Une mise en scène qui traduit une aspiration au retour à l’habitat « traditionnel » et aux espaces naturels
Le magnétisme de la nature
Nous percevons de manière nette que, dans les drames familiaux de Kore-Eda, la nature exerce un magnétisme certain sur les personnages. Même dans la capitale japonaise, où le béton règne en maître, la nature continue de pousser sauvagement sur le bord des rues goudronnées et dans les interstices des plaques en béton (à l’image des mauvaises herbes qui poussent entre les dalles à l’entrée de l’immeuble ou des mauvaises herbes qui envahissent le chantier où jouent les quatre enfants dans Nobody Knows). La persistance de la nature dans cette capitale bétonnée nous rappelle ce qu’Augustin Berque écrit sur l’importance de la nature dans les villes : « Une ville, c’est également cette part de nature ; et, comme l’a montré le paysagiste Yoshimura Motoo, cette part est essentielle. La « nature médiane » (chû shizen) qui se maintient dans les villes est même, professe-t-il, appelé à les sauver. Elle les rend vivables, comme un brin d’herbe adoucit les pavés. ».
Les protagonistes des drames familiaux de Kore-Eda sont effectivement attirés par les vestiges plus ou moins présents de végétation. Benjamin Thomas dans Le cinéma japonais d’aujourd’hui notait déjà cette tendance d’une attirance de la nature dans le cinéma japonais contemporain, qu’il associe à la « matrice ». Lorsqu’il parle du film La Chanson de l’éléphant de Gô Rijû en ces termes: « « On ne trouve pas de terre à Tôkyô » dit Kanako, désemparée, à Yoshiki, un homme qui n’est pas insensible aux charmes de l’héroïne. «On en trouverait si on soulevait le bitume » lui répond l’homme.», Benjamin Thomas ajoute en note de bas de page : « Il est intéressant de noter que c’est exactement ce que feront les enfants abandonnés de Nobody Knows de Hirokazu Kore-Eda lorsque, sur un chantier au bitume percé, ils prélèvent de la terre pour faire pousser des plantes sur leur balcon. ».
Le rôle de la nature dans les relations familiales au sein des drames familiaux d’Hirokazu Kore-Eda
Ce magnétisme irrémédiable qu’exerce la nature sur les personnages paraît être source d’harmonie ou du moins d’apaisement relationnel au sein des familles koreediennes. Ce contact avec la nature est salvateur pour certaines familles koreediennes prisonnières de la réalité surmoderne des villes, qui engendre au sein des cellules familiales éloignement, solitude, tensions et mal-être. Comme nous l’avons vu, la nature est connotée positivement dans les films de Kore-Eda. Dans Nobody Knows, le jardinage permet l’apaisement de Shigeru. Mais il permet aussi la cohésion de la fratrie : il occasionne des moments de partage entre frères et sœurs comme en témoignent quelques plans du balcon sur lequel sont réunis les enfants autour cette activité commune. Comme nous l’avions vu, le jardinage engendre aussi un gain d’autonomie et de responsabilité. Dans Une affaire de famille, les enfants, tout comme ceux dans Nobody Knows, sont attirés par les endroits naturels : lors de leurs promenades quotidiennes et quand ils ne volent pas à l’étalage, Shôta et Juri se promènent sur le rivage sauvage de la Sumida ou bien jouent dans le parc voisin. L’observation et la manipulation des insectes offrent un moment de complicité entre les deux enfants, mais c’est surtout dans ce cadre que nous entendons pour la première fois Juri appeler Shôta « Grand frère », marquant son intégration aboutie au sein de la famille réinventée.
