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Cas français : un singulier manque de formalisation théorique
Nous venons de voir, à travers la présentation succincte de quelques exemples, que la recherche sur le comportement du conducteur dans les pays anglo-saxons et germaniques a abouti à la formalisation d’un certain nombre de modèles. La France occupe, dans ce domaine, une place à part : si, depuis la création en 1961 de l’ONSER40, le nombre de travaux réalisés dans ce domaine est important41, il s’agit, pour la plupart, d’études empiriques répondant à des demandes ponctuelles et précises, et n’ayant donc pas donné lieu – sauf exception – à des formalisations théoriques.
Beaucoup d’études opérationnelles…
Parmi ces travaux, signalons les recherches entreprises dans le cadre de l’appel d’offres « Lisibilité de la route »42, dont l’origine remonte à 1982, date à laquelle est constitué un groupe pluridisciplinaire43 intitulé « Groupe de travail Lisibilité de la route » chargé de réfléchir sur l’insécurité routière liée à la mauvaise information fournie au conducteur ou à la mauvaise perception de cette information par ce dernier (le terme d’information étant à prendre au sens large : celle-ci peut provenir de la configuration de l’infrastructure, de la signalisation, des autres usagers, etc.).
Au cours de ses réunions successives, le groupe de travail, après avoir défini un certain nombre de problématiques relatives à l’effet des aspects visuels et perceptifs des situations de circulation routière sur les comportements des automobilistes, propose des thèmes de recherche coordonnés sur ces questions, ce qui permet à la DSCR de lancer, le 7 novembre 1983, le fameux Appel d’offres de recherche sur la lisibilité de la route, diffusé à un grand nombre de laboratoires (laboratoires universitaires, laboratoires du CNRS, laboratoires de recherche industrielle…).
Or, si certains résultats des études suscitées par cet appel d’offres furent présentées au cours d’un séminaire organisé par le SETRA en 198744, il ne donnèrent lieu – à ce jour – à aucune tentative de synthèse pouvant déboucher sur l’établissement d’un véritable modèle. Du moins, ces travaux auront-ils permis de préciser et de reformuler un ensemble cohérent de concepts sur la lisibilité de la route45.
Parmi ces formulations, celle de Geneviève Dubois-Taine (adoptée et publiée par le SETRA en tant que proposition d’une méthodologie pour l’étude de la traversée des petites agglomérations46) met principalement l’accent sur les cinq points suivants : la décomposition d’une scène visuelle en quatre éléments (route, signalisation, paysage, autres usagers) ; le mode de perception et l’interprétation de ces éléments de la scène visuelle (rôle important des connaissances préalables dans la lecture de la scène visuelle, lecture consistant en une recherche active des indices dont l’automobiliste a besoin pour accomplir sa tâche : ce n’est donc pas un processus passif) ; la notion de connotation (une scène visuelle est plus facile à lire quand tous les éléments ont la même signification) ; l’importance du fond de perspective et de sa forme ; l’importance, enfin, des rythmes (succession des scènes visuelles), extrêmement hachés en centre-ville (à la différence de la rase-campagne, où ils sont pour ainsi dire infinis). Notons que les concepts de lisibilité de la route tels que formalisés .
Les travaux de Dominique Fleury constituent le second exemple que nous citerons. Le point de départ est une étude opérationnelle sur les accidents dans les petites agglomérations48 ; cette étude a débouché, à l’occasion de la rédaction d’une note de synthèse49, sur une proposition d’analyse de la lisibilité de la route distinguant trois niveaux : l’itinéraire (premier niveau), la section (second niveau) et le point (troisième niveau). Au premier niveau, la lisibilité se manifesterait par le choix de l’itinéraire que le conducteur est amené à faire à partir d’une carte et/ou de ses connaissances (carte mentale) ; au second niveau, la lisibilité d’une section permettrait au conducteur de reconnaître la spécificité de cette dernière dans l’itinéraire choisi (« comprendre l’espace traversé ») ; mais la lisibilité d’une section ne saurait être dissociée de celle des points (troisième niveau) : en effet, c’est justement la lisibilité du point (où l’automobiliste rencontre des « difficultés ») qui facilite la compréhension des fameuses spécificités de la section ; à l’inverse, la perception et l’analyse des difficultés rencontrées par l’automobiliste au niveau du point peuvent – ou non – être anticipées grâce aux caractéristiques de la section.
