L’ESTHÉTIQUE CINÉMATOGRAPHIQUE DANS LA CONDITION HUMAINE D’ANDRÉ MALRAUX

La Mise en scène

   Depuis très longtemps, l’évocation de la mise en scène dans le milieu littéraire nous fait penser plus à la mise en scène théâtrale qu’à celle des autres genres. Le théâtre, art de la représentation, est le genre par excellence qui fait de la mise en scène l’un des éléments incontournables de sa pratique. Si le théâtre, plus que tout autre genre, accorde dans son fonctionnement une place non négligeable à la représentation voire la mise en scène, c’est parce que celle-ci, de par la parole, les images et les signes, permet à l’auteur de véhiculer avec précision et clarté le sens qu’il prétend donner à sa pièce. La scène dans le roman est le moment où la narration s’arrête. De ce fait, le texte, à la manière de la peinture, de la photographie et du cinéma, crée un espace visuel dans la conscience du lecteur. Quand la scène démarre, le récit (l’histoire qu’on raconte) et le discours argumentatif cessent d’être opératoires. Dès lors, nous assistons à une alternance scène et sommaire dans le but de montrer le caractère dramatique ou non d’un évènement. A cette occasion, Gérard Genette, dans Figues III, explique ce qui se met véritablement en place quand il soutient que « Dans le récit romanesque […], l’opposition de mouvement entre scène détaillée et récit sommaire renvoyait presque toujours à une opposition de contenu entre dramatique et non dramatique, les temps forts de l’action coïncidant avec les moments les plus intenses du récit tandis que les temps faibles étaient résumés à grands traits et comme de très loin […] » Par ailleurs, vu l’évolution de la production artistique, force est de constater que la mise en scène transcende les genres. Au XXe grâce au rôle joué par la caméra, le cinéma devient sans doute l’art de la mise scène par excellence. Mais il nous semble important de souligner qu’à ce niveau précis de notre étude, nous insisterons sur la mise scène romanesque qui s’apparente à celle du cinéma ; et elle se situe dans un espace qui donne l’illusion de l’image réelle. Analysons quelques scènes dans La Condition Humaine. Dans cet ouvrage, dès l’entrée in média res, l’auteur nous fait vivre une scène de meurtre. Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait l’estomac, il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable à cet instant que d’y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même- de la chaire d’homme (CH, p. 9). À la différence de nombreux romans (il n’y a pas une explication détaillée de la situation encore moins une présentation des personnages) le lecteur est brusquement plongé dans l’action dès le commencement du roman. Tchen, comme le témoignent dès le début du roman ces interrogations suivantes : « Tchen tenterait-il de soulever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers », est dans l’embarras du choix. Le lecteur, n’ayant pas une idée précise des motifs du projet d’assassinat, pressent néanmoins qu’il s’agit d’un moment décisif pour Tchen, qui est torturé par « l’angoisse ». Avec la description de cette scène, nous remarquons que le narrateur plonge le lecteur au cœur d’une action dramatique. Impossible pour le romancier d’enchainer les évènements de son récit. La scène entraine alors l’échec de la logique discursive. La scène qui se déroule dans une chambre d’hôtel donne lieu à un jeu d’espaces. Et ces espaces, composés sous formes de plans cinématographiques, contiennent des éléments symboliques qui livrent à leur tour des informations aux lecteurs-spectateurs. Le point de vue du narrateur est interne car il décrit la scène vue à travers les yeux de Tchen. Toutes les informations que le lecteur reçoit proviennent du regard ou des gestes du personnage : « Le tas de mousseline blanche » qui le fascine, « ce pied à demi incliné », seule partie du corps visible de sa future victime. Pour bien appréhender l’histoire de la scène romanesque, il faudra sans doute remonter jusqu’au Moyen-Age. L’image, à cette époque, marquée par une interdiction biblique de la représentation, est étroitement liée à l’histoire de la scène du roman. Le monothéisme est conçu par l’Ancien Testament, qui fait de l’interdiction du culte des idoles un crédo. À ce propos, le chapitre 20 de l’Exode de l’Ancien Testament affirme : Alors Dieu prononça toutes ces paroles, en disant : Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’a fait sortir du pays d’Egypte, de la main de servitude. Tu n’auras pas d’autres Dieux devant ma face. Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur les terres, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point ; car moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui haïssent, et qui fait miséricorde jusqu’en mille génération à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements

L’effet des mots et la signification des images

   Dès la naissance du cinéma au XIXe siècle, les cinéastes ne cessent de mettre en œuvre des techniques permettant au cinéma d’asseoir sa légitimité, mais aussi de s’imposer comme étant l’art qui serait le plus apte à refléter le réel. C’est sans doute dans ce sens que Gisèle Montbriand et Henri- Paul Senecal affirment, dans leur article intitulé : Le cinéma est un art : 2. Le langage cinématographique et ses possibilités artistiques, qu’ « On peut dire que le cinéma est de tous les arts celui qui nous donne le mieux l’impression de la réalité en restituant le plus fidèlement possible ses apparences. » Sans ambiguïté, le cinéma serait alors par excellence l’art qui imite mieux le réel. Car au cinéma, par le biais des images en mouvement auxquelles le son donne une valeur symbolique, le cinéaste, avec la représentation de notre environnement et des choses que l’on rencontre dans la vie réelle, aiguise l’illusion du réalisme chez le spectateur. Cependant, bien avant le cinéma, la théorie de l’imitation du réel a toujours fait l’objet d’étude dans la littérature. Alors même s’il est vrai que la révolution chinoise, telle que narrée par Malraux dans La Condition humaine(les leadeurs de cette révolution sont tous des étrangers, kyo remplace la figure de Chou-En-Lai qui était le leadeur de la vraie révolution de Shanghaï) ne correspond pas à la vraie révolution chinoise de 1927, toutefois il est incontestable qu’à cette année, la ville de Shanghai a connu une sanglante révolution. C’est dans ce sens que Bernard Roussel explique : « Il est superflu de rappeler que Malraux fait une création artistique, non une œuvre d’historien. Ce qui l’intéresse, c’est la vérité des situations et des problèmes, par exemple l’authenticité du conflit tragique qui surgit entre l’action révolutionnaire locale et les perspectives plus vastes qu’imposent le parti et l’Internationale. Mais il ne faut pas prendre au pied de la lettre chaque détail anecdotique, s’interroger sur l’exactitude de tel épisode des combats, ou vouloir découvrir des points de ressemblance entre la personnalité de Kyo et celle de Chou-En-Enlai ». En plus, Malraux donne exactement les raisons pour lesquelles la classe ouvrière chinoise a entrepris cette révolution. Car à l’époque, la Chine se trouvait non seulement dominée par les puissances capitalistes étrangères, mais aussi elle est balkanisée par le règne des seigneurs de guerre et des féodaux alliés aux puissances étrangères. En raison de ces menaces, la classe ouvrière chinoise mène un soulèvement populaire contre l’envahisseur, et ce dans le but de libérer sa patrie et de préserver sa dignité. C’est fort de ce constat que Gisors, dans ce passage de La Condition humaine, évoque l’idéologie défendue de façon particulière par Kyo Gisors(le cerveau de la révolution) et de façon générale par les leadeurs de la révolution de Shangai. À ce titre, Gisors père déclare que l’une des pensées de son fils était que : « Tout ce pourquoi les hommes acceptent de se faire tuer, au-delà de l’intérêt, tend plus ou moins confusément à justifier cette condition en la fondant en dignité : christianisme pour l’esclavage, nation pour le citoyen, communisme pour l’ouvrier » (C.H, 193). Cette affirmation de Gisors confirme bien que le combat mené par les ouvriers trouve son explication dans la volonté de préserver leur dignité. La quête de cette dignité devient dès lors le cordon ombilical qui les unit et les mène droit vers leur perte (la mort). Finalement, il convient de noter que le réalisme dans La Condition humaine ne tente pas de copier la réalité, mais plutôt il cherche, à la manière du cinéma, à « […] comprendre le monde, l’homme dans le monde ». Alors, le cinéaste tout comme l’écrivain met en exergue dans son art des procédés techniques et esthétiques lui permettant de créer une illusion du réel. À partir de ce moment, la question de la réception tant chère à Hans Robert Yauss s’invite au cœur de notre étude ; Yauss estime qu’il y a un changement de paradigme dans la réception de l’œuvre par le lecteur. Contrairement à la critique traditionnelle qui accorde la priorité à l’auteur, la théorie de Yauss suppose que pour bien saisir le sens du texte, le lecteur doit être au centre de l’analyse. Il conçoit la lecture comme étant l’interaction dynamique entre le texte et le lecteur. Vu que le lecteur participe activement à l’actualisation de l’œuvre, l’horizon d’attente peut varier d’un lecteur à un autre. Dans cette situation, à la lumière des normes esthétiques assimilées tout au long de ses lectures antérieures, le lecteur examine si l’œuvre correspond à son horizon d’attente ou s’en écarte.

