Le sionisme politique, conceptualisé notamment par Theodor Herzl en 1896 dans son ouvrage programmatique L’État des Juifs , est une idéologie singulière au regard des doctrines nationalistes émergeant à la même époque. Défini de manière large comme « le mouvement national du peuple juif qui a pour but le retour des juifs en Terre d’Israël, leur patrie d’origine, en vue d’y constituer une entité politique, un État-nation » , il mêle, dès son origine, dessein messianique aux accents bibliques et projet utopique d’édification d’une contre-société ; tandis que se superposent deux objectifs : l’un d’ordre géographique – ancrer un peuple sur un territoire –, l’autre d’ordre démographique – regrouper l’ensemble du peuple juif sur une même terre .
Mais le sionisme ne saurait être appréhendé uniquement sous le prisme de l’histoire des idées : depuis la fin du XIXe siècle, ce mouvement politique transnational a été incarné, défendu et diffusé par le biais d’institutions diverses : des associations culturelles aux groupements de jeunesse, des partis politiques aux organes de presse. Comme le résume l’historien Walter Laqueur, dont l’Histoire du sionisme fait encore figure de référence sur la question, « le sionisme est passé du domaine de l’histoire des idées, bonnes, mauvaises ou neutres, dans celui de l’action. » . L’étude du sionisme politique est dès lors indissociable de celle de l’édification progressive de l’État d’Israël en Palestine : en effet, « rarement un fait historique [n’aura été] aussi étroitement lié à une idée, jusqu’à se confondre avec elle » , au point que certains historiens interrogent la pertinence du vocable « sionisme » au sujet de la période post-1948 .
Dans cette entreprise de construction étatique, les juifs de diaspora sont appelés, depuis la fin du XIXe siècle, à jouer un rôle clé, qui se manifeste différemment, et plus ou moins intensément, selon les pays, les époques et les communautés. Si l’immigration en Palestine (la « montée », aliyah) est bien souvent conçue comme la forme paradigmatique de ce soutien au projet sioniste, ce dernier s’incarne en réalité de bien d’autres façons au cours du XXe siècle :
achats de terres par l’intermédiaire du Fonds National juif (le KKL) pour accélérer la création en Palestine d’une classe de fermiers et d’ouvriers juifs, « lobbying » auprès des autorités politiques des grandes puissances européennes (France, Grande-Bretagne), diffusion et vulgarisation destextesfondateurs de l’idéologie sioniste… voire, pour une minorité d’individus juifs de diaspora, engagement volontaire aux côtés d’Israël, de nature militaire ou, plus fréquemment, civile, au cours des différents conflits israélo-arabes. C’est cette ultime forme d’engagement qui constitue notre objet d’étude : en particulier, il s’agit ici d’étudier le volontariat des citoyens et ressortissants Français vers la Palestine / Israël , depuis la France métropolitaine et depuis les territoires administrés par la France – notamment les protectorats tunisien et marocain –, des années 1940 à nos jours.
Plusieurs remarques préliminaires sont à ce stade nécessaires. Tout d’abord, comme souligné précédemment, notre sujet a partie liée avec l’histoire d’Israël, d’une part, mais aussi et surtout avec celle de sa diaspora, concept polyphonique s’il en est, qu’il convient de caractériser plus précisément avant de poursuivre. De fait, le terme de « diaspora » tend à être utilisé pour désigner, exclusivement ou simultanément, un phénomène de dispersion à partir d’un lieu, l’organisation d’une communauté ethnique, nationale ou religieuse dans un ou plusieurs pays, une population répartie sur plus d’un territoire … la diaspora juive faisant néanmoins figure « d’idéal-type » .
Les volontaires et la naissance d’Israël (1948-1949)
L’imaginaire du « Juif Pionnier »
La première période d’engagement significatif de volontaires étrangers aux côtés des forces armées sionistes du Yischouv est celle de la « guerre d’Indépendance » et des combats précédant celle-ci. Pour la première fois, l’engagement de volontaires étrangers est en effet coordonné et organisé à une échelle significative, au sein d’unités spécialement dédiées à l’accueil, à l’entraînement et au suivi des volontaires combattants venus de différentes régions du monde : les unités « Machal », acronyme hébreu de « Mitnadvei MiHutz leAretz », littéralement les « volontaires venus de l’étranger » (volunteers from outside the land). Si cet épisode constitue une rupture chronologique nette pour notre sujet, l’histoire du mouvement Machal et des « Machalniks », ou « Machalnikim », s’inscrit dans ce que l’on pourrait nommer un « continuum d’engagements », incarné depuis le début du XXe siècle par des mouvements de jeunesse, prônant le retour en Palestine, le travail de la terre, et plus largement l’adoption d’un esprit combattif et guerrier, opposé à la faiblesse inhérente desJuifs de diaspora assimilés. De fait, si ces mouvements ne constituent pas à proprement parler des manifestations de volontariat militaire de la part de combattants étrangers (foreign fighters), au sens où nous l’entendrons par la suite, il convient malgré tout d’en effectuer la description de façon succincte.
