L’espace public, au cœur des mutations urbaines

« I’ll always gonna be there, even… I don’t know. That’ll always be a part of… always be a part of our place. It’s like home » (Personne marginalisée, PM1).

« On dit toujours que les itinérants créent un sentiment d’insécurité, je sais pas si on doit appeler ça de l’insécurité ou, je ne sais pas comment le définir autrement, un espèce de malaise et une constatation ou une rage par rapport à la détérioration de la qualité de vie du quartier » (Résident, R4). 

À l’heure actuelle, les espaces publics sont devenus un objet incontournable des discussions sur la ville et l’urbain, chez les spécialistes comme parmi les divers acteurs concernés. Or, ces discussions renvoient sans cesse aux idées d’un partage, d’une cohabitation, qui constituent autant de mots d’ordre chez les praticiens et les chercheurs. Comme l’illustre particulièrement l’essor des pratiques de médiation au sein des politiques urbaines, l’idéal type de l’agora et de la mixité associé aux espaces publics semble en effet perdurer dans les discours et les réflexions (Lussault, 2001). Or, cette invocation récurrente au partage soulève justement la difficile mise en œuvre de ces préceptes et les conflits d’appropriation dont les espaces publics font l’objet. Cela témoigne notamment du fait que ces valeurs de partage ne leur sont pas intrinsèques, ces derniers s’inscrivant dans un processus constant de production (Capron et Hashgar-Noé, 2007).

De tout temps, l’espace public a effectivement constitué l’un des piliers du fonctionnement de la ville. Lieu du rassemblement, du débat, de l’échange social et de la rencontre, l’espace public est né avec la ville, et reste indissociable de son évolution. Beaucoup d’auteurs se sont attachés à montrer les transformations de l’espace public au fil du temps, de sa privatisation (Sorkin, 1992) à sa marchandisation (Zukin, 1995 ; Smith, 1996) ou à la perte de son rôle dans la construction des identités et des rapports à autrui (Sennett, 1970 ; Ghorra-Gobin, 2001a), notamment par un repli sur le foyer domestique (Sennett, 2009). Associées généralement à son déclin, à la perte de sa dimension démocratique, ces thèses se sont considérablement diffusées dans la littérature. D’autres auteurs ont montré comment ces transformations participaient à normaliser les espaces publics, à les structurer socialement, certains se destinant à certains usagers davantage qu’à d’autres (Sibley, 1995 ; Cresswell, 1996), réduisant alors la pertinence du qualificatif « public ». Par ailleurs, comme l’illustrent les différentes études sur la domestication de l’espace public (Kumar et Makarova, 2008; Koch et Latham, 2013) ou sur la publicisation d’espaces privés (Monnet, 1997; Gasnier, 2006 ; Sabatier, 2007), les frontières tendent à se brouiller entre public et privé.

Ces différentes approches traduisent le constat d’une transformation des usages, mais plus particulièrement d’une inégalité accrue de l’accès aux espaces publics. À travers la privatisation et la fermeture de certains d’entre eux, les personnes marginalisées n’y apparaissent en effet plus les bienvenues. Par ailleurs, sous l’influence du repli sur le foyer familial et de l’essor de l’individualisme, elles deviennent l’objet d’indifférence (Sennett, 2009) ou de crainte. Cela explique sans doute la faiblesse des réactions à l’égard de l’instauration de réglements ciblant les comportements des personnes marginalisées ou face à leur interdiction d’accès à certains lieux touristiques et commerciaux. Pourtant, ces pratiques se multiplient considérablement, à l’instar des décrets interdisant la mendicité dans certains espaces publics parisiens ou la position allongée sur les bancs à Montréal. Les pratiques de survie des personnes sans-abri et marginalisées deviennent alors répréhensibles par la loi, ainsi que l’ont montré plusieurs auteurs en évoquant le revanchisme (Smith, 1996) ou la criminalisation de la pauvreté (Wacquant, 2004). La diffusion de ces pratiques et des politiques de tolérance zéro mobilisent par conséquent de nombreuses recherches sur les transformations des espaces publics (Zukin, 1995 ; Davis, 1997 ; Don Mitchell, 1997 ; Flusty, 2001 ; Hubbard, 2004 ; Smith et Low, 2006).

L’ESPACE PUBLIC, AU CŒUR DES MUTATIONS URBAINES

« Notre problème urbain est de savoir comment rendre à l’extérieur sa réalité de dimension de l’expérience humaine » (Sennett, 2009 : 20). 