Si cette décomposition en « strates » ressemble à un modèle hiérarchique de la tâche de conduite, l’ambiguïté dans le découpage (notamment entre les niveaux 2 et 3) et dans la définition de la notion de point d’une section (cette notion est simplement associée à une idée abstraite de « difficulté rencontrée » ; concrètement, s’agit-il d’un carrefour ? d’un virage ?…) « […] enlève à la formulation sa valeur explicative au niveau opérationnel et pratique »50.
Eléments de la théorie des réseaux
La genèse du concept de réseau
A l’origine, et durant pArès de vingt siècles, le terme de réseau désignait uniquement un agencement régulier de fils ou de ficelles entrelacées66. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’il échappe à son acception exclusivement textile pour entrer dans le monde de la médecine comme concept d’analyse du « Réseau provient étymologiquement du mot latin retis (filet) […]. A travers une longue filiation composée de rets, de résel (XIIe s.), de réseuil (XVe s.) et de réseul (XVIe s.), on parvient à réseau (XVIIe siècle, dictionnaire de Furetière). » DUPUY, G. -« Réseaux (Philosophie de l’organisation) », in Encyclopædia Universalis, Production Rhamnales, Paris, 1989, pp. 875-882. fonctionnement du corps humain, joignant à la dimension purement topologique (agencement géométrique) une dimension circulatoire : le corps humain est non seulement un filet reliant ses différents éléments en un tout, mais il est également irrigué par des flux. Ainsi, « le réseau est à la fois ensemble de liens et machine circulatoire au service de la vie du corps humain »67.
Ce n’est que bien plus tard que le terme s’imposera dans le domaine que l’on appellerait aujourd’hui l’aménagement du territoire : certes, de nombreux équipements tels que assainissement des villes, routes et ouvrages de défense sont construits tout au long du XVIIIe siècle, mais toutes ces réalisations ne sont manifestement pas pensées comme des réseaux : une route est considérée non pas comme élément d’une organisation favorisant la circulation des personnes et des biens, mais comme un enjeu de rivalités entre villes (chacune veut avoir « sa » route)68 .
Il faudra attendre Saint-Simon et ses disciples (première moitié du XIXe siècle) pour que la métaphore réticulaire, reposant sur le double principe de la multiplicité des relations et de la circulation, commence son irruption massive, et devienne – par delà un concept opératoire – le vecteur d’une véritable philosophie, dont la « vision organiciste […] voit en réseau les routes, les activités bancaires et financières, les chemins de fer, etc. Ainsi d’une acception purement topologique […] le réseau s’approprie une dimension circulatoire mais devient aussi un vecteur de communication »69.
A ces deux dimensions vient s’ajouter, dans la seconde moitié du XXe siècle, une troisième – celle de l’information : « La ‘révolution informationnelle’, dans ses diverses expressions (informatique, télécommunications, automatique, robotique, intelligence artificielle…) va bouleverser encore une fois les acceptions communes du terme de réseau. Des réseaux d’automates aux réseaux neuronaux l’information envahit le concept du réseau, de sorte que des notions appartenant initialement à ces disciplines font leur apparition dans le vocabulaire commun, mais aussi dans les idéologies des planificateurs des réseaux qui existent depuis longtemps. La RATP et la SNCF « interconnectent » leurs réseaux, mais derrière la banalité actuelle du terme d’interconnexion se profile la dimension auto-organisatrice du réseau et l’influence généralisée pour l’ensemble des réseaux du paradigme de l’information »70.
Avec ses trois dimensions – topologique, circulatoire, adaptative – , appliqué avec succès dans des domaines aussi variés que la biologie, les sciences de l’ingénieur, la cristallographie, la médecine, et même, depuis peu, la sociologie71, auxiliaire précieux en analyse systémique, le concept de réseau est donc d’une (trop ?) grande richesse.
