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Le bâti vide, l’échelle de l’intériorité
Différencier les friches majoritairement végétales et relativement ouvertes des vides à l’intérieur de bâtiments est essentiel. Ces deux groupes de lieux ne se lisent pas de la même manière avec comme différence majeure leur limite. Là où les friches sont entourées d’une ligne plus ou moins poreuse, le bâti est sa propre limite, sous forme d’une coquille. Et cette coquille est la plupart du temps plus dure à franchir que la ligne qui entoure la friche.
Le fait justement de ne pouvoir parcourir ni même entrevoir l’intérieur de ces endroits produit une invisibilisation de ces bâtiments vides et les laisse dans l’anonymat. À divers degrés cependant car si à Nantes des bâtiments comme les anciens Beaux-Arts ou l’ancien lycée Leloup Bouhier sont des bâtiments suffisamment importants pour la mairie et désaffectés depuis peu de temps pour qu’ils ne soient pas facilement considérés comme abandonnés par le simple passant, en revanche pour les bâtiments condamnés ou qui présentent des signes de négligence, il est plus facile de les imaginer abandonnés sans pour autant pouvoir facilement entrer dedans. C’est le cas de l’ancien collège
Notre Dame du Bon Conseil, du Cap 44, de l’ancien hôtel Duchesse Anne ou de certains bâtiments du boulevard de Chantenay par exemple. Différents systèmes de protection sont mis en place, plus ou moins voyants comme des panneaux OSB pour condamner les ouvertures, plus ou moins chers comme un système de vidéo-surveillance et le gardiennage qui va avec jusqu’à des vigiles. Ceci diffère selon les enjeux suscités par le bâtiment et donc les enjeux d’affirmer sa propriété
contre de possibles occupations.
Ces différents investissements de moyens employés à la sécurisation de bâtiments vides sont complètement liés à la projection qui est faite dessus.
Ainsi par exemple l’ancien lycée Leloup Bouhier recevra une nouvelle école et les anciens Beaux-Arts devraient recevoir la Direction du Patrimoine, une fois rénovés. Il est assez intéressant d’ailleurs de constater que la majorité des bâtiments abandonnés pendant une très longue durée paraissent le plus souvent être des bâtiments abandonnés par des propriétaires privés. C’est le cas du Cap 44, de Notre Dame du Bon Conseil. Le fait de sécuriser les bâtiments vides et l’enjeu de leur réaffectation est économiquement plus prioritaire, leur dégradation peut être assez rapide et leur valeur foncière est bien plus élevée que des friches non construites. Ainsi il convient de distinguer dans les bâtiments abandonnés ceux qui le sont au sens que les propriétaires le laissent en l’état et ceux qui sont en attente d’une réaffectation déjà programmée, ce qui est souvent le cas pour des bâtiments appartenant à des personnes publiques mais pas systématiquement.
Des constructions sont parfois complètement abandonnées, pendant longtemps, souvent suite à des affaires juridiques. À Nantes on peut citer l’ancien Black & White, une discothèque abandonnée suite à un incendie et un litige entre les exploitants du lieu en 2009 et 2010 qui a été détruite en 2017, ainsi que les maisons attenantes, sur le pont du Cens, présentent des signes évidents d’abandon. Ou bien la maison rue Joseph Cholet qui est squattée depuis longtemps et dont le propriétaire est apparemment en procès avec le fisc et ne viendra donc pas réclamer son bien avant longtemps. Pour le premier cas la mairie a pu reprendre la main et demander la destruction des maisons, dans le cadre de la restructuration de la route de Rennes et de la revalorisation de l’accès au Cens à cet endroit qui était une ancienne porte de la ville. Le conflit juridique a été évacué et permet un aménagement, ce qui n’est pas le cas pour la maison rue Joseph Cholet. On voit ici que ces blocages juridiques peuvent avoir différents effets. Pour la mairie ils peuvent être un risque pour l’aménagement du territoire, n’ayant pas d’interlocuteur avec qui négocier. Tandis que ce peut être un avantage pour des occupants qui viendraient investir les lieux, et que la loi ne permettrait pas de déloger sans la demande du propriétaire.
