19, un « rustre qui aura des brocards vilains contre l’Ecriture sainte »20. Sans pour autant la réduire à cette confrontation, on peut considérer l’œuvre de Rabelais comme le lieu d’une opposition radicale entre deux conceptions philosophiques : l’une tournée vers le progrès et dont les partisans n’envisagent pas de laisser hors de portée du champ religieux les inestimables avancées que l’esprit critique et la rigueur scientifique peuvent apporter à l’homme dans sa quête de la Vérité ; l’autre n’a pas de lumière à apporter à l’Humanité dans la mesure où ses adeptes ont choisi la voie de l’obscurantisme et du fanatisme21 pour entretenir la confusion. Face à ce radicalisme de la pensée, la déraison et le dérèglement prennent le dessus sur la recherche objective de la vérité. Tout moyen mobilisé pour la réalisation d’un tel objectif serait alors interprété par les pères de l’orthodoxie comme une forme d’hérésie. C’est qu’on cherche surtout à définir des règles de vie pérennes pour surdéterminer des idéaux désuets. La conséquence majeure d’un tel état de fait est l’embastillement de la liberté de pensée, voire de la liberté tout court. Dans ces conditions, il est difficile de parler de progrès de l’homme dans la mesure où les secteurs clef de l’organisation sociale se trouvent dans une impasse totale. L’une des causes fondamentales de cet enlisement est le formalisme. Qu’elle soit d’ordre religieux ou judiciaire ou qu’elle relève de l’encyclopédisme, la tyrannie de la lettre plonge inévitablement l’homme dans les ténèbres de l’ignorance. L’œuvre rabelaisienne constitue ainsi un moyen de diagnostic clinique de ces différentes formes d’aberration. Le système éducatif est le domaine où s’exerce, d’une façon inconsciente et alarmante, l’emprise de la lettre. Ainsi, l’erreur commise par Grandgousier, au moment de trouver à Gargantua un précepteur digne de ce nom, fut de croire qu’il suffisait à ce dernier d’être « savant » pour pouvoir assurer à son fils une bonne éducation22. Les méthodes d’enseignement de Maîtres Thubal Holopherne et Jobelin Bridé sont malheureusement axées sur l’apprentissage par cœur des connaissances au mépris des normes pédagogiques mais aussi sur des œuvres dont le caractère ridicule trahit les intentions satiriques de Rabelais. Elles sont d’autant plus absurdes qu’elles privilégient l’effort au détriment de l’intelligence : aucun répit n’est accordé à Gargantua ; ses journées sont entièrement meublées de longues et éprouvantes séances de récitation, d’écriture et de lecture.
L’Entreprise de mystification
Rabelais ne pouvait rester sans réaction face aux déviations générées par la tyrannie de la lettre. Cependant, il ne se limite pas uniquement à l’aspect superficiel des questions soulevées. C’est la raison pour laquelle le rapport de l’œuvre à l’actualité s’inscrit dans le cadre d’un jeu satirique dont la fonction essentielle est de démasquer les charlatans en dévoilant la vanité de leur savoir mais aussi l’inefficacité et le caractère absurde des pratiques qui le sous-tend. Pour asseoir leur emprise sur les âmes faibles, les imposteurs mettent l’accent sur le visible en attribuant aux reliques et aux portraits des saints des pouvoirs extraordinaires. S’opère alors une transmutation de l’ordre spirituel en ordre temporel, opération qui s’apparente volontiers à un simulacre. Les navigations du Quart Livre offrent aux pantagruélistes l’occasion de découvertes surprenantes. A ce titre, l’épisode le plus marquant du voyage de Pantagruel est sans doute l’escale en Papimanie. La religion des Papimanes se décline en un parallélisme tronqué avec l’orthodoxie chrétienne. Dans l’imaginaire papimane, le Pape remplace Dieu, les « sacres Decretales » la sainte Bible, la « louange des sacrosainctes Decretales » la messe. La substitution est même érigée en loi puisque, à défaut de voir le Pape, on vénère son portrait. Pantagruel et ses compagnons, qui ont eu ce privilège, sont accueillis comme des dieux par leurs hôtes qui voulaient même leur baiser les pieds comme cela se faisait, en signe de suprême respect, pour la mule du Pape. L’étude du champ lexical qui renvoie au souverain Pontife montre que les convictions religieuses des Papimanes se confondent avec l’idolâtrie. Ces derniers sont obnubilés par le visible car il attribue au portrait papal des pouvoirs extraordinaires : « Et vous heureux et bienheureux qui tant avez eu les astres favorables, que avez vivement en face veu et realement celluy bon Dieu en terre, duquel voyant seulement le portraict, pleine remission guaingnons de tous nos pechez memorables : ensemble la tierce partie avecques dixhuict quarantaines des pechez oubliez. Aussi ne la voyons nous que aux grandes festes annueles »51. Le spirituel n’a pas sa place dans leur orthodoxie. A Pantagruel qui affirme : «Celluy qui est, par nostre theologique doctrine, est Dieu »52, ils rétorquent : « Nous ne parlons mie de celluy hault Dieu qui domine par les Cieulx. Nous parlons du Dieu en terre »53. Rabelais procède-t-il pour autant à une satire mordante de la papauté ? Pour les Papimanes, le Pape est l’évangéliste par excellence dont ils attendent la visite avec la même ferveur que les chrétiens espèrent la venue du messie : « C’est l’idée de celluy Dieu de bien en terre, la venue duquel nous attendons devotement, et lequel esperons une foys veoir en ce pays. O l’heureuse et desirée et tant attendue journée »54. Ainsi, toutes les personnes et les objets qui ont un lien direct ou indirect avec lui font l’objet de culte. Leurs pratiques religieuses deviennent alors une parodie de la liturgie catholique. Le livre sacré des « Decretales », « gros livre doré, tout couvert de fines et precieuses pierres, balais, esmerauldes, diamans et unions », est en fait une sorte de transposition perverse des dogmes du Christianisme. La pensée profonde de Rabelais est moins de les tourner en dérision que de montrer que la religion ne se limite pas, comme c’est le cas chez les Papimanes, au culte de la personnalité et des images de saints mais qu’elle cherche plutôt à créer, en chaque homme, une foi pure et profonde.
