Un mouvement porteur d’un imaginaire très puissant
Le mouvement olympique contemporain est issu d’une riche histoire, où des valeurs fortes de vigueur, de partage, d’amitié, de pureté morale, lui sont assignées. Ces valeurs qualifiées bien souvent de « coubertiniennes », qui attribuent des qualités intrinsèques au sport et à la compétition, sont toujours incarnées dans l’imaginaire collectif par l’olympisme, bien qu’elles aient été rapidement bafouées dans les faits, dès le début du vingtième siècle (Andrieu, op cit). Ainsi, Monreal (1997), concepteur du musée olympique de Lausanne, défend l’existence d’une véritable culture olympique ; il considère que l’olympisme est culture, dans la mesure où il représente un symbole diffusé mondialement, et qu’il créée son propre langage. Positionné à mi-chemin entre un spectacle sportif et un spectacle artistique, ce mouvement aurait une identité culturelle propre, en plus d’un impact planétaire, et un enracinement culturel profond dans la société. Pour lui, le potentiel du mouvement olympique est l’occasion de promouvoir le fair-play, la protection de l’environnement et la paix.
La puissance idéologique du mouvement olympique dans le monde social est à mettre en relation avec une conception laudatrice du sport, défendue par certains auteurs dans la littérature. Ainsi, Ehrenberg (1991) soutient le potentiel du sport qui permet à chacun de se réaliser individuellement dans la sphère sociale, en s’affranchissant ainsi du déterminisme de son appartenance sociale. Bromberger (1999) de son côté loue l’aléa des épreuves sportives qui en font tout son intérêt en tant que spectacle, tout en incarnant également l’idée que les sportifs peuvent inverser l’ordre social en s’illustrant dans les épreuves sportives. Ainsi, le sport – et plus encore, les JO, qui incarnent de façon concentrée et surmédiatisée le monde des épreuves sportives – constituerait un mythe égalitaire très puissant (Duret & Trabal, 2001) : le sport représenterait alors symboliquement un « îlot de pureté », où les fédérations internationales et le CIO seraient les « gardiens du temple ». Dans cette perspective, les mouvements sportif et olympique sont porteurs d’une fonction mythologique importante, comme le soulignaient Brohm (1976), ce qui leur confère une aura et un statut rarement discutés ou remis en cause, de par la puissance du mythe qu’ils représentent dans la société.
Des enjeux géopolitiques et économiques très forts
Toutefois, les JO concentrent à l’heure actuelle des enjeux économiques et géopolitiques considérables (Augustin & Gillon, 2004) : s’y mêlent les multinationales qui sponsorisent l’évènement, les enjeux de prestige international pour la ville organisatrice, la question des infrastructures à construire ou aménager, la question des sportifs de haut-niveau qui ont beaucoup à gagner (tant économiquement que symboliquement), etc.
En géographie, Müller (2015a, 2015b) a réalisé des études sur les « mega-events », dans lesquelles se trouvent les JO les plus récents (Londres en 2012, Sotchi en 2014, Rio en 2016), entre autres (expositions universelles, coupe du monde de football, etc.). Ces évènements sont définis par quatre dimensions constituantes : leur coût (supérieur à un milliard de dollars) ; le nombre de visiteurs (supérieur à un million) ; la médiatisation (dont la mesure est subjective et complexe) ; les impacts transformatifs sur l’urbanisme (positifs comme négatifs).
Il souligne les conséquences très lourdes qu’ont ces évènements sur les dimensions économiques, sociales et environnementales, et identifie sept « syndromes » propres au mega-events :
• Les coûts sous-estimés
• Les bénéfices surestimés
• L’urbanisation en priorité pour l’évènement (les besoins locaux sont relégués au second plan après ceux d’accueil du public), sans prise en compte de l’impact environnemental
• La prise de risque public (où les pouvoirs publics assument le risque financier)
• Le droit d’exception (au niveau de la fiscalité ou des expropriations par exemple)
• Des appels d’offre biaisés (les marchés sont attribués d’office à certaines entreprises)
• Un phénomène de gentrification
Si la littérature sur les conséquences négatives de ces évènements est fournie, l’auteur indique l’absence de consensus entre les chercheurs et les villes, qui voient ces évènements comme une opportunité de développement, appuyée par le CIO et des cabinets de conseil. Par ailleurs, certains travaux nous invitent à saisir une réalité plus complexe : Müller (op cit, 2015b) évoque l’accélération des travaux de construction d’infrastructures (Preuss, 2004) ; les bénéfices pour l’économie locale (Gratton, Shibli & Coleman, 2005), ou pour l’image de la ville hôte (Grix, 2012).
