A la surprise générale, Lydie Salvayre a obtenu le prix Goncourt 2014, alors qu’elle n’était pas la favorite de la presse spécialisée. Sur les photos de presse, on voit même Lydie Salvayre essuyer une larme, tellement cette récompense était inattendue. En effet, le roman de Lydie Salvayre est une œuvre complexe et difficile, parce que cette œuvre utilise des registres très variés : style direct de l’auteur, style indirect de la narratrice, références récurrentes à Bernanos, « fragnol », mélange de français et d’espagnol parlé par la mère au style direct, citations en espagnol qui brisent l’unité du texte, développements autonomes en style direct comme « petite leçon d’épuration nationale ».
Le titre du roman, Pas pleurer, a été inspiré à Lydie Salvayre par la lecture d’une lettre de Marina Tsaeva à Boris Pasternak. Dans cette lettre, Marina Tsvetaeva se plaint de son statut d’émigrée, de sa nostalgie de la Russie, mais à un moment de la lettre elle s’arrête et écrit : « Pas pleurer ». Lydie Salvayre trouve que cette expression correspond parfaitement à l’état d’esprit de sa mère, qui éprouve un très grand bonheur à se souvenir de la période formidablement heureuse qu’elle a vécue au début de la guerre civile espagnole. La mère de Lydie Salvayre ne pleure pas en dépit d’une fin de vie difficile, puisqu’elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle est heureuse. Et Lydie Salvayre est elle-même heureuse de voir sa mère retrouver le bonheur de sa jeunesse.
Dans son « roman », Pas pleurer, Lydie Salvayre s’inspire de la vie de sa mère. Il lui a été « donné » d’accueillir sous son toit sa mère Montserrat Monclus Arjona, dite « Montse». Sa mère, en effet, veuve de son mari et souffrant de pertes de mémoire, ne pouvait plus vivre seule. Lydie Salvayre est médecin et plus particulièrement psychiatre : elle était donc parfaitement qualifiée pour s’occuper de sa mère.
Il se passe quelque chose d’exceptionnel. La mère de Lydie Salvayre, qui a tout oublié du reste de sa vie, conserve une mémoire exacte, précise et intacte, des années 1936 et 1937 pendant lesquelles elle a vécu la guerre civile en Espagne. La mère de Lydie est espagnole, catalane plus exactement. Elle s’est réfugiée en France fin 1937, y a retrouvé son mari Diego et ils ont vécu dans un petit village du Languedoc. Son mari est mort dans un hôpital psychiatrique. Elle est donc veuve lorsque la romancière lui offre l’hospitalité.
C’est moins de la guerre civile en tant que telle que la mère de Lydie Salvayre se souvient dans son hypermnésie que de l’itinéraire hors du commun, extraordinaire au sens propre, qui a été le sien, pendant les deux premières années de la guerre civile. A quinze ans, petite paysanne qui n’est jamais sortie de son village, elle «monte » à Barcelone en pleine effervescence républicaine. Elle y rencontre un jeune français, poète et écrivain, André, venu s’engager dans les Brigades internationales. Elle connaît avec lui sa première nuit d’amour, puis André part au petit matin vers le front et elle oublie de lui donner son adresse. Elle tombe enceinte, retourne au village où sa mère s’entremet pour lui faire épouser Diego, le fils du plus grand propriétaire du village. Diego, qui a toujours été amoureux de Montse, veut bien endosser la paternité de l’enfant ; c’est pourquoi elle accepte de l’épouser. Entrée dans cette famille, elle devient la préférée de doña Sol, l’épouse stérile de Don Jaime qui a dû adopter Diego, fils d’une relation de jeunesse de son mari. Montse retrouve un jour au salon Don Jaime qui lie avec elle un pacte de complicité et d’amitié dans l’intention de lui faire partager son immense culture. Lorsque l’enfant naît, même doña Pura, la sœur de Don Jaime, une bigote insupportable, devient folle de l’enfant, et du même coup de la mère.
C’est une histoire incroyable. En moins d’une année, de petite villageoise bornée qu’elle était, Montse est devenue femme, mère et personnalité de haut rang. Elle vient juste d’avoir seize ans, et elle a vécu l’essentiel de sa vie, c’est-à-dire le plus beau. Lydie Salvayre s’empare de ce matériau riche et original. En romancière qu’elle est, elle décide d’en faire un récit qu’elle baptise « roman ».