Malgré cette polysémie, le réseau n’en présente pas moins, derrière ses multiples facettes, une unité conceptuelle qui fait de lui un objet (et outil) scientifique à part entière72. Cela étant, il est clair que dans toute cette richesse nous devons choisir un aspect, une entrée – celle la plus adaptée à nos préoccupations : le réseau comme principe organisateur du territoire dans lequel il s’inscrit.
Théorie des réseaux territoriaux
« Lorsqu’ils s’inscrivent dans l’espace géographique, les réseaux organisent le territoire »73. Par delà ce constat qui était sans doute connu de manière plus ou moins intuitive depuis (au moins) l’école saint-simonienne, on ne peut vraisemblablement parler de véritable théorie territoriale des réseaux que depuis les travaux effectués74 au sein du GDR « Réseaux », du fait du rôle unificateur appréciable que ce dernier a joué depuis sa création. C’est de cette théorie telle qu’elle a été formulée par Gabriel Dupuy que nous nous proposons de donner un très bref aperçu75.
D’emblée, il convient de préciser que notre acception de la notion de « territoire » est fortement liée à l’espace physique : c’est là une précision rendue nécessaire par les nombreuses affiliations de cette notion (sociologie, éthologie, ethnologie…), qui peut désigner par conséquent des situations très diverses (territoire culturel, territoire animal, territoire administratif…)76.
Dans ce territoire, issu, à un moment donné, d’un « équilibre de forces » (collaboration ou rivalités entre acteurs – personnes physiques ou morales – situés dans l’espace) concrétisé par un ensemble de règles (qui peuvent être coutumières), on commence par postuler (premier axiome) l’existence d’une diversité et d’une hétérogénéité aussi bien spatiales que temporelles. L’hétérogénéité se traduit par la présence de « points particuliers », la nature de cette particularité pouvant être extrêmement variable. Hameau, usine, barrage, centrale électrique… ces points particuliers sont des sortes de « nodosités territoriales, lieux de pouvoir et de référence, discontinuités dans le continuum spatial ou spatio-temporel »77. La diversité est la seconde condition sans laquelle il ne peut y avoir de réseau : c’est parce que deux points sont différents (quel que soit la nature de cette différence) qu’il pourra y avoir propension à se relier entre eux78 : « Une plantation de sapins n’est pas un réseau car elle postule au contraire l’identité des arbres et des lieux où ils sont plantés ».
Les voies urbaines comme réseau technique
Cette théorie territoriale des réseaux (il serait plus juste de dire : certains de ses aspects), il s’agit maintenant de l’appliquer à l’objet d’étude choisi – la voirie urbaine.
Pour cela, nous commençons par adapter la notion de réseau de projets transactionnels (RPT) au cas particulier des automobilistes ; nous nous intéressons ensuite à la voirie urbaine en tant que réseau technique, compromis ne pouvant satisfaire que partiellement ce « RPT-VP » (VP pour voiture particulière) ; nous développons enfin une réflexion autour des notions d’échelle et de point-de-réseau qui débouche sur la proposition d’un modèle de fonctionnement « circulatoire » de la voirie urbaine – étape préalable à la délimitation théorique d’un terrain d’étude pertinent pour notre modèle d’analyse, dont la construction est l’objet du chapitre 3.
Le « RPT-VP »
Rappelons que l’objet de cette thèse est l’étude des déplacements automobiles (les seules voitures particulières) en ville. Que devient le réseau de projets transactionnels dans ce cadre ?
Pour effectuer cette adaptation, posons une hypothèse de travail, fondée sur le bon sens des acteurs-automobilistes, supposés établir leurs projets transactionnels dans les limites du « techniquement possible » à l’heure actuelle. Cela signifie en particulier que l’on se place dans l’optique du seul déplacement physique, où « se relier au point A » est synonyme de « se déplacer vers le point A », ce qui exclut la vision de rêve (ou de cauchemar ?) d’un réseau maximal qui mettrait en relation immédiate – par « téléportation » ou tout autre moyen de transport instantané – un point de la ville à tous les autres points de la terre… et pourquoi pas, de l’univers.