Ainsi, en tant que mega-event, les JO auraient une position ambivalente pour les villes qui les accueillent : s’ils peuvent engendrer des conséquences négatives sur les territoires, ils peuvent également leur apporter un dynamisme appréciable.
Par ailleurs, Müller (2015a) propose une classification entre major-event, mega-event, voire giga-event, de taille encore plus grande. L’auteur propose une classification chiffrée par un système de points pour définir la taille des évènements. Le gigantisme des JO est à mettre en perspective face à la taille bien inférieure des évènements en escalade : ainsi, les championnats du Monde d’Escalade 2016 à Paris-Bercy ont rassemblé seulement 7000 spectateurs… Il y a donc un contraste d’échelle manifeste entre l’évènement international que sont les JO, et les compétitions d’escalade.
Un modèle contesté
Le mouvement olympique est, nous l’avons vu, tiraillé entre ses valeurs héritées de son histoire, et sa réalité politique et économique, aux conséquences ambivalentes. Mais au-delà de leur image, c’est un modèle hégémonique qui se craquelle et semble être le coeur de nombreuses contestations et critiques.
Ainsi, les conséquences des Jeux ont été dénoncées sur le plan géographique (c’est-à-dire leurs impacts social et environnemental) ; Müller (op cit, 2015b) évoque ainsi le fait que les Jeux deviennent un bourbier économique et social pour les villes organisatrices, et cite Wilson (2014), soutenant que les JO de 2022 sont les « games that no one seems to want ». Tel un cadeau empoisonné, les villes ne se bousculent plus pour candidater auprès du CIO, suite aux problèmes rencontrés à Londres en 2012 (le budget qui explose), Sotchi en 2014 (exploitation de travailleurs esclaves et lourdes dégradations environnementales), ou Rio en 2016 (expropriation de nombreuses personnes pour construire les infrastructures).
Des critiques émanent également sur le plan sociologique : on peut rappeler la critique des mouvements sportif et olympique par Brohm (1976), pour qui le spectacle sportif, en tant qu’analogie parfaite du système capitaliste, produit un spectacle abrutissant que les gens consomment, ce qui les détourne des vrais problèmes de la société, tout en faisant du sportif un « ouvrier » obligé de vendre sa force de travail. Si cette analyse date d’il y a quarante ans, on peut toutefois remarquer que la fusion entre l’économie capitaliste et le sport n’a jamais été aussi aboutie qu’aujourd’hui, avec par exemple le phénomène de « naming » des stades sportifs, ou encore l’existence d’équipes privées (comme sur le Tour De France par exemple) dans les rencontres sportives.
Duret & Trabal (op cit) ont de leur côté étudié les affaires de corruption qui entachent la réputation du CIO : si pour eux, le sport représente une incarnation puissante du mythe égalitaire, la réalité du fonctionnement du CIO serait caractérisée par une corruption généralisée, allant de cadeaux faits par les villes candidates aux membres du CIO, jusqu’à des versements d’argent, comme l’illustre leur étude des procédures d’attribution des JO de 2002 et 2006. Cette institution composée de membres non-élus (comme le voulait De Coubertin à l’origine) évolue dans un flou juridique de par son caractère transnational et son fonctionnement opaque, ce qui lui vaudrait une critique croissante dans la société.
Enfin, Wheaton & Thorpe (op cit) soulignent la perte de vitesse du spectacle olympique chez les jeunes, et un vieillissement des spectateurs. Le décalage entre les activités présentées et celles qui intéressent les spectateurs les plus jeunes rebute la plupart de ces derniers à regarder les JO. Dans cette optique, le CIO tente, depuis le changement de présidence en 2014, d’intégrer des sports « d’action » pour attirer le public jeune, qui manque de plus en plus d’intérêt pour le mouvement olympique.
Conclusion
L’olympisme, de par sa genèse historique singulière, est donc porteur d’un système de valeurs très fort, qui a une aura internationale. Cependant, la réalité du fonctionnement du CIO et les nombreux scandales émanant du CIO ou de l’organisation des JO ternissent l’image du mouvement olympique, qui semble peu enclin à se renouveler en profondeur, tant les enjeux économiques et politiques sont énormes.