La mise en scène des repas : l’espace filmique comme expression d’une situation domestique
Dans une communauté familiale vivant sous un même toit, les différents repas de la journée rythment généralement la vie de famille et mettent en avant de nombreux aspects de celle-ci. Au delà de son rôle matériel – subvenir aux besoins naturels de chacun –, le repas peut presque être perçu comme un rite, au sens où il est un passage obligé du quotidien. Il est aussi éminemment «social » au sein de la famille puisque, réunissant habituellement tous les membres de la famille en un même moment et un même endroit – autour de la table – il permet communication, discussion, partage et échange, qui, selon la nature de ceux-ci, sont bien souvent significatifs de la santé du cocon familial. Étant donnée qu’il réunit, dans la majorité des cas, la totalité de la communauté familiale qui vit dans la même maison, il est un lieu idéal où le lien inter-familial s’exprime. Avec ou sans invité, il peut être le lieu de tout type de discussion et communication, moment d’humour ou de chamailleries, évocation de souvenirs, discussion politique ou culturelle, récit sur la journée de l’un, dialogue sur les soucis d’un autre… Il exprimera aussi bien les dissensions que la cohésion. C’est souvent au moment des repas que les disputes éclatent par exemple. Plusieurs facteurs, comme le type de nourriture, le type de règles à table, la disposition des membres de la famille, l’horaire, le mobilier, l’ambiance et les échanges, sont déjà de bons indicateurs pour comprendre la dynamique familiale. Les repas sont significatifs d’une éthique de vie familiale : toutes les familles ne prennent pas des repas en commun, toutes les familles ne sont pas disposées autour d’une table et toutes les familles ne conçoivent pas le repas de la même manière. Ce sont toutes ces différences et ces évolutions éventuelles des repas, d’une famille à l’autre ou au sein d’une même famille, qui peuvent nous apprendre sur l’éthique, la solidité et la santé d’une famille.
Le décentrement intérieur exprimé par la fuite de l’espace domestique et par les errances dans les espaces publics
Nous l’avons vu, lorsque les protagonistes des drames familiaux d’Hirokazu Kore-Eda perdent leur maison-centripète pour diverses raisons, un décès ou un délitement irrémédiable de la cellule familiale par exemple, le sentiment de décentrement intérieur lié à cette perte du noyau fondamental s’exprime dans la mise en scène par un décadrage et par une exploitation des marges de l’image. La maison déchue de son rôle sécurisant et harmonieux, de « moule psychologique » pour reprendre l’expression d’Alain de Botton, conduit à un mouvement inverse à celui propre à la maison-centripète : les habitants fuient au possible ce lieu, transformant leur maison en maison-centrifuge. Fuyant l’espace domestique, ils se tournent alors naturellement vers les espaces publics, celui de la rue, qu’ils réinvestissent le plus souvent sous forme d’errance. L’errance géographique des personnages qui jalonnent les espaces publics sans but, ou plutôt, dans l’unique but de s’éloigner de leur logement, reflète alors une errance psychologique, une errance intérieure, causée par la perte du centre mental et existentiel, incarné par la maison-centripète. Dans Petit éloge de l’errance, l’auteur japonais, Akira Mizubayashi, explique son expérience personnelle de l’errance : ayant émigré en France pour ses études et sa carrière professionnelle, il ne se sent appartenir ni à la culture japonaise, ni à la culture française ; il se sent en flottement entre les deux. Il reprend une définition du terme « errance » dans Le Trésor de la langue française et ajoute une dimension qu’il a ressenti personnellement lors de son expérience de l’errance : « Errer, c’est, selon le Trésor de la langue française, «aller d’un côté et de l’autre sans but ni direction précise». J’ai envie de modifier légèrement cette définition. Errer, c’est plutôt « aller seul, de préférence à pied, d’un côté de l’autre sans but ni direction précise ». Errer implique en effet l’idée de solitude. C’est pour être seul qu’on décide de s’en aller, de marcher vers on ne sait où. »
L’aspect solitaire de l’errance est d’autant plus cohérent dans le cas de l’errance comme réaction à la perte de la maison-centripète : désolidarisé du noyau familial qui constituait l’essence de la maison-centripète, le personnage errant se retrouve en toute logique seul, déraciné, coupé des autres membres de la maisonnée.
