L’espace et sa représentation en Chine
L’étude que nous présentons est partie du constat suivant : s’il existe de nombreux travaux sur l’espace rituel et religieux, ou l’espace de conquête, il s’en trouve fort peu sur le savoir géographique dans la Chine impériale. Le plus souvent, la géographie sert de support à d’autres approches et disciplines (comme l’histoire politique, l’histoire des religions ou l’histoire militaire), qui utilisent des textes relatifs à l’espace sans le prendre pour objet principal. Afin d’analyser les modalités de la représentation de l’espace, nous avons choisi de nous concentrer sur une région, celle du cours moyen du fleuve Bleu (l’ancienne province du Jingzhou 荊州, à cheval entre le Hunan et le Hubei). Dans un premier temps, la géographie politique est étudiée à travers les traités géographiques (dili zhi 地理志) des histoires dynastiques. Puis, nous examinons la géographie humaine en nous fondant sur les notices ethnographiques (zaiji 載記) consacrées aux peuples non chinois de la région : les Man 蠻 . Enfin, nous envisageons la géographie culturelle au prisme des lieux de mémoire, tels qu’ils sont présentés dans le Shuijing zhu 水經注 (Commentaire du Livre des rivières) de Li Daoyuan 酈道元 († 527). Ces trois approches combinées apportent des éléments d’analyse à la formation d’un savoir géographique, à l’émergence du régionalisme, et aux questions relatives à l’intégration des marches de l’écoumène chinois.
D’une part, nous analysons ce que les textes étudiés révèlent de l’espace chinois du point de vue de la géographie politique, humaine et littéraire. Il s’agit ainsi de comprendre la manière dont l’espace est perçu et représenté par les auteurs chinois du haut Moyen Âge (IIIe -IXe siècles). D’autre part, nous examinons la formation puis l’évolution du savoir géographique en Chine à travers les types de documents et de sources privilégiés par les auteurs, les outils et les méthodes employés, ainsi que les enquêtes menées. Bien que la plupart des œuvres anciennes soient anonymes, il nous a fallu comprendre à quels aspects de la géographie se rattachaient leurs contenus. Nous élaborons donc une histoire à double tiroir, celle de la mesure d’un monde, et de ceux qui le mesurent, pour reprendre le titre et le contenu de l’ouvrage de Paul Zumthor .
La problématique générale de la thèse consiste à étudier et comprendre, à travers les sources transmises du haut Moyen Âge chinois, la nature des discours à l’œuvre dans le corpus de textes choisis. L’élaboration de fictions, qu’elles soient géographiques, ethnographiques ou mémorielles, sert à légitimer la constitution d’un espace politique, de communautés tributaires et de lieux de mémoire. Il n’y a pas un discours géographique, mais plusieurs, formulés à différentes époques et applicables à des contextes particuliers. Il n’en existe pas moins une continuité entre les textes et les époques, laquelle transparaît dans les références communes à des écrits exemplaires et à des événements passés édifiants.
Aux origines de la représentation de l’espace
Pour traduire la notion occidentale et moderne de « géographie », on a repris en Chine l’ancien terme de dili 地理. Mais que signifiait ce terme en Chine ancienne ? Catherine Despeux et Marc Kalinowski le traduisent par « linéaments de la terre », mettant en relief les critères relevant de la géographie physique et naturelle inhérents à ce terme ancien . En insistant sur la dimension politique et sociale de ce terme, une autre traduction possible de dili est « organisation de la terre ». Elle reflète alors son état, sa situation. Par cette double référence, d’une part à la nature des sols et d’autre part à leur organisation sociale, le contenu sémantique du terme dili renvoie à la fois au physique, au politique et au social, trois domaines complémentaires. En effet, dili désigne à l’origine l’état de la terre, de ses sols avec leurs qualités et défauts, dont la compréhension permet de procéder à leur ordonnancement, dans la lignée de la geste du héros culturel et fondateur de la dynastie légendaire des Xia 夏, Yu le Grand (Da Yu 大禹), et de l’institutionnalisation de l’histoire en tant que forme scripturaire majeure. Ce motif parcourt la manière dont l’espace est pensé, à la fois comme donnée naturelle, et pour ses implications sociales.
Le « grand commentaire » (dazhuan 大傳) ou « appendice » (xici 繫辭) du Yijing 易 經 (Livre des mutations) interprète dili non pas en opposition à tianwen 天文 (les « phénomènes célestes »), mais en contraposition : « En accord [avec les mutations, le sage] contemple en haut les phénomènes du Ciel, et examine en bas l’organisation de la Terre » (仰以觀於天文,俯以察於地理) . Dans l’historiographie chinoise, la géographie est ainsi considérée comme le pendant terrestre de l’astronomie, et peut remplir pour le pouvoir une fonction tout autant légitimatrice. En effet, il existe une corrélation, dans les traités géographiques, entre les phénomènes célestes (tianwen 天文), et les formes terrestres (dili 地理, ou dixing 地形) . De même que les phénomènes célestes sont prévus et interprétés par les astronomes, de même l’historien a pour mission d’enregistrer les linéaments de la terre afin d’informer et de servir son souverain.
Le terme di 地, « terre », renvoie aux éléments naturels dans leur ensemble. Sur terre, les monts et les rivières structurent l’espace du monde, verticalement et horizontalement. Les monts sont les « os de la terre », ils en forment l’ossature, tandis que les cours d’eau en sont les « veines ». Menaçants ou bénéfiques, structurant l’espace topographique et sacré, montagnes et fleuves revêtent ainsi une importance cruciale pour l’histoire de la géographie chinoise. Ils balisent le contenu du présent travail .