Le Règne de la terreur
En parcourant d’un bout à l’autre les romans de Rabelais, nous avons le sentiment d’un envahissement total de l’œuvre par la violence dont les formes diverses sont sans doute des avatars du thème gigantal. Cette terreur qui s’exprime si intensément est la conséquence du choc entre deux époques : le Moyen Age et la Renaissance. La fiction rabelaisienne est ainsi le lieu du procès et de la liquidation de toutes les formes de savoirs et de pratiques qui appartiennent à un âge révolu mais que les formalistes de tous bords veulent étendre au-delà de ses limites historiques. Entretenir la peur est donc un moyen de dissuasion dont se servent les mystificateurs pour étouffer dans l’œuf toute velléité de remise en cause de l’ordre établi. Il arrive aussi, dans l’œuvre rabelaisienne, que l’entreprise de mystification crée au rebours une autre forme de violence qui a, cette fois-ci, pour cibles ses propres générateurs. C’est cette rupture radicale et irréversible entre deux mondes qui ne se font pas de cadeaux qui constitue la matière de ce que nous pouvons appeler le « règne de la terreur ». Si Pantagruel et Gargantua offrent le spectacle d’affrontements liés à la geste des Géants, dans Le Quart Livre, par contre, la violence atteint son paroxysme du fait non seulement de sa gratuité mais aussi parce qu’elle témoigne d’un mépris de toutes les valeurs humaines qui constituent le socle de l’idéal humaniste et évangélique. C’est le cas dans l’épisode des moutons, durant lequel Panurge assouvit son esprit de vengeance en faisant payer à Dindenault ces mots pleins d’arrogance : « voyez là une belle medaille de Coqu ». Suivant le canevas normal des récits épiques, le personnage, après de rudes années d’apprentissage, doit s’acquitter d’une action décisive qui le consacrera héros. C’est dans cette optique qu’il faut ranger les guerres menées par Pantagruel et Gargantua respectivement contre les Dipsodes78 et contre Picrochole. Dans les deux cas, il s’agit pour les deux géants de rétablir l’ordre en ramenant la paix après avoir infligé une correction exemplaire aux fauteurs de trouble. Cependant, cette entreprise de pacification garde toujours un côté inquiétant car elle est le plus souvent accompagnée de représailles qui prennent l’allure de boucheries dignes des époques barbares. C’est Panurge qui s’illustre, dans la plupart des cas, dans cet exercice démoniaque. L’intitulé du chapitre XVI de Pantagruel est très édifiant sur son attitude : « Comment Panurge, Carpalim, Eusthenes, et Epistemon, compaignons de Pantagruel, desconfirent six cens soixante chevaliers bien subtilement ». Même s’ils font montre de leurs qualités de grands stratagèmes, c’est avec une subtilité déconcertante que les amis du géant se défont de leurs ennemis : « […] Panurge met le feu en la trainée, et les fist tous là brusler comme asmes damnées. Hommes et chevaulx, nul n’en eschappa, excepté ung qui estoit monté sur ung cheval turcq […] »81 ; « […] au feu où brusloient les chevaliers, firent roustir leur venaison ».82 Cette violence s’exerce autant sur les hommes que sur les animaux en gardant toujours son caractère bestial. Il en est ainsi de la mise à mort du chevreuil par Carpalim. Le banquet qui clôt les carnages, où on fait rôtir les ennemis morts au combat et en même temps faire « refraichir et bien repaistre » les prisonniers, donne au récit rabelaisien un caractère inquiétant.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE : LA RUINE DU PROGRAMME HUMANISTE ET ÉVANGÉLIQUE
I. DE LA MYSTIFICATION À LA QUÊTE INFINIE
I.1. Humanisme et violence
I.1.1. La tyrannie de la lettre
I.1.2. Mystification et violence
I.1.3. Le règne de la terreur
I.2. Idéal humaniste et quête panurgienne
I.2.1. Le rétablissement de l’équilibre
I.2.2.La disqualification du schéma épique
II. L’HUMANISTE ET L’ÉCRIVAIN
II.1. Le thème gigantal et ses répercussions
II.1.1. La tyrannie du ventre
II.1.2. La fureur dionysiaque
II.2. L’entreprise subversive
II.2.1. Humanisme et folie
II.2.2. La disqualification du sophiste
DEUXIÈME PARTIE : L’UNIVERS DU LANGAGE
I. LA RHÉTORIQUE DE LA DÉMÉSURE
I.1. La prolifération excessive
I.1.1. La multiplication des langages
I.1.2. Vin et langage
I.2. Le style du paradoxe
I.2.1. L’amalgame
I.2.2. Perplexité et quête panurgiennes
II. LES ENJEUX DU LANGAGE
II.1. Le jeu des interprétations
II.1.1. Fantaisie et symbolisme
II.1.2.La dimension créatrice du langage
II.2. Les enjeux de la quête rabelaisienne
II.2.1. Le programme pédagogique et politique
II.2.2. Le programme religieux
CONCLUSION GÉNÉRALE
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
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