En effet, cette généalogie des formes d’engagement participe à la construction d’un imaginaire : celui du pionnier juif en Palestine défrichant la terre, symbole de courage et de volonté. Cette vision est développée par certains penseurs du sionisme dès son origine, à l’image de Marx Nordau, prônant l’affirmation d’un « judaïsme musclé»
(Musklelkidentum) dans son ouvrage Dégénérescence , condition sine qua non de l’établissement en Palestine d’un État Juif : selon Nordau, « seule une race juive forte sera en effet en mesure de bâtir un État. » . Ce type de discours, mettant en avant la jeunesse, la force physique, la « régénération » du peuple juif, nourrit l’imaginaire des mouvements romantiques sionistes du XIXe siècle, comme l’association des Amants de Sion. Ce discours enjoué aux accents héroïques peut apparaître comme relativement séduisant aux yeux des Juifs de diaspora, libres d’essentialiser ou d’idéaliser la Palestine, au risque de subir une certaine désillusion une fois sur place . Cette thématique est ainsi développée par certains rabbins ou militants au sein du mouvement scout des Juifs de France, les Éclaireurs israélites de France (E.I.F.) , sans néanmoins que cette entreprise ne soit nécessairement liée à une immigration en Palestine .
Les travaux de l’historienne Catherine Nicault sur l’histoire de la réception du sionisme en France et sur les mouvements de jeunesse, offrent à ce sujet une perspective éclairante. Catherine Nicault souligne ainsi la façon dont progressivement, l’utopie du « nouveau juif » est redéfinie par l’idéologie sioniste pour désigner non pas le nouveau juif émancipé prôné par le mouvement des Lumières (la Haskala), mais le pionnier, parti « bâtir » la Palestine à la sueur de son front . Cette iconographie singulière, qui mêle projet d’édification d’une contre société socialiste au sein du Kibboutz, exaltation de la jeunesse, et entreprise nationaliste de conquête de la terre, non sans ambivalences , est également étudiée par l’historien Avner Ben-Amos, comme partie prenante du projet éducatif soutenant la construction du roman national sioniste (nation-building) . Selon lui, l’idéal masculin du juif pionnier, opposé à la fragilité « féminine » de la diaspora, s’incarne à travers quatre idéaux-types au cours du XXe siècle, représentant chacun une expression de la figure du jeune héros : « le membre du mouvement de jeunesse romantique « La Garde » en 1918 ; le membre du mouvement de jeunesse socialiste « la Jeune Garde » des années 1930 ; le garçon né en Israël (le « Sabra ») des année 1950 ; enfin le jeune colon des années 1980 dans les territoires occupés » . Ces idéaux-types fonctionnent tout au long du XXe siècle comme des figures mythiques motivant en partie l’engagement des volontaires. Par exemple, comme nous le verrons ci-après, les tracts édités à l’attention des jeunes juifs Français d’Afrique du Nord mobilisent ce « registre de justification » et cet imaginaire. Au passage, cette redéfinition continuelle de la figure du « jeune héros » témoigne aussi des évolutions et métamorphoses de l’État d’Israël dans son ensemble, et donc de son armée, qui incarne en partie la version contemporaine du « jeune héros » israélien décrit par Ben Amos : « [Le mythe de Tsahal] a été enjolivé par la présence de femmes en uniforme, de réservistes toujours prêts, d’officiers prônant une décontraction bienveillante, de généraux infaillibles portant Ray Ban et chapeaux de brousse, et de kibboutznik motivés maniant aussi bien la pelle que le fusil » .
|
Table des matières
Introduction
Première partie : Les volontaires juifs Français vers Israël de la guerre d’Indépendance à la guerre de Kippour (1948-1973)
1. Les volontaires et la naissance d’Israël (1948-1949)
1.1. L’imaginaire du « juif pionnier »
1.2. Les volontaires dans la guerre de 1948 : les unités Machal
1.2.1. Les unités Machal : brève description
1.2.2. Les volontaires du Machal : profils et motivations
1.2.3. Entre souvenir et transmission : la mémoire du Machal
1.3. Les volontaires francophones d’Afrique du Nord
1.3.1. La France et les volontaires : entre tolérance et répression
1.3.2. Les volontaires d’Afrique du Nord : profils, motivations, trajectoires
2. Le « moment soixante-sept » : les volontaires de la guerre des Six Jours
2.1. La guerre des Six Jours : David israélien versus Goliath arabes
2.2. Les volontaires de 1967 : la jeunesse au service des Kibboutzim
2.2.1. Le profil des volontaires de 1967 : rajeunissement et féminisation
2.2.2. Les suites du « moment soixante-sept »
3. Les volontaires de la guerre du Kippour
3.1. Le volontariat pendant la guerre de Kippour : rationaliser la spontanéité
3.2. Les volontaires de 1973 : les leçons d’un engagement
Deuxième partie : Le volontariat contemporain, rupture ou continuité ?
1. « Mahal », « Garin Tsabar », « Marva », « Sar’El »: panorama du volontariat contemporain dans Tsahal
1.1. Les programmes Mahal et Garin Tsabar, ou la démocratisation du service militaire
1.2. Le programme Marva
1.3. Sar’El
1.3.1. Le volontariat civil : naissance et objectifs
1.3.2. Le volontariat civil : entre tourisme et sionisme
1.3.3. Cartographie des programmes Sar’El
2. Le volontariat civil dans Tsahal : un phénomène inédit ?
2.1. De l’élan spontané au recrutement organisé ?
2.2. Les volontaires contemporains : un profil sociodémographique singulier ?
2.3. Du Kibboutz à Tsahal : un renouvellement de l’imaginaire du volontariat ?
3. La France et le volontariat contemporain : un défi politique et juridique
3.1. Les citoyens français engagés dans l’armée israélienne : un sujet politique
3.2. … et un défi juridique
Conclusion
Bibliographie
Annexes