La perte des fonctions premières de la maison : transfert de l’espace domestique à l’espace public
Dans Nobody Knows, l’appartement, la « maison » des quatre enfants, perd non seulement sa fonction de refuge psychologique et de point de repère existentiel – puisque Akira ne cherche, pendant un temps, qu’à la fuir – mais il perd aussi ses fonctions premières, c’est-à-dire sa faculté de pouvoir répondre aux besoins physiologiques des habitants. Cette déchéance totale de la fonctionnalité de la maison dans Nobody Knows se fait par étapes. Tout commence par Kyoko, qui, au retour d’une expédition insouciante dans un parc avec ses frères et sœur pour récolter des graines et les semer dans des pots de nouilles instantanées au printemps, prévient Akira qu’elle n’arrive plus à allumer la lumière dans la pièce principale. Akira, qui était en train de montrer à Yuki et Shigeru comment semer des graines sur le balcon, se lève, essaie à son tour d’allumer la lumière, enlève l’ampoule et la secoue pour savoir si celle-ci est cassée. Kyoko lui dit alors en hors-champ que, dans la salle de bains, l’électricité ne fonctionne plus non plus. A ce moment de l’histoire, Akira, qui avait auparavant abandonné ses frère et sœurs en réinvestissant les espaces publics avec ses compagnons, s’est de nouveau rapproché de sa famille en constatant le regard plein de détresse de Yuki. Ce revers de fortune intervient donc à un moment où la communauté familiale est de nouveau soudée. Mais nous comprenons que ces nouvelles difficultés vont de nouveau dégrader les liens de la fratrie et que la situation va nettement s’aggraver puisque cela implique qu’il n’y a plus de lumière, plus de machine à laver, mais surtout, plus de réfrigérateur où stocker de la nourriture fraîche.
Si cette annonce est un choc pour le spectateur, celui-ci y était tout de même préparé par des signes avant-coureurs. En effet, quelques minutes plus tôt dans le film, au moment où Akira, totalement désolidarisé de sa famille, amenait ses camarades de jeux vidéos dans l’appartement aux dépens du bien-être de sa fratrie, un insert nous montrait un dessin sur un papier administratif où il est écrit : « Votre facture d’électricité reste impayée. ». Quelques minutes plus tard, un monsieur frappe à la porte de l’appartement alors que les trois benjamins s’y trouvent et que Akira y revient. N’ayant aucune réponse, ce monsieur dépose une lettre, sans doute une ultime mise en garde avant la coupure d’électricité effective. C’est après cette visite que Akira renoue avec ses frère et sœurs et qu’il les reprend en main.
L’intrusion concrète de l’espace politique, incarné par les institutions
Chez Hirokazu Kore-Eda, l’intrusion des pouvoirs publics dans l’espace domestique ne se limite pas à la forme abstraite du poids des conventions sociales au sein de la famille. Dans Une affaire de famille, c’est aussi l’intrusion concrète des pouvoirs publics dans la cellule familiale, incarnés par la police et les médias qui en sont les porte-paroles, qui achève de déliter l’utopie familiale. Après s’être volontairement fait piégé par deux employés du supermarché, Shôta, qui a sauté d’un muret, est conduit à l’hôpital pour se faire soigner, puis est interrogé par la police : le premier membre de la famille réinventée est aux prises des institutions. Osamu et Nobuyo souhaitent lui rendre visite en toute discrétion, mais prennent peur lorsqu’un policier demande à Nobuyo si celle-ci est la mère de Shôta. Face au policier, ils perdent tous deux en assurance, reculent et se précipitent vers la sortie de la salle. C’est poussé par la menace d’une intrusion de la police au sein de leur espace domestique pour enquêter sur l’accident (ce qui révélerait la présence de Juri, portée disparue), que le reste de la maisonnée (Nobuyo, Osamu, Aki et Juri) quittent définitivement la maison le soir-même. En ce sens, c’est bien l’espace politique qui détruit la maison-centripète de la famille en menaçant de s’y introduire. En effet, cela conduirait irrémédiablement au délitement de la famille, qui, en plus de ne plus