Tout comme les commerces vides en rez-de-chaussée, des locaux qui peuvent être neufs comme ce fut le cas au Carré Feydeau à Nantes d’ailleurs, n’indiquent pas que tout le bâtiment est vide, des appartements sont laissés vides au sein d’immeubles d’habitation. Ces vides internes sont assez difficilement repérables puisqu’ils font partie d’un ensemble vivant et qui ne présente que subtilement des traces d’abandon. Ils sont souvent gardés secrets par ceux qui les découvrent, étant les lieux les plus propices pour ouvrir un logement illégal.
Ils sont encore raccordés aux différents réseaux, sont chauffés par les locaux environnants, et bénéficient d’une grande discrétion car l’effraction ne concerne pas souvent un endroit visible en façade, ce sont des occupations de ce type que l’on peut voir dans le documentaire Squat, la ville est à nous ! de Christophe Coello. Dans un contexte de lutte contre la dette privée et de la difficulté grandissante d’accéder au logement des bâtiments particuliers sont squattés avant leur destruction alors que des habitants y vivent encore. Pour le coup se sont des occupations qui deviennent visibles parce qu’elles revendiquent une cause politique mais qui auraient pu rester discrètes si les habitants l’avaient voulu.
Le devenir des bâtiments complètement abandonnés est variant. Selon qu’ils appartiennent à un propriétaire disparu et à ce moment la ville ne peut pas faire grand-chose à moins d’une menace d’écroulement sur l’espace public.
Lorsque le bâtiment abandonné n’est pas bloqué dans une affaire judiciaire à long terme, il est très souvent question de la destruction ou non de ce bâtiment.
Ainsi à Nantes, au pont du Cens les maisons et la discothèque seront rasées pour permettre plus d’ouverture sur le Cens, l’ancienne maison d’arrêt a été complètement détruite à l’exception d’un bâtiment à l’entrée pour réaliser une opération immobilière de logements neufs, le Cap 44 a fait l’objet d’un débat sur sa destruction et sera finalement conservé. Ce sont différents acteurs tels que
les aménageurs, les politiques, les habitants, les promoteurs qui entretiennent des rapports de force pour la destruction ou non d’un bâtiment. Et si cela est bien moins fort pour une friche à part les friches industrielles, c’est la valeur patrimoniale qui entre dans un rapport de force avec la possible valeur immobilière de tout raser pour reconstruire. Les rapports de force peuvent se passer alors de manière différente, selon notamment les affects que la population projette dans le bâtiment qui serait possiblement détruit, nous en discuterons au chapitre 7.
Mais aussi par la volonté de la mairie et des services du patrimoine à conserver tel ou tel bâtiment face aux exigences de l’aménagement urbain, et à celles de l’extension du parc de logements.
Les bâtiments abandonnés ou les appartements et locaux abandonnés posent une autre question, c’est celle de leur connaissance. J’aimerai introduire ici un interrogé sous le pseudo de Thomas Vauban. C’est un explorateur urbain qui a une expérience du squat et qui a notamment participé à ouvrir les squats pour accueillir les exilés à partir du printemps 2018. Nous le retrouverons tout au long du mémoire. Nous avons discuté ensemble notamment de comment lui trouvait des endroits abandonnés habitables, de comment la mairie avait connaissance de ses propres propriétés abandonnées. Si ces questions font sens avec les bâtiments abandonnés, nous en parlerons cependant au chapitre 2 et au chapitre 4. Cependant il est à mentionner que les ouvertures et expulsions répétées et médiatisées à Nantes de bâtiments vides pour accueillir des exilés dans l’incapacité de se loger ailleurs à cause de la trop faible proposition de ogements d’urgence faite par les pouvoirs publics depuis le printemps 2018, ont permis entre autre de mettre sur la table le fait que beaucoup de volume habitable était inoccupé.