L’évolution des « manières de faire » la ville 

À l’heure où la mondialisation s’accélère, nous assistons à une profonde mutation des territoires (McGee, 1991 ; Sassen, 1996 ; Veltz, 2002 ; Mongin, 2004) et notamment des espaces urbains. Face à la libéralisation des échanges et à l’abaissement des barrières frontalières ainsi qu’à la compression de l’espacetemps et à la concurrence pour attirer les investisseurs, les espaces urbains se recomposent, les formes urbaines comme les modes de vie évoluent et les manières de « faire la ville » se transforment. Comme l’ont montré plusieurs chercheurs, le néolibéralisme s’est diffusé dans les modes de gestion urbaine (Brenner et Theodore, 2002a; 2002b), et il apparaît depuis quelques dizaines d’années un urbanisme libéral (Bourdin, 2010), un entrepreneurialisme urbain (Harvey, 1989 ; Hall et Hubbard, 1996), privilégiant les espaces centraux, et basé sur la concurrence, sur le développement des services et l’économie créative ainsi  que sur la consommation des classes moyennes. Ce type de gouvernance urbaine correspond notamment au rapprochement entre les secteurs publics et privés dont les accointances sont de plus en plus fortes, et favorise alors la privatisation de certains services publics, la multiplication de mégaprojets urbains, l’implantation de politiques de tolérance zéro limitant les comportements susceptibles d’affecter les climats d’affaires (Harvey, 1989), ainsi que le développement de politiques locales favorables aux entrepreneurs (Brenner et Theodore, 2002a; 2002b). Mais cette nouvelle gouvernance est également caractérisée par l’importance accordée aux lieux au détriment des territoires : « the entrepreneurialism focuses much more closely on the political economy of place rather than of territory » (Harvey, 1989 : 7). Les villes visent donc à attirer du capital, des investisseurs et des touristes en développant leur attractivité. Pour ce faire, sont privilégiées les stratégies urbaines de gentrification et d’amélioration de la « qualité de vie », censées attirer des résidents aisés et les travailleurs de l’économie du savoir (Florida, 2005). Cette attractivité passe notamment par le développement de grands évènements culturels et sportifs ainsi que par la présence d’une architecture post-moderne, signée des grands noms de la discipline, mais aussi par l’implantation de grands centres de consommation et de loisirs, etc. (Harvey, 1989 ; MacLeod, 2002). La culture constitue ainsi un outil particulièrement important de l’entrepreneurialisme urbain (Zukin, 1995) et par conséquent, l’image devient un atout de poids pour augmenter l’attrait des villes et s’inscrire dans la compétition interurbaine. Au point que bien souvent, en masquant un contexte de récession ou de crise urbaine, l’image construite par les gestionnaires parvient à détourner l’attention des problèmes réels tout en s’inscrivant dans la course à l’attractivité (Harvey, 1989 ; Belina et Helms, 2003 ; La Cecla, 2010).

Dans la ville post-fordiste, ce nouveau paradigme aménagiste attache également de l’importance à la « revitalisation », à la « régénération » des espaces abandonnés par les industries et souvent paupérisés (Belina et Helms, 2003 ; Raco, 2003 ; Morin, Parazelli et Benali, 2008). C’est dans cette dynamique que sont nés des projets tels que les Docklands à Londres ou la reconversion muséale de Bilbao. Dans ce contexte où les maîtres mots de l’urbaniste sont l’image, le culturel et l’attractivité, les impératifs et les objectifs de l’aménagement évoluent. Ainsi parle-t-on à l’heure actuelle beaucoup de la ville créative, de marketing urbain, plus que du droit à la ville ou d’équité sociale. Et les espaces publics deviennent alors un point central et déterminant de l’aménagement et de la gestion urbaine. En tant que réflecteur de l’urbanité des villes, ils deviennent en effet l’un des principaux outils de distinction et de mise en valeur de la ville néolibérale. Par conséquent, certains phénomènes d’exclusion  s’y révèlent, notamment à l’encontre des personnes marginalisées (MacLeod, 2002 ; Parazelli, 2002 ; Atkinson, 2003 ; Lees, 2003) qui ne correspondent pas à l’image de réussite et de « good business climate » (Harvey, 1989) que les gestionnaires veulent donner de leur ville. Afin de comprendre les enjeux liés au partage de l’espace public et aux formes d’exclusivisme qui peuvent s’y manifester, nous proposons dans un premier temps de revenir sur l’évolution et les transformations qui lui sont associées à travers la littérature.