Pour autant, une véritable stratégie de séduction vis-à-vis des jeunes et des sports « d’action » semble se mettre en place au sein du CIO. Dans cette perspective, l’escalade a pu profiter de ce contexte favorable pour intégrer le programme des JO 2020.
Conclusion Cadre Général
L’escalade semble donc aujourd’hui être à un carrefour, où deux chemins se dessinent : le maintien de sa dimension alternative, avec ses propres règles, son marché spécifique et son système de valeurs en marge de celui du système sportif traditionnel ; ou bien la reconnaissance en tant que sport – et non comme une activité de loisir, telle qu’elle est souvent perçue – dans la société, avec la structuration de l’activité conforme au modèle sportif traditionnel, où l’olympisme est vu comme une suite logique dans ce processus de sportivisation. Toutefois, plutôt que de choisir entre ces deux chemins antagonistes, les pratiquants et les institutions semblent animés par la volonté de concilier ces deux options, quitte à faire le grand écart – l’intégration de l’escalade aux JO de 2018 et 2020 accroissant encore d’avantage le fossé qui sépare ces deux conceptions de l’activité. En effet, les JO représentent un modèle sportif décomplexé, mais aussi vivement critiqué, qui
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sacralise la relation entre économie capitaliste et compétitions sportives. Malgré une restauration en 1896 empreinte de valeurs humanistes, qui donne encore au mouvement olympique une puissance idéologique qui rassemble les foules lors de l’évènement, l’envers du décor (corruption, tricherie, dégradations environnementales, etc.) n’est désormais plus un secret. L’escalade se trouve donc dans une situation délicate, où la volonté de se développer sur le plan compétitif a conduit l’IFSC à oeuvrer activement pour intégrer l’activité au programme des JO ; or ces Jeux sont aux antipodes des valeurs habituellement revendiquées par les grimpeurs, y compris ceux qui pratiquent les compétitions. Le format proposé par l’IFSC (le combiné, largement critiqué car en décalage avec la pratique actuelle des compétiteurs), sous la contrainte du CIO et du COJO (Comité d’Organisation des JO) de n’offrir qu’une unique médaille aux nouveaux venus, représente un deuxième point d’achoppement, qui vient s’ajouter aux nombreuses réticences vis-à-vis de l’olympisation de l’activité.
Cadre Théorique
Une sociologie pragmatique
Postulats théoriques et méthodologiques
La revue de Barthe & al (2013) offre une clarification des orientations théorique et méthodologique de la sociologie pragmatique, héritée de l’individualisme méthodologique de Boudon, qui s’oppose traditionnellement à la sociologie classique bourdieusienne. Ainsi, ce courant de la sociologie se propose de prendre le contrepied d’une discipline qui, dans sa conception dominante, cherche à expliquer le réel à partir de cadres explicatifs préétablis, en révélant ce qui est caché, ce dont les acteurs n’ont pas conscience. Il s’agit alors de reconstruire le réel à partir de l’analyse, sans à priori, et en accordant une place de premier ordre à l’action, au discours et à la réflexivité des acteurs. Les auteurs proposent ainsi plusieurs dimensions constitutives de la sociologie pragmatique.
Le lien entre les niveaux micro et macroscopiques
Il s’agit dans cette perspective de ne jamais délaisser le plan des situations, c’est-à-dire le plan microscopique. Plutôt que de l’opposer au plan macroscopique, il faut envisager leur complémentarité : celui-ci est lui-même accompli, réalisé et objectivé de situation en situation, à travers des pratiques, des institutions, ou encore des dispositifs qui le constituent.
D’un point de vue méthodologique, les auteurs indiquent le parti-pris dans les études de suspendre la dualité entre le processus d’objectivisation et la structure objectivée ; non pas par déni des phénomènes macroscopiques et structurants, mais par refus d’adopter une analyse structurale. Le chercheur s’inscrit donc dans une conception alternative, qui articule les réalités situationnelles et les réalités structurelles, sans les hiérarchiser.
La temporalité historique
Il s’agit de faire preuve de présentisme méthodologique : à chaque moment, il convient de considérer dans l’analyse l’indétermination relative qui caractérise chaque situation. En d’autres termes, le chercheur mène une véritable « enquête généalogique » pour comprendre le présent, en retraçant le plus justement l’enchainement des évènements.