Mais il y a en Lydie Salvayre une militante. La lecture des Grands Cimetières sous la Lune de Bernanos, témoin direct à Palma de Majorque des premiers massacres de « suspects», lui donne une approche critique de la guerre civile en Espagne ou du moins de son commencement en 1936. Lydie Salvayre décrit le parcours libertaire de José, frère de sa mère, depuis son initiation à la pensée libertaire à Lérima jusqu’à sa mort dans un affrontement avec les phalangistes de son village. Elle montre en Diego, fils du notable Don Jaime, un bureaucrate communiste, maniaque des rapports écrits. C’est tout l’affrontement entre le parti communiste et les demi trotskystes du POUM ainsi que les anarchistes de la FAI et de la CNT qui est retracé dans la lutte entre José et Diego, dans leur petit village catalan.
Lydie Salvayre approuve l’indignation de Bernanos contre les massacres à l’aveugle que la Phalange fait de « suspects », ceux que Bernanos appelle « les mauvais pauvres ». Elle partage l’écœurement de Bernanos face à l’attitude de la haute hiérarchie de l’Eglise catholique espagnole, qui envoie ses prêtres donner l’absolution à ceux qu’on va « coller au mur » et ferme les yeux, au nom de son intérêt supérieur, sur les excès de la répression franquiste.
Le roman de Lydie Salvayre possède de grandes qualités tant au niveau du contenu que de la forme. Lydie Salvayre montre comment l’hypermnésie de sa mère fait retrouver à celle-ci l’essence de sa vie, ce moment de liberté extraordinaire, où elle devient adulte, femme et mère en une seule nuit. Lydie Salvayre fait du début de la guerre d’Espagne non pas une fresque historique objective, mais un récit focalisé sur le point de vue de sa mère qui, au moment de la guerre civile, en découvrant la vie, découvre la politique. Le point de vue de la narratrice, qui est aussi celui de l’auteure, est un point de vue républicain, mais un point de vue sans haine d’où ne sortent caricaturées ni la figure de Don Jaime, le grand propriétaire terrien, ni même celle de doña Pura, la sainte sœur de celui-ci, décrite plutôt dans sa névrose religieuse de vieille bigote que dans son engagement franquiste.
La technique d’écriture de Lydie Salvayre consiste à brouiller les pistes en construisant une mosaïque de discours : style indirect de la narratrice, style direct de la mère et de sa fille, c’est-à-dire l’auteur, et enfin style direct de l’auteur. Ce brouillage a pour résultat que le « roman » de Lydie Salvayre n’est pas un roman classique sur la guerre d’Espagne, par exemple un roman historique relatant chronologiquement les deux premières années, 1936 et 1937, de la guerre civile, comme le fait L’Espoir d’André Malraux. Les ruptures continuelles de l’ordre chronologique du récit pour donner la parole à la mère au style direct, à l’écrivain Bernanos au style indirect ou encore à l’auteure elle-même au style direct, font que le récit est aussi bien un essai politique et une analyse linguistique qu’un véritable roman.
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Table des matières
I. Introduction
II. Figures, structure et évolution du récit
1. Figures du récit
a. Style direct de l’auteure
b. Styles indirects de la narratrice
c. Style direct de la parole de la mère à la fille ; style direct de la parole de la fille à la mère ; dialogue mère-fille de style direct.
d. La langue du peuple : le parler paysan et le babil libertaire
2. Structure et évolution du récit
a. Structure du récit
b. évolution du récit
III. Les figures de la destinée : courbes et croisements
1. Construction des personnages du roman
2. Des types purs.
3. Croisement, décroisement, recroisement : les relations entre les trajectoires de vie des personnages
IV. Le roman de l’essence retrouvée
1. Le « réalisme » comme origine du roman : le réalisme formel
2. La fiction crée le réel : le récit réaliste
3. Le réel crée la fiction : le récit essentialiste
a. Réalité et réel
b. L’irréel en tant que réel
c. Le réel fait irréel
V. Conclusion
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