L’espace au théâtre : un opérateur intermédial de rencontres hétéromorphiques
DE QUELQUES AVANT-GARDES HISTORIQUES VERS LA DÉFINITION D’UN THÉÂTRE INTERDISCIPLINAIRE PERFORMATIF
Pour comprendre les visées esthétiques et politiques qui m’animent, il me semble nécessaire de faire une rapide traversée historique afin de saisir le mouvement, le flux qui impulse ma démarche de création, mais aussi pour me situer dans un courant, en tension vers une pratique interdisciplinaire et performative au théâtre. Considérant que « les hybridations ne dénient pas les identités, elles y renvoient en les relativisant », j’estime que les langages développés depuis les avant-gardes historiques constituent un arsenal de stratégies expressives servant à opérer des mutations de première importance pour le théâtre contemporain. Le monde des arts, à partir du début du XXe siècle, est devenu hétérogène, multiple et pluriel. Il n’est plus un espace homogène […] Ses potentiels créatifs éclatent, débordent les catégories artistiques et esthétiques et se brisent en une multitude de pratiques, d’idées et de concepts12.
Les relations que le théâtre développe avec les mouvements des avant-gardes sont manifestes. Dans cette perspective, j’exposerai quelques-uns de ces courants de l’art qui ont contaminé le théâtre afin d’y retrouver les composantes qui sont caractéristiques de l’esthétique théâtrale contemporaine (notamment le déplacement de l’oeuvre à l’événement, la multidisciplinarité, la volonté de rendre le spectateur actif, l’esprit ludique et critique, etc.). Ce continuum historique ne sert qu’à relever des éléments qui exercent de l’influence sur ma pratique dramaturgique. Il commence par Dada, passe par les futuristes, migre vers Fluxus, pour ensuite rendre hommage à Guy Debord et aux situationnistes, et tente enfin de décrire de manière très concise, le happening et la performance. Cette trajectoire me permettra ensuite d’établir des liens avec ma conception de l’interdisciplinarité et du théâtre performatif, en somme une grande constellation. Précisons toutefois que je ne présente pas une recherche théorique, mais une délimitation théorique, esthétique, voire idéologique au regard de ma pratique. Ceci implique un développement de références théoriques très mesuré qui doit se lire comme un repérage partiel, voire partial d’une histoire de la scène. Si cette filiation paraît s’écarter d’une appartenance attendue du champ théâtral, elle pourrait correspondre davantage à celle sur laquelle repose un certain théâtre contemporain.
Inspirée par Dada pour mener des explorations interdisciplinaires, je souhaite m’inscrire dans cette constellation d’individus libres et ouverts qui ont su accueillir l’Autre13 pour construire leur identité. Mouvement fondé en 1916 à Zurich par Tristan Tzara, des artistes de toute l’Europe se sont approprié Dada dans le but de « rappeler qu ‘il y a au-delà de la guerre et des patries des hommes indépendants qui vivent d’autres idéaux 4 ». il n’y a pas un style dada : son unité réside tout au plus dans une commune recherche pluridisciplinaire et le jeu avec les convenances et les conventions, aussi bien artistiques que sociales et politiques. Ce mouvement valorisait ainsi un esprit ludique et critique et rejetait la raison et la logique. Le ready-made de Duchamp15, par exemple, inaugurait la permutation de l’oeuvre en événement, valorisant le processus plutôt que le produit, déclenchant ainsi une remise en cause du statut esthétique de l’oeuvre (les critères normatifs sur l’art, le beau, le bon goût et sa marchandisation), avec le réel de l’urinoir. En fait, ces artistes « recherchaient la plus grande liberté de créativité, pour laquelle ils utilisèrent tous les matériaux et formes disponibles. Ils recherchaient également cette liberté dans le langage, qu’ils aimaient lyrique et hétéroclite’16 ». De son côté, Kurt Schwitters, fondateur du mouvement Merz, faisait des collages et des assemblages de toutes sortes sur la base d’une équivalence esthétique des matériaux utilisés. Il s’appropriait des fragments, des « rebuts de la société industrielle et urbaine, faisant entrer la réalité quotidienne dans l’art, sans idée de message politique ou d’esthétique d’opposition, mais avec la volonté à partir de 1920, de fonder un « art total Merz », embrassant l’architecture, le théâtre, la poésie et la musique11».