Une seule échelle ne suffit donc pas pour analyser les formes de vacuité. Selon les échelles, elles n’ont pas le même sens. La métropole, inscrite dans son enjeu du grand territoire, a produit des infrastructures au fur et à mesure de son développement qui sont des systèmes techniques à l’échelle de la ville, notamment liées à la mobilité et aux industries. Ces infrastructures génèrent des limites physiques et légales fortes et des interstices vacants liés à ces limites. La désindustrialisation, par l’abandon des infrastructures industrielles a elle aussi produits zones délaissées qui ont pour différence d’attester de l’activité passée. Ensuite, l’échelle des lieux permet premièrement de considérer les friches comme des espaces inclus dans des limites définies par des projections communes que les habitants font dessus. Spatialement ces friches ont des compositions différentes, ce qui participe à leur donner une identité. Enfin, les bâtiments abandonnés peuvent être appelés également des friches mais leurs limites et leur composition spatiale sont complètement différents. Ils ont des limites physiques plus fortes, leur présence est plus concentrée en centre-ville, et ils ont une valeur foncière qui en font l’objet d’enjeux économiques plus forts et ils supportent beaucoup moins bien le passage du temps. Ils peuvent cependant pour diverses raisons comme un litige juridique, une spéculation immobilière ou une mise en attente avant d’être réhabilités, rester bloqués dans leur état de vacance. Sur le prochain chapitre, nous nous pencherons sur une échelle bien plus subjective, celle de l’expérience de l’exploration de la ville, et par extension la pratique
Depuis que l’on revendiqua le droit de jouir de la ville contemporaine de l’exploration des endroits abandonnés.
Les arpenteurs, la flânerie, la dérive, le vagabondage et l’exploration urbaine ne sont pas seulement des pratiques qui semblent avoir en commun la vision de la ville comme un terrain d’exploration, Ce sont des pratiques datées, qui correspondent à des contextes historiques différents et qui construisent une idée à travers ces époques. Cette idée est celle de la marche comme but premier, non subordonné à un besoin de circulation, d’événement ou d’habitat.
Pour comprendre la ville comme territoire d’exploration, il faut d’abord interroger l’origine de la liberté dont bénéficie le citadin contemporain. Pierre Sansot, dans Poétique de la ville, parle de la désacralisation de la ville. Elle commence lorsque la cité grecque évolue vers une gouvernance qui s’affranchit du pouvoir royal et aristocratique par les réformes de l’athénien Clysthène. Il est le premier à fonder les bases de la démocratie grecque et donc à donner à chaque individu reconnu comme un citoyen dans la cité, signifiant que l’on écarte les esclaves, et les étrangers, des droits et devoirs selon le statut de ce même citoyen.
Les femmes par exemple n’avaient de rôle que dans la citoyenneté religieuse.
Malgré cette inégalité par rapport à la citoyenneté judiciaire et politique qui sont les pouvoirs de décision, la ville commence à se gouverner par elle-même et par ce fait, désacralise les endroits du pouvoir et du public qui s’ouvrent à l’extérieur et mutent en espaces de publicité. Les citoyens deviennent la partie des citadins participants à la vie de la cité, de la ville. Chacun est donc libre d’aller à sa guise et peut se revendiquer de la cité parce qu’il participe à sa gestion. De cette naissance démocratique provient certainement le sentiment d’appartenance à la ville et ses questions que peuvent ressentir les habitants de cette même ville.
À LA DÉCOUVERTE DU VIDE, FASCINATION ET EXPLORATION
Depuis que l’on revendiqua le droit de jouir de la ville
C’est parce que l’espace urbain a été désacralisé à un moment fondamental de l’histoire occidentale que persisterait l’idée que la ville est une propriété commune de l’ensemble de ses citoyens et qu’ils peuvent donc la revendiquer, se sentir y appartenir en retour, et la pratiquer. La Révolution française et la reconnaissance de la propriété comme droit absolu au-dessus de tous introduira une autre composante à la gestion de l’urbain.
Pierre Sansot parle dans le même chapitre du lissage de ces mêmes citoyens «Les tribus cèdent la place à des circonscriptions électorales qui comprennent des gens de la plaine, de la montagne et du littoral. Elles fondent les classes entre elles, et par là même, elles effacent les différences socio-topologiques.»
On comprend bien ici que la ville, de par sa position gouvernante, rassemble les différences et permet de régler les conflits qui naissent de l’éloignement, de la méconnaissance entre les hommes liés aux différentes formes et difficultés des territoires qu’ils occupent. Mais en faisant cela elle a aussi tendance à effacer ces différences et à constituer une population « de la ville». Créant ainsi un milieu à part entière. La ville devient une entité, un système à déchiffrer.