La seconde hypothèse simplificatrice que nous posons est elle aussi liée au réalisme des automobilistes : en effet, seuls seront pris en compte les déplacements « raisonnablement faisables » au cours d’une journée de travail « normale » (on laisse de côté les départs en vacances ou en week-end).
Enfin, à cette limitation temporelle101, on ajoute une troisième hypothèse, consistant à postuler que l’automobiliste n’est pas « trop gourmand », c’est-à-dire qu’il se contente, dans ses projets transactionnels, d’être relié directements à ses seuls principaux centres d’intérêt du moment (et non pas ceux qu’éventuellement, un jour, il pense fréquenter). Ainsi, en considérant un acteur-automobiliste ayant un seul lieu de travail et un seul lieu de domicile, un cercle de parents et d’amis moyennement étendu (pour chacun desquels il peut vouloir rejoindre leur lieu de travail – par exemple, le lieu de scolarisation de ses enfants, le lieu de travail de sa femme102…), un certain nombre de services (médecin de famille, poste, coiffeur…), des points d’achats privilégiés plus d’autres occasionnels, quelques activités sportives, culturelles, associatives (bilbiothèques, cinémas, musées, théâtres, clubs… ), et quelques autres lieux de prédilection et de détente (restaurants, parcs, lieux de culte…), le tout dans le seul cadre de la seconde hypothèse simplificatrice (localisation de ces centres d’intérêt limitée à la ville ou la région de résidence principale), l’ensemble des projets transactionnels dudit automobiliste pourrait vraissemblablement être assimilé à un semis de quelques centaines de points, tous reliés deux à deux par des lignes de désir.
Dans ces conditions, le réseau de projets transactionnels des automobilistes d’une ville (i.e. ayant leur domicile – points de chute « obligé » dans le cadre d’une journée – dans cette ville) serait la superposition de tous ces projets transactionnels individuels ; on l’appellera le RPT-VP de cette ville.
Sans doute, à ce niveau, une première simplification n’empiétant pas trop sur les désirs de chaque automobiliste pris isolément, serait envisageable : elle consisterait simplement à effectuer des regroupements par « paquets ». Par exemple, on peut imaginer que les origines et destinations de l’ensemble des lignes de désir de chaque automobiliste peuvent ne pas être véritablement « ponctuelles » (porte à porte intégral), mais qu’elles sont assimilables à des « zones » d’une certaine importance (l’îlot pourrait constituer la base d’une telle zone) ; il s’agit donc d’une concession supplémentaire de la part de l’usager, qui accepte que seul « son » îlot pris globalement – et non pas son appartement – soit relié à « ses » points potentiels de destination, qui sont également des îlots. Moyennant toutes ces hypothèses simplificatrices, on peut définir le RPT-VP d’une ville comme l’ensemble des lignes de désir journalières « courantes » des automobilistes habitant cette ville. Ces lignes de désir relient par un grand nombre de liaisons directes (sinon deux à deux) l’ensemble103 des îlots de cette ville et de sa région.
Modèle circulatoire fondé sur la notion de point-de-réseau
L’ensemble des réflexions développées dans cette section 2.3. a pour origine un principe de base : le réseau technique (i.e. la voirie comme réseau support, la circulation automobile comme réseau service, la gestion du trafic automobile comme réseau informationnel) ne permettant pas de répondre au réseau des lignes de désir (ni par son tracé, ni par la réglementation et l’aménagement des voies, issus d’un compromis avec d’autres usages), il y a massification des flux liée à des rabattements successifs vers des voies de mieux en mieux adaptées aux déplacements rapides142. Par ailleurs, les voies occupant le niveau le plus bas de cette hiérarchie des rabattements ont un statut particulier, dans la mesure où, du fait de leur mixité d’usages, elles ne sont que très partiellement adaptées au trafic automobile : leur fonction-déplacement se limite donc à permettre aux véhicules d’accéder aux niveaux du réseau viaire qui leurs sont destinés. Sur la base de ces réflexions, nous proposons un schéma théorique de décomposition du réseau de voirie urbaine en axes de rabattement (voies d’échelle supérieure ou égale à 1), délimitant des points-de-réseau, contenant uniquement des éléments de voirie d’échelle 0.