La question des intérêts
Plutôt que de considérer les intérêts poursuivis par les acteurs comme une ressource commode et inépuisable pour expliquer l’action, l’intérêt devient un objet de recherche à part entière, en étant considéré comme le fruit de l’action, et non plus sa cause.
Le discours des acteurs
La sociologie pragmatique prend au sérieux le discours des acteurs pour deux raisons :
• Dans le but de rendre compte des fondements pratiques de leur discours, le chercheur va reconstituer les logiques – parfois contradictoires – des individus, qui sont les sources de son activité critique.
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• Dans le but d’analyser leurs effets sociaux : il s’agit de saisir comment les acteurs s’emploient dans leur discours, quelles preuves ou appuis matériels ils utilisent, et quel succès leur discours obtient.
Il faut donc considérer que derrière chaque discours, les acteurs ont des raisons de le dire : dès lors, le chercheur ne cherche pas seulement à enregistrer leur critique, mais à en saisir les fondements.
La réflexivité des acteurs
Il y a un refus chez les sociologues pragmatiques de dissocier l’analyse des pratiques de l’analyse de la réflexivité des acteurs, une action n’étant jamais dépourvue de raisons. Il s’agit de saisir le rapport réflexif que les acteurs ont avec leur « agir ». Ce rapport réflexif s’envisage selon des degrés divers, allant de la réflexivité maximale à une réflexivité très faible ; mais les acteurs n’en sont jamais complètement dépourvus.
La question de la socialisation
Pour l’étude de la socialisation des acteurs, les auteurs reprennent la conception développée par Boltanski & Thevenot (1991), selon laquelle les agents sociaux ne doivent pas être préjugés cohérents à eux-mêmes. Il convient d’analyser leur socialisation sous l’angle de la pluralité des logiques, parfois contradictoires, sans faire primer une logique sur les autres. Ainsi, le sociologue refuse de s’appuyer sur les dispositions – l’habitus – pour expliquer ou justifier l’action. Il y a donc une réelle volonté de repartir de l’action en situation, en gardant une part d’imprévisibilité, dans l’analyse, en se détachant de toute explication relative à l’habitus des acteurs étudiés.
La symétrie par rapport à la notion de pouvoir
En sociologie pragmatique, il convient de suspendre dans l’analyse les positions de dominants et de dominés, ce que Bloor (1984) a appelé principe de symétrie. En effet, chacune des deux parties (le dominant et le dominé) ont, malgré la situation de domination effective d’une partie sur l’autre, une relation de dépendance l’un avec l’autre. Dans cette perspective, les auteurs rappellent que le pouvoir n’existe pas en dehors des épreuves auxquelles il donne lieu, et qu’il faut donc le mettre en perspective dans l’analyse. Il s’agit également de ne pas effacer dans l’analyse l’indétermination relative de l’action, à laquelle ce courant sociologique accorde une place majeure, au profit d’une explication reposant sur les rapports de pouvoir existants.
Les inégalités sociales
Ici, les inégalités sociales ne sont plus envisagées comme une ressource explicative de l’action, mais comme ce qu’il convient d’expliquer. Ce ne sont alors plus les causes, mais le produit de l’action. Il s’agit d’une perspective sociologique originale qui inverse la façon de voir les choses, qui se refuse d’utiliser les inégalités sociales observées comme une explication des situations. Là encore, on retrouve la volonté d’articuler le plus justement les niveaux macroscopique (c’est-à-dire structurel) et microscopique (sur le plan des situations) : sans nier les phénomènes structurels, il s’agit de ne pas les mobiliser pour expliquer les situations, mais considérer que ce sont celles-ci – et leur analyse, dégagée de tout a-priori – qui constituent, par leur accumulation, le plan macroscopique.