La Sonorité

   Malraux fait de la révolution un prétexte pour dévoiler sa technique d’écriture et sa propre vision du monde. Le début du roman est le modèle d’ouverture des œuvres s’inscrivant dans le registre du roman moderne. Mais aussi on y rencontre des procédés d’écritures qui renvoient à l’esthétique cinématographique. Si depuis sa naissance, le cinéma est conçu comme une image en mouvement, alors dans le cinéma parlant, la sonorité joue un rôle prépondérant : elle permet aux spectateurs de découvrir l’atmosphère dans laquelle évoluent les acteurs, mais aussi elle permet, à travers les discours, de lire la pensée de ces derniers. Dans la Condition humaine, l’auteur se sert aussi des sons pour définir l’atmosphère des scènes qu’il décrit. Dès le début du roman, certains mouvements et bruits nous renseignent sur la venue des évènements tragiques qui transformeront brutalement le visage de la ville de Shanghai : « Une sirène s’éleva, puis se perdit dans cette poignante sonorité. […] le mouvement des autos, des passants qui couraient sous ses pieds dans la rue illuminée, comme un aveugle guéri regarde, comme un affamé mange. […] Au-delà du fleuve une sirène remplit tout l’horizon : la relève des ouvriers de nuit, à l’arsenal. » (C.H, 13) Même si nous ne sommes pas d’abord au cœur du soulèvement qui se prépare, toutefois nous ressentons une atmosphère très tendue. Mais ce suspens du lecteur ne dure pas pour longtemps car il finit aussitôt par comprendre que : « [le] geste meurtrier [de Tchen] valait un long  arsenaux de chine : l’insurrection imminente qui voulait donner Shanghai aux troupes révolutionnaires ne possédait pas deux cents fusils. » À présent, nous connaissons les raisons pour lesquelles Tchen a assassiné le trafiquant d’armes, ainsi nul doute ne se fait sur le basculement prochain de la ville dans des violences sans précédent. De même, dans la deuxième partie du roman, l’atmosphère tragique est annoncée par le bruit des sirènes. Avant le début des affrontements, les bruits de sirènes et de voiture reviennent. À cet effet, nous pouvons noter : Le klaxon hurlait, en vain, impuissant contre la force de l’exode, contre le brouillement millénaire que soulèvent devant elles les invasions. (…) Silence plein de vies à la fois lointaines et très proches, comme celui d’une forêt saturée d’insectes ; l’appel d’un croiseur monta puis se perdit. (…) Deux sirènes reprirent ensemble, une octave plus haut, le cri de celle qui venait de s’éteindre, comme si quelque animal énorme enveloppé dans ce silence eut annoncé ainsi son approche. La ville entière était à l’affût. (C.H, 75-78) En faisant référence à un animal énorme qui annoncerait sa venue, il est clair que le narrateur, jusqu’ici, n’annonce pas en des termes clairs qu’il s’agit de la guerre. Maintenant que les combats ont démarré, les bruits de sirènes cèdent la place à ceux des armes et de la foule. Plusieurs rues de la ville sont des théâtres de violant combats entre groupes révolutionnaires et forces gouvernementales ; les échanges de tirs entre les protagonistes fusent de partout. Alors ces quelques passages illustrent bien le tohu-bohu qui sévit dans la ville : « A peine penserait-il [Tchen] le troisième fusil qu’il entendit venir de l’escalier le bruit d’une course précipitée : quelqu’un montait en courant » (C.H, 82) ; « Une seconde explosion faillit de nouveau le renverser. »(C.H, 83) ; « Le prisonnier crut qu’il venait le tuer ; il voulut hurler davantage : sa voix faiblit, devint un sifflement. »(C.H, 84) ; « Il comprit que les gémissements des blessés s’étaient changés, eux aussi, en hurlements […] » (C.H, 85) ; « Les blessés hurlaient toujours devant l’approche des flammes ; leur clameur répétée, constante, résonnait dans ce passage bas, rendue extraordinairement proche par l’éloignement des détonations, des sirènes, de tous les bruits de guerre perdus dans l’air mornes. Un son lointain des ferrailles se rapprocha, les couvrit […] » (C.H, 87). Tous ces dispositifs sonores permettent de donner un sens tragique à l’atmosphère du roman. Ainsi dans son ouvrage, Jean Carduner explique : « Cette répétition rythmique du bruit des sirènes crée très efficacement une atmosphère d’attente tragique qui est exactement celle que Malraux veut obtenir dans la première partie de son livre » Ce propos de Carduner nous démontre qu’au-delà du rythme, les indications sonores ont une valeur symbolique : elles prolongent le suspense et rendent l’atmosphère tragique. La sixième partie du livre est aussi marquée par des cris et gémissements qui annoncent la fin tragique pour les révolutionnaires capturés. Ces derniers qui se sont battus jusqu’à leur dernière énergie n’attendent plus que leurs exécutions. À ce titre, on peut noter : « Envoiesen un ! cria la sentinelle […] Lou récitait d’une voix haute et sans timbre la mort du héros d’une pièce fameuse. » (C.H, 254) ; « Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée… » (C.H, 256) ; « Tais-toi ! dit l’autre d’une voix de sourd. Il eût voulu crier mais ne pouvait plus. » (C.H, 258) ; « Un bruit de respirations profondes, le même que celui du sommeil, commença à monter du sol : respirant par le nez, les mâchoires collées par l’angoisse, immobiles, maintenant, tous ceux qui n’étaient pas encore morts attendaient le sifflet. » (C.H, 261) Ces indications sonores affectent sensiblement le lecteur parce qu’ils annoncent très souvent l’arrivée d’évènement malheureux. Il faut préciser par-là que lecteur, pour saisir la médialité sonore entre ce roman et le film, doit adopter une attitude active qui lui permettra de visualiser les évènements racontés et de donner un sens aux sons qui les accompagnent. Ainsi il puise dans sa conscience imaginaire pour anticiper sur leurs sens. Face à cette situation, les spécialistes du septième art n’auront pas de difficulté pour saisir le sens que Malraux veut donner aux scènes qu’il décrit, car le cinéaste, pour amplifier une situation tragique ou des moments d’émotions forts, se sert aussi des fonds sonores.

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : CINEMA ET LITTERATURE DANS LE RÉCIT MALRUCIEN : PERSPECTIVE INTERMEDIALE
CHAPITRE I : LES ASPECTS COMPOSITIONNELS DU RÉCIT
1.1. La Mise en scène
1.2. Un espace dramatiquE
CHAPITRE II : LES PARAMÈTRES CINÉMATOGRAPHIQUES
2.1. L’effet des mots et la signification des images
2.2. Personnages filmiques et personnages romanesques
2.3. La Sonorité
DEUXIÈRE PARTIE : PRATIQUES FILMIQUES DANS LE RÉCIT : APPROCHE INTERMÉDIALE
CHAPITRE III : LE DÉCOUPAGE
3.1. Les plans
3.2. Les mouvements de la caméra
3.3. Les angles de prise de vue
CHAPITRE IV : NARRATION FILMIQUE ET NARRATION ROMANESQUE
4.1. Voix narrative
4.2. Le montage : Fondus-enchainés et coupes nettes
4.3. Vitesse du récit
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
VII. WEBOGRAPHIE

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