«Que nous cache la ville et pourquoi nous cache-t-elle quelque chose ? question dont la réponse éclaircirait ces deux autres questions : comment et pourquoi faut-il l’explorer ? D’abord les siècles se sont entassés dans les mêmes lieux et, comme nous le montrions dans le chapitre précédent, il nous faut remonter au-delà du présent pour retrouver les axes générateurs qui se sont effacés. On peut les redécouvrir par une recherche patiente, érudite, mais les hommes par une inspiration collective (les manifestations de masse) ou solitaire, effectuent, dans certaines circonstance ces itinéraires originels. Cette imbrication est si grande que certains hommes ont pensé raser un passé inextricable, pour bâtir des villes égales à elles-mêmes. Ils doivent ressentir, sans doute, ce capharnaüm à la façon d’un mélange de styles intolérable ou à la manière d’une intolérance qui touche au désordre mental : faute de goût ou faute contre la raison pensent-ils !»1
Lorsque la ville s’étend et vieillit elle fabrique d’autres systèmes complexes à commencer par sa propre accumulation. Comme l’explique Pierre Sansot, cette imbrication construit un ensemble qu’il convient d’étudier pour entendre. Il ne tombe pas sous le sens car pour cela il faut des connaissances historiques qui non seulement touchent aux traditions constructives, mais aussi aux usages individuels et sociétaux des habitants acteurs de ces sédimentations urbaines.
A cela ajoutons la dimension d’un présent social. Un point dans l’espacetemps sociétal qui réunit tout ce que l’on peut observer de l’activité humaine citadine en un endroit et un moment donné. Ce point est en fait un noeud, un entremêlement de dynamiques extrêmement variées qui ont des origines émotionnelles, économiques, sociologiques, professionnelles, politiques. Elles ne peuvent être exposées avec exhaustivité et pourtant elles fabriquent des tableaux de ville, elles fabriquent même la perception de cette ville. La ville sans son occupation et ses manifestations n’existe plus, c’est son mouvement, son évolution constante, et son observation par ceux qui la parcourent qui la maintiennent dans le présent et la rendent vivante.
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Table des matières
Introduction
Lexique 1
I. À PROPOS DE LA VACUITÉ URBAINE À NANTES
Introduction I.
Chapitre 1. Trois échelles pour trois focales d’observation de l’indéfini
• Les infrastructures permettent une lecture du vide à l’échelle de la métr
• La friche est multiple, l’échelle des lieux
•Le bâti vide, l’échelle de l’intériorité
Chapitre 2. à la découverte du vide, fascination et exploration
•Depuis que l’on revendiqua le droit de jouir de la ville
• L’exploration urbaine comme expérience contemporaine
Chapitre 3. Constater un abandon permet des représentations
•Le temps du vide, retour d’un état de nature
•Revendiquer un patrimoine pour garder une identité
•Percevoir le délaissé comme une attente
Conclusion : I.
II. L’ESPACE VACANT COMME SUPPORT D’OCCUPATION
Introduction : II.
Chapitre 4. Des occupations non autorisées
•Le campement, populations marginalisées
• Le squat, entre discrétion et lutte
•La fête, aménagement d’une catharsis exutoire
Chapitre 5. De l’occupation spontanée à sa contractualisation
• Prendre le droit d’occuper
•Disparaître en tant qu’alternative radicale
• Discuter avec l’institution
Chapitre 6. Des besoins de communs urbains
• Des lopins à cultiver
• Des ateliers à ouvrir
• Des agoras à revendiquer
Conclusion : II.
III. L’OCCUPATION COMME MÉTHODE D’AMÉNAGEMENT URBAIN
Introduction : III.
Chapitre 7. L’exemple du Parc des Chantiers, 1990-2010
• Un traumatisme industriel
• Le temps de l’attente
• Le récit par les marques
Chapitre 8. La généralisation des friches culturelles à partir de 2010
• Des vocations touristiques
• Méthodologie de la médiation
• Une patte « à la nantaise »
Chapitre 9. Les subterfuges de l’urbanisme transitoire
• L’intérêt immobilier pour une attraction du lieu
• L’institutionnalisation des artistes prestataires
• L’effacement de la subversion des occupations illégales
• La gentrification, sélectionne des habitants désirables
Conclusion : III.
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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