Le piège du relativisme
Les auteurs soulèvent un problème clé que soulève le principe de symétrie : celui-ci peut s’avérer choquant pour l’étude d’acteurs controversés, tels que les terroristes, les nazis, etc. En effet, si le chercheur adopte une posture compréhensive, qui valorise leur discours et leur réflexivité, et admet leurs contradictions internes, cela peut être interprété comme une façon de défendre ces criminels. Or Boltanski & Thevenot (op cit, 1991) évoquent, pour parer à cet argumentaire, la notion de « sens de la justice » : appliquer un principe de symétrie dans l’analyse n’empêche pas d’avoir un jugement de valeur sur les actions étudiées, et les arguments controversés de ces acteurs, exprimés publiquement, sont de facto plus critiquables, ce qui n’empêche pas le sociologue de les décrire et de les analyser. Ainsi, malgré le discours controversé qui peut être tenu par certains acteurs, l’existence d’épreuves de réalité auxquelles se confronte leur discours empêche l’analyse sociologique de tomber dans le piège de la relativité.
La critique du monde social
Les auteurs postulent que la sociologie pragmatique peut partir des impasses de la sociologie critique traditionnelle, pour expérimenter un nouveau type d’engagement critique. En effet, les cadres explicatifs structurels mobilisés en sociologie traditionnelle ne permettent pas toujours une analyse critique pertinente. Duret & Trabal (op cit) proposent de passer d’une sociologie critique à une sociologie de la critique : il s’agit d’une rupture sur le statut accordé à la critique, où le sociologue n’a plus pour rôle de dévoiler ce qui échappe aux acteurs, mais celui de reconstruire la réalité sociale à partir de leurs jugements et de leurs actions.
La sociologie de l’acteur-réseau
La sociologie de l’acteur-réseau (SAR) est un paradigme sociologique proposé par Latour (2006), qui consiste à considérer le monde social sous la focale des réseaux d’acteurs qui se font et se défont en permanence autour d’intérêts communs. Pour lui, il existe deux façons de faire de la sociologie : chercher à expliquer la société (le social se projette sur différentes sphères de la vie d’un individu : c’est la sociologie des dispositions) ; considérer le social comme l’association nouvelle d’acteurs en renouvellement permanent – conception dans laquelle il s’inscrit.
Il s’agit pour lui d’une nouvelle façon d’étudier le social, caractérisée par trois critères fondamentaux :
• Le principe de symétrie (Bloor, op cit), avec l’intégration d’acteurs (ou actants) non-humains. Dans cette perspective, l’auteur nous invite à repenser la dichotomie entre la nature et le social, qu’il réfute.
• L’absence de composition sociale et de stabilité à priori, qui nuirait à la pertinence de l’analyse.
• Le fait de mener l’enquête en « réassemblant » le social, en analysant la formation des collectifs.
La SAR s’inscrit donc dans une approche pragmatique, en participant à cette même mouvance sociologique qui part du discours des acteurs et du plan des situations pour expliquer le social.
Ce paradigme a été mobilisé lors de travaux sur la recherche scientifique (Callon & Latour, 1991) ou dans le champ de la sociologie de l’innovation (Goulet & Vinck, 2012 ; Boutroy & al, 2014)
Les processus conflictuels
La question de l’escalade olympique est une question qui suscite de nombreux débats. Les opposants à l’intégration de l’escalade aux JO – pour une diversité de raisons – affrontent ainsi ceux qui rêvent de voir l’escalade au programme de cette grande messe sportive. On parle alors de controverse lorsqu’un conflit est caractérisé par une homogénéité des acteurs et du registre argumentatif du débat (Chateauraynaud & Torny, 1999), ou de polémique si ces éléments sont hétérogènes.
Lemieux (2007) propose une approche pragmatique de la controverse. L’auteur propose une analyse pragmatique pertinente pour leur étude. Il postule ainsi que ce sont des actions collectives qui mènent à la transformation du monde social, en remettant en cause les rapports de force, les normes ou les croyances, et ont donc une véritable dimension instituante. L’idée est donc d’étudier non pas ce qui est révélé par ces controverses, mais ce qui est engendré en termes de transformation du monde social.
Pour l’analyse d’une controverse, l’auteur nous invite à saisir la tension entre l’agir stratégique (c’est-à-dire les actions pour dominer le rapport de force) et l’agir communicationnel (les actions pour argumenter et convaincre l’auditoire), sans tomber dans une analyse réductrice d’une de ces deux dimensions.
De plus, Lemieux (ibid) propose deux manières de mener l’enquête :
• Une analyse « feuilletée » où le processus conflictuel est étudié temporellement à différentes phases, correspondant aux degrés divers de publicité du débat, afin de saisir l’évolution des discours et des positionnements des acteurs
• Une analyse portant sur ce qui empêche le débat de se déployer pleinement au niveau argumentatif : il s’agit de comprendre comment certains rapports de force limitent possibilité d’argumenter librement & rationnellement en public. Cela implique d’étudier le dispositif de prise de parole : garantit-il l’égalité ou implique-t-il la prépondérance d’un certain type d’argument dans le débat ?