L’ESPACE AU THÉÂTRE : UN OPÉRATEUR iNTERMÉDIAL DE RENCONTRES HETEROMORPHIQUES
Cette partie consiste à développer une articulation théorique qui soutient la poursuite de ce processus de construction par conjonctions rhizomatiques38. Ce principe d’écriture me permet de penser la mise en espace comme une pratique interdisciplinaire et hétéromorphique qui dynamise la rencontre avec l’Autre « – face à nous comme en nous – car la rencontre n’est possible que dans la différence —39 ». Pour ce faire, je présenterai quelques-uns des différents changements de paradigme qu’a introduit le théâtre performatif, en l’occurrence, le passage à l’événement, la dynamique de la complexité engendrée par l’interdisciplinarité, le dialogisme hétéromorphe, la notion de dispositif et j’ajouterais les hétérotopies. Ces nouvelles perspectives renouvellent et transforment les interactions avec le spectateur et aident à appréhender quelques-unes des redéfinitions de la pratique théâtrale contemporaine.
En outre, je souhaiterais montrer que la position revendiquée qui consiste à questionner la notion de représentation dans une société du spectacle m’amène à déterminer autrement la pratique scénique au théâtre : d’une part, il m’apparaît que la dénomination de mise en scène convient désormais bien mal pour décrire comment ces nouveaux paradigmes opèrent dans la création théâtrale et d’autre part, cette même dénomination témoigne de façon déficiente des visées esthétiques et sociopolitiques qui animent plusieurs créateurs. Par conséquent, j’aimerais soumettre une approche conceptuelle qui mettrait en valeur non plus seulement la fonction scénographique, voire technique de l’espace, mais qui le ferait advenir comme médium, comme un champ d’écriture(s) plus libéré. L’espace apparaît alors comme un opérateur intermedial de premier ordre, un détonateur de liberté conceptuelle qui permet des déploiements interdisciplinaires, hétéromorphiques et interrelationnels inédits. En ce sens, la dénomination mise en espace ne vaudrait-elle pas mieux pour traduire la nature de certaines pratiques théâtrales contemporaines ? Celles qui mettent en place un certain nombre de stratégies et de protocoles qui visent à construire une situation pour rencontrer l’Autre40, le mettre à l’épreuve de manière ludique et critique afin de réactiver les sensations propres à son être au monde, à la coprésence et à l’être-ensemble. À cet égard, le théâtre me semble le lieu, le médium tout désigné pour mener ces explorations qui sont à la fois théoriques et pratiques.
Depuis longtemps déjà, et malgré son caractère éphémère, la mise en scène est considérée comme une pratique artistique spécifique, un art de la pratique scénique qui vise à mettre en oeuvre tous les moyens scéniques pour représenter une fiction, essentiellement commandée par la logique d’un texte écrit et la lecture d’un metteur en scène. Les dispositifs théâtraux contemporains de nature interdisciplinaires ont considérablement changé les paramètres de ce théâtre traditionnel41 et ont introduit de nouveaux paradigmes qui remettent en cause la mise en scène conçue comme l’orchestration d’un spectacle cohérant qui forme un grand tout monologique et univoque. Le théâtre contemporain produit désormais des univers théâtraux complexes qui ne peuvent plus se résumer à ce type d’approche totalisante. L’interdisciplinarité, la multidisciplinarité, tout comme l’intermédialité, sont des termes de plus en plus courants, qui témoignent d’une tentative de désigner des créations artistiques polymorphes que l’on peine à enclore dans un seul champ artistique. La scène théâtrale contemporaine participe de cette ouverture des pratiques artistiques entre elles, qui vient accentuer la mixité d’un art déjà « singulier pluriel » [Nancy, 1996] Nomades, ces formes scéniques explorent l’ailleurs en se déterritorialisant. Mais comme on ne se déplace que par rapport à un lieu connu et commun, à un ancrage identitaire si l’on veut, ce décloisonnement, loin de dévoyer le théâtre – ou l’idée qu’on s’en fait – permet de faire vibrer en d’infinies variations la théâtralité, afin d’en ouvrir l’événementialité pour le spectateur42.
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Table des matières
Résumé
Remerciements.
Liste des figures
Introduction
Chapitre I Filiations esthétiques
De quelques avant-gardes historiques vers la définition d’un théâtre interdisciplinaire et performatif
Chapitre II L’espace au théâtre : un opérateur intermédial de rencontres hétéromorphiques
Du déploiement interdisciplinaire qui dynamise la rencontre avec l’Autre
ChapitrelII La mise en espace : une pratique interdisciplinaire et hétéromorphique
Chapitre IV La création de Filles de guerres lasses de Dominick Parenteau-Lebeuf
Un parcours déambulatoire
Conclusion
Bibliographie
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