L’espace public : un concept multiforme

L’émergence du concept d’espace public 

Constitutifs de la cité, les lieux communs existent depuis les premières fondations urbaines et ont toujours fait l’objet de divers usages par les citoyens. Malgré l’évolution de la distinction public/privé au cours de l’histoire (Paquot, 2009), la dimension publique de ces lieux a toujours eu un rôle fédérateur. Pourtant, ces lieux ouverts, qu’il s’agisse de la rue, des « places » publiques ou des jardins et des parcs, ont toujours fait partie intégrante de la ville sans toutefois bénéficier d’appellation commune dans les théories urbaines qui précèdent les années 1950. Tout au plus parlait-on dans les années 1950-60 de « centre civique » ou d’«espace collectif » pour décrire l’ensemble des lieux publics dans lesquels se regroupait et se reconnaissait une société urbaine (Tomas, 2001a). C’est précisément au courant des années 1970 où l’on s’inquiète de leur disparition (Jacobs, 1961; Sennett, 1995) que se diffuse l’appellation d’« espaces publics » et qu’émerge alors un certain intérêt à leur égard (Tomas, 2001b ; Fleury, 2007). Or la traduction française de l’ouvrage d’Habermas à cette même époque semble avoir eu un rôle important dans la diffusion de cette notion d’ « espace public ».

L’espace public d’Habermas, une sphère de débat et d’idées

L’« espace public » a donc émergé dans les discours des sciences sociales au cours des années 1960-70, notamment après la parution de l’ouvrage d’Habermas en 1962, La sphère publique, traduit en français par L’espace public (1978). Cette différence entre le titre original et sa traduction semblait déjà annoncer la polysémie qui s’emparerait du terme les années suivantes. Dans cet ouvrage, Habermas décrit l’évolution de l’espace public et de son rôle au cours des derniers siècles en démontrant notamment l’importance des liens entre les activités de la société bourgeoise naissante du XVIIe siècle et l’essor de la communication dans l’espace public. Car, le développement des moyens de communications – nécessaire au passage d’une « économie du maître de maison » à une « économie commerciale » – participa à la formation d’un « public » à travers la naissance de la presse, l’apparition des théâtres ainsi que par l’expansion des cafés et salons. Par conséquent, ces rassemblements instaurèrent dans la ville des débats publics et politiques. Ainsi au sens habermassien, l’espace public serait devenu au cours du XVIIIe siècle un espace dans lequel se manifeste une certaine critique envers le pouvoir en place selon un processus « au cours duquel le public constitué d’individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État » (Habermas, 1978 : 61). Un des mérites d’Habermas a notamment été de démontrer l’importance de la publicité dans le débat politique comme l’un des éléments principaux de la constitution de la sphère publique. Cette publicité a notamment permis la formation d’un espace politique, support de la médiation entre l’État et les individus. Mais durant la période contemporaine, avec les transformations de l’intervention étatique dans de nombreux domaines et l’apparition de groupes privés utilisant la publicité à leur profit afin de renforcer leur pouvoir, le rôle critique de la pensée et de la publicité dans la sphère publique a perdu de sa vigueur. Or, si Habermas évoque certains lieux propices à l’usage de la raison tels que les cafés, les théâtres, etc., il apparaît clairement que sa notion de « sphère publique » n’est pas liée à la dimension géographique des espaces publics, qu’elle est davantage « a-spatiale ». Pour autant, la pensée habermassienne et la vision politique de l’espace public comme sphère de débat sont importantes à prendre en compte et à relier à la dimension spatiale des espaces publics.