La construction d’un savoir géographique
La présente étude exploite des textes nombreux et de natures diverses, reflétant la variété des discours sur l’espace. Bien qu’elle porte sur une région définie, en même temps qu’une vision régionale, elle propose une « vision d’ensemble ». À l’exception partielle du Shuijing zhu qui, bien qu’incorporant un nombre très important de sources antérieures, est la compilation d’un seul auteur, presque aucun des textes utilisés n’est l’œuvre d’un seul homme. Il faut souligner que la datation des textes eux-mêmes peut se révéler problématique. De même, l’authenticité supposée ou débattue des sources nous importera peu ici : l’essentiel est que leur discours est accepté et transmis par la tradition. À travers leurs discours respectifs et parfois hétérogènes en raison d’objets différents, ils participent en effet d’une production intellectuelle s’attachant à représenter l’espace. De même, l’exactitude ou l’inexactitude topographique des représentations géographiques textuelles devient-elle secondaire ; elle ne sera évoquée qu’occasionnellement.
Les discours des textes géographiques étudiés proposent un regard rétrospectif sur les lieux, les hommes et les événements retranscrits. Pierre-Étienne Will a souligné que la géographie prend, dans la Chine traditionnelle du moins, les formes d’une géographie historique . Elle est en effet le fruit d’écrits qui présentent souvent les dispositions spatiales de l’Empire telles qu’elles étaient jusqu’au moment de la rédaction de ces textes. Datant principalement du haut Moyen Âge, ces écrits renvoient généralement à un temps révolu. Le caractère rétrospectif des sources met au jour la manière dont les auteurs écrivaient leur histoire et se représentaient le monde dans lequel ils évoluaient, et, surtout, dont ils étaient les héritiers. Schématiquement, représenter l’histoire et ses fluctuations implique chez celui qui s’en charge – le scribe, l’historien – de se placer par rapport à un événement ou une époque en créant une temporalité qui lui est propre. Leurs écrits se présentent comme des manuels de compréhension du monde à l’égard de contemporains qui le vivent et le parcourent, ou s’apprêtent à le faire.
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Table des matières
Introduction
L’espace et sa représentation en Chine
Aux origines de la représentation de l’espace
La construction d’un savoir géographique
Une étude de cas : un espace régional et méridional
État de la littérature et économie de la thèse
Partie I. Chorographie d’un milieu : géographie historique et politique du Jingzhou
Chapitre premier. Un espace-temps : le Jingzhou de l’Antiquité aux Tang
I.1. Géographie historique de la région du Jingzhou
I.1.1. Un espace, plusieurs noms
I.1.2. Hydrographie et climat : un fleuve et des rivières
I.1.3. Mise en valeur du relief : montagnes, lacs et plaines alluviales
I.1.4. Une géographie sans cartes ni représentations graphiques ?
I.2. Organisation spatiale du politique
I.2.1. Culture matérielle et témoignages archéologiques des Shang
I.2.2. Le royaume de Chu, une périphérie barbare ?
I.2.3. Une unification politique et territoriale relative sous les Qin et les Han
I.2.4. Le Jingzhou à la croisée des Trois royaumes et des Six Dynasties
I.2.5. Réunification et décentralisation sous les Sui et les Tang
Chapitre II. Géographie et Empire : le Jingzhou dans les écrits antiques et impériaux
II.1. Rhétorique de l’espace dans les textes de l’Antiquité
II.1.1. Géographes de l’imaginaire et géographies symboliques
II.1.2. Les Neuf provinces et la formation de l’écoumène
II.1.3. Essor du savoir géographique à partir du Shiji de Sima Qian
II.2. Traités géographiques et régionalisme des Han aux Tang
II.2.1. Émergence du régionalisme sous les Han
II.2.2. La période de division : traités du Sud et du Nord
II.2.3. Caractérologie régionale dans le traité géographique du Sui shu
II.2.4. Une province, des textes et ceux qui les décrivent
Partie II. Géographie humaine des Man du Jingzhou
Chapitre III. Représentation des populations man dans les sources écrites
III.1. Historiographie, terminologie et ethnogenèse des Man
III.1.1. Regard géographique, construction de l’altérité et écriture de l’histoire
III.1.2. Étymologie du terme « Man » et gloses anciennes
III.1.3. Des sources barbares ? Culture matérielle et textes non chinois
III.1.4. Mythe d’identification et lignage : l’ancêtre chien Panhu
III.1.5. La question des Miao
III.2. Caractérologie et critères d’étrangeté des Man
III.2.1. Typologie et extériorité des Man
III.2.2. Répartition territoriale et localisation des Man
III.2.3. Coutumes, croyances et pratiques funéraires
III.2.4. Influence des airs, des rites et de l’environnement
III.2.5. L’altérité à l’épreuve des Man
Chapitre IV. Intégration dans l’empire des Man du Jingzhou
IV.1. Insurrections man et implantation chinoise
IV.1.1. Chronologie générale des révoltes man
IV.1.2. Ordre et désordre : l’attitude des Man d’après les sources
IV.1.3. Conquêtes et contrôle : généraux, gouverneurs et éducateurs
IV.1.4. Le Jingzhou, terre d’exil et de refuge
IV.2. Modalités et formes de l’intégration
IV.2.1. Frontières, territoires et administration
IV.2.2. Statut juridique et impositions des Man, causes de révoltes
IV.2.3. Le Tribut, levier de l’intégration économique et sociale
IV.2.4. Postérité de l’intégration des barbares dans l’écoumène
Conclusion