Pour notre sujet, à la vue de la longue temporalité sur laquelle se déploie la controverse (plus d’une vingtaine d’années), il semble que la seconde proposition ne soit pas la plus pertinente : une analyse feuilletée du débat sur l’escalade olympique, qui a pu largement se transformer depuis les premiers rêves olympiques en 1992, apparait plus pertinente.
L’innovation
Le fait de proposer la participation de l’escalade aux JO peut être entendu comme une innovation – entendue comme un élément nouveau, accepté et intégré socialement – dans le sens où cet évènement est en décalage avec les compétitions d’escalade actuelle, de par différents éléments :
• La taille des compétitions (Müller, op cit) ;
• La visibilité médiatique (Aubel, 2000) ;
• Le public (Wheaton & Thorpe, op cit)
• Les valeurs : l’escalade prônant des valeurs alternatives à celles du sport classique (Le Manifeste des 19, 1985 ; Aubel, 2005), avec un scepticisme à l’égard des JO (Guérin, 2013).
• Le format de pratique, avec la création d’un format combiné généralisé pour l’épreuve olympique
Malgré ce décalage, cette nouvelle façon d’envisager la compétition d’escalade est-elle acceptée par les grimpeurs ? Comment s’en emparent-ils ?
Avant tout, il convient de clarifier la notion d’innovation. L’innovation est une notion largement étudiée dans le domaine des sciences sociales et est l’objet d’une grande diversité de conceptions et de définitions. Ainsi, il existerait plus de trois cent définitions de l’innovation (Cros, 2002), ce qui témoigne d’un manque de consensus autour de cette notion qui désigne un objet ou un évènement qui, par son caractère exceptionnel, entraine un changement important.
La littérature distingue la notion d’invention, qui est un acte créatif individuel, parfois dénué d’utilité sociale, de la notion d’innovation, qui suppose que des acteurs s’en emparent, qui devient un objet social, comme l’écrit Callon (1994): « L’invention se transmue en innovation à partir du moment où un client, ou plus généralement un utilisateur, s’en saisit : l’innovation désigne ce passage réussi qui conduit un nouveau produit ou un nouveau service à rencontrer la demande pour laquelle il a été conçu ».
L’action d’innover consiste à mener ou gérer une action innovante en transformant la pratique : il s’agit d’une action individuelle visant à changer les usages et les mentalités en devenant
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porteur d’une innovation. Il s’agit d’une action individuelle, qui ne se mue pas forcément en action collective, comme l’affirme Caumeil (2002) : « l’innovation est un objet social, l’acte d’innover renvoie pour sa part au sujet agissant ».
De plus, l’innovation est un processus complexe, non linéaire (Von Hippel, 2007), qui passe par différentes phases : rencontre des géniteurs de l’innovation, appropriation par l’espace de destination, conception, enfantement, maturation (Seurat, 1994). Les phases ne s’enchainent pas nécessairement avec continuité et fluidité, et des obstacles peuvent survenir à chacune d’entre elle.
Hillairet (2005) propose quant à lui une définition intégrative de l’innovation, qui la distingue des autres processus de changement et lui donne sa singularité :
• Une innovation entraine d’importantes modifications des connaissances ou des savoir-faire sur un sujet ;
• Une innovation a un impact sur le long terme ;
• Une large communauté se l’approprie.
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Table des matières
Remerciements
Sommaire
Introduction
I. Cadre Général
1. L’Escalade et son rapport ambigu au monde compétitif
2. L’olympisme, entre rêve et cauchemar
3. Conclusion Cadre Général
II. Cadre Théorique
1. Une sociologie pragmatique
2. Les processus conflictuels
3. L’innovation
III. Problématique
IV. Méthodologie
1. Choix méthodologiques
2. Sources écrites
3. Sources orales
4. Analyse des sources
V. Résultats et discussion
1. Le processus d’olympisation de l’escalade
2. L’escalade olympique : une évolution controversée ?
3. L’innovation olympique en escalade
VI. Conclusion
Bibliographie
Table des abréviations
Table des matières
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