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Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE I L’ESPACE PUBLIC, AU CŒUR DES MUTATIONS URBAINES
1.1 L’évolution des « manières de faire » la ville
1.2 L’espace public : un concept multiforme
1.2.1 L’émergence du concept d’espace public
1.2.2 L’espace public d’Habermas, une sphère de débat et d’idées
1.2.3 L’espace public, lieu de l’apprentissage de l’altérité
1.2.4 Différentes conceptualisations de l’espace public
1.3 Transformations et fermetures des espaces publics
1.3.1 Vers une privatisation des espaces publics ?
1.3.2 L’espace public sécuritaire
1.3.3 Vers une fermeture sélective de l’espace public ?
1.4 La dimension punitive de la régulation des espaces publics
1.4.1 La criminalisation de la pauvreté
1.4.2 La violence sociale de la recomposition de l’espace public démocratique
1.4.3 Le revanchisme
1.4.4 Exportation et limites du concept de revanchisme
1.4.5 Discours et pratiques de la régulation : vers l’« assainissement » de l’espace public ?
1.4.6 L’exclusion, au-delà du punitif
1.5 Pour une prise en compte de la production résidentielle des espaces publics dans l’interprétation de la cohabitation
1.5.1 L’importance des usages quotidiens dans la production des espaces publics
1.5.2 Des espaces publics de proximité
CHAPITRE II PROPOSITION THÉORIQUE
2.1 Penser « l’espace social »
2.1.1 Un bref retour sur les théories de l’espace
2.1.2 La dimension positionnelle de l’espace
2.1.3 Conclusion
2.2 L’habiter, une expérience spatiale
2.2.1 Habiter, de l’être-au-monde à l’être-dans-l’écume
2.2.2 L’appropriation de l’espace, condition à l’habiter
2.2.3 Le sens politique de l’habiter : la cohabitation
2.3 Marginalité et marginalisation
2.3.1 Retour sur la marginalité et la marginalisation
2.3.2 Une géographie normative des espaces publics, vectrice de marginalisation
2.3.3 Conclusion : l’exclusion comme « marginalisation » dans les espaces publics
2.4 Conclusion du 2ème chapitre
CHAPITRE III MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE ET CHOIX DES TERRAINS
3.1 La comparaison, raisons pratiques et théoriques
3.1.1 La comparaison pour mettre en lumière des processus
3.1.2 Naissance et pertinence d’une démarche comparative
3.1.3 La comparaison comme posture de distance et d’objectivité
3.1.4 Une comparaison à construire
3.2 L’étude de cas comme méthode de recherche
3.2.1 Le choix des cas
3.2.2 Secteurs d’étude
3.3 Récolte de données
3.3.1 Analyse documentaire
3.3.2 Entrevues
3.3.4 Sources complémentaires et validité de la recherche
3.4 Méthode d’analyse du matériau recueilli
CHAPITRE IV PRÉSENTATION DES TERRAINS DE RECHERCHE
4.1 Profil urbain et évolution du Village Shaugnessy
4.1.1 Le district Peter McGill
4.1.2 L’histoire du Village Shaugnessy
4.1.3 Gentrification du Village Shaugnessy
4.1.4 Le PPU des Grands Jardins et le Village Shaugnessy : des enjeux de revitalisation
4.1.5 Le square Cabot, un lieu-enjeu de la rénovation
4.2 Profil urbain et évolution du quartier de la Goutte d’Or
4.2.1 Genèse d’un quartier populaire
4.2.2 Un quartier en renouvellement
4.2.3 Un processus de gentrification à l’œuvre ?
4.2.4 Idéal de mixité sociale et transformations sociologiques du quartier
4.2.5 Un imaginaire marqué par certaines problématiques sociales
4.3 Conclusion
CHAPITRE V CONFLITS D’APPROPRIATION DES ESPACES PUBLICS DANS LA PROXIMITÉ : ENJEUX ET STRATÉGIES
5.1 Un sentiment partagé d’appartenance
5.1.1 Le Village Shaugnessy : un village urbain qui invite à la mobilisation, et une mobilisation qui fait village
5.1.2 L’attachement des riverains au quartier, l’importance de la proximité et de l’interconnaissance
5.1.3 La Goutte d’Or : un « quartier-village » ?
5.1.4 La Goutte d’Or et le Village Shaugnessy : des positions convoitées
5.2 Des conflits d’appropriation autour des espaces publics
5.2.1 Le Village Shaugnessy : un fort sentiment de désappropriation
5.2.2 La Goutte d’Or : des conflits d’appropriation virulents
5.2.3 Conclusion
5.3 Habiter les espaces publics : le cas des personnes marginalisées
5.3.1 Le Village Shaugnessy
5.3.2 La Goutte d’Or
5.3.3 Conclusion
5.4 Acteurs, stratégies et formes de la mobilisation des riverains
5.4.1 Des riverains, « acteurs actifs » de la production des espaces publics du Village Shaugnessy
5.4.2 Le cas de la Goutte d’Or : des acteurs mobilisés pour la régulation des espaces publics
5.4.3 Les outils de la mobilisation citoyenne dans la Goutte d’Or
5.4.4 La mobilisation citoyenne dans la Goutte d’or et le Village Shaugnessy : acquérir une légitimité pour renforcer la valeur des représentations diffusées
5.4.5 La mobilisation comme forme d’appropriation des espaces publics
5.5 Conclusion du 5e
CONCLUSION

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