avoir de maison où se réunir, accumule des délits condamnables aux yeux de la justice. Mais, à peine sortis de chez eux, une lumière éblouissante éclaire le plan moyen sur les quatre membres restant de la famille qui se trouvent encore devant leur portail. La maison d’Hatsue, auparavant dissimulée, à l’abri des regards grâce au jardin, et vestige traditionnel utopique dans ce lotissement d’immeubles modernes, est finalement révélée, comme le signifie métaphoriquement la lumière qui aveugle la famille. Un contrechamp sur la police n’est pas nécessaire : hormis la suite de la séquence au cours de laquelle les membres de la famille sont interrogés individuellement, nous comprenons que cette mise en lumière de la famille en fuite correspond aussi au dévoilement à venir des secrets de la famille (en l’occurrence que Nobuyo et Osamu sont liés par le meurtre de l’ancien mari violent de Nobuyo, qu’ils continuent à toucher la retraite d’Hatsue, qu’Hatsue continuait de voir la famille d’Aki à son insu pour réclamer de l’argent, qu’ils « détiennent » Juri, alors portée disparue – qui reste de son plein gré, rappelons-le – et qu’Hatsue est enterrée sous la maison, un autre délit selon la justice.).
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Table des matières
Introduction
Partie I : L’espace « géo-architectural » dans les drames familiaux d’Hirokazu Kore-Eda : l’espace du quotidien familial
A) La ville et ses « non-lieux », caractéristiques de la ville « surmoderne »
a) Tokyo mise en scène par Hirokazu Kore-Eda, ville surmoderne ?
b) Tokyo dépeinte par Hirokazu Kore-Eda : une ville surmoderne où des îlots d’humanisme persistent
B) La mise en scène de l’habitat urbain : des « maisons » interchangeables
a) Hirokazu Kore-Eda héritier de Yasujirô Ozu comme témoin de l’impact de la société en transformation sur la cellule familiale
b) Des logements urbains symptomatiques de la ville surmoderne
c) Une affaire de famille : des contrastes de logements et de modes de vie
C) Une mise en scène qui traduit une aspiration au retour à l’habitat « traditionnel » et aux espaces
naturels
a) Le magnétisme de la nature
b) Le rôle de la nature dans les relations familiales au sein des drames familiaux d’Hirokazu Kore-Eda
c) Notre Petite Sœur : mise en scène d’une communauté féminine utopique au sein d’une maison familiale traditionnelle
Partie II : L’espace affectif et relationnel : la maison menacée par le délitement familial
A) La mise en scène des repas : l’espace filmique comme expression d’une situation domestique
a) La signification culturelle du repas dans le cinéma japonais
b) Des repas illustratifs d’une situation familiale
c) Des repas générateurs de nouvelles situations familiales
B) Des situations personnelles et familiales propices à la perte de la maison comme point de repère
C) Expressions spatiales du décentrement intérieur
a) Étude de cas de Nobody Knows
b) Décadrer pour exprimer le décentrement intérieur des personnages
c) La question des marges esthétiques et politiques chez Kore-Eda : déplacer le regard
Partie III : La politisation de l’espace mis en scène dans les drames familiaux d’Hirokazu Kore-Eda
A) Le réinvestissement des espaces publics comme symptôme de la faillite de l’espace domestique
a) Le décentrement intérieur exprimé par la fuite de l’espace domestique et par les errances
dans les espaces publics
b) La perte des fonctions premières de la maison : transfert de l’espace domestique à l’espace public
B) Le microcosme de la maison en miroir au macrocosme de la société : la perte de la «maison-centripète» comme métaphore politique
C) L’espace politique, facteur de déséquilibre de l’espace domestique koreedien
a) L’intrusion insidieuse de l’espace politique à travers le poids des conventions : un modèle familial conformiste remis en question
b) L’intrusion concrète de l’espace politique, incarné par les institutions
c) Une affaire de famille : aboutissement de la politisation de l’espace du film pour un cinéma engagé contre les pouvoirs publics
Conclusion
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