Il est à noter que cette massification des flux est à la fois cause et effet : si une demande forte à se déplacer vite et loin a certainement conduit l’aménageur à privilégier la circulation automobile sur certains axes, c’est aussi du fait d’un aménagement de certaines voies pour l’automobile que cette demande a crû.
Ce « modèle » (le terme est sans doute fort) doit être mis à l’épreuve des faits ; pour cela, des conséquences observables doivent en être tirées, afin de permettre sa confrontation avec un terrain d’analyse concret ; ces conséquences sont au nombre de quatre :
Par définition, les véhicules en mouvement dans un point-de-réseau sont originaires ou destinataires du point de réseau (cela exclut le trafic de transit) ; le trafic sur les voies d’échelle 0 devrait donc être proportionnel à la capacité du point de réseau (nombre de véhicules pouvant y être stockés). Dans des conditions urbaines « normales » (on exclut la présence dans le point de réseau d’un équipement présentant un intérêt à l’échelle de la ville entière, voire de la région), cette capacité est le nombre de véhicules stationnés en bordure des rues,
l’intérieur des îlots, ou dans des parkings ou garages privatifs ou collectifs pour les seuls usagers habituels (i.e. les habitants dans le cas d’un point-de-réseau résidentiel, les employés dans le cas d’un point de réseau générateur d’emplois). La capacité en véhicules par unité de surface d’un tel point-de-résau devrait donc être relativement faible. Par conséquent, le trafic sur les voies d’échelle 0 devrait l’être également. La première conséquence s’énonce donc comme suit : dans le cadre urbain, il doit être possible de délimiter des zones pouvant être considérées comme homogènes par la faible importance du trafic sur l’ensemble des voies qu’elle contient.
Hiatus de flux entre voies-frontières et voies-internes du point-de-réseau
Le modèle proposé est fondé sur la massification par paliers des flux (à l’opposé d’une massification progressive). La deuxième conséquence observable est donc la suivante : il existe un hiatus, en termes de flux automobile entre les voies d’échelle 0 et celles d’échelle supérieure ; en d’autres termes, les zones homogènes précédemment décrites sont délimitées par des éléments de voirie (formant une maille) sur lesquels les flux sont significativement plus importants que sur ceux observés à l’intérieur de la zone.
Le point-de-réseau est de dimensions réduites
Dans le modèle proposé, le point-de-réseau est un embrayeur de mouvement ; les déplacements dont l’origine et la destination se trouvent à l’intérieur d’un même point-de-réseau devraient être marginaux. Cela n’est possible que si les dimensions du point-de-réseau sont suffisamment réduites pour ne pas justifier un usage massif de l’automobile pour des déplacements internes. C’est la troisième conséquence observable du modèle : les zones urbaines d’échelle 0 (points-de-réseau) sont, par leurs dimensions, adaptées à la marche à pied. En d’autres termes, les mailles constituées par les voies d’échelle 1 (ou plus) ne devraient pas avoir de dimension supérieure à quelques centaines de mètres.
Les frontières du point-de-réseau sont peu perméables
Puisque l’automobile est utilisée pour des déplacements d’échelle au moins égale à 1, c’est-à-dire des déplacements nécessitant au moins un rabattement et un éclatement, l’itinéraire minimum pour un déplacement automobile quelconque devrait se composer d’une chaîne de tronçons d’échelle 0, suivie d’une chaîne de tronçons d’échelle 1, suivie d’une chaîne de tronçons d’échelle 0 : tous les véhicules entrant dans le point-de-réseau devraient être en phase terminale de leur déplacement (leur destination finale étant à l’intérieur dudit point-de-réseau), tous les véhicules sortants devraient être en toute première phase du déplacement, donc en train de se rabattre sur le réseau d’échelle 1 ou plus, pour ne quitter ce dernier qu’à l’arrivée aux frontières du point-de-réseau où se trouve la destination. La quatrième conséquence du modèle proposé est donc que la traversée des « axes de rabattement » est un phénomène marginal (inexistant dans le cas idéal). La proportion des véhicules traversant une frontière de point-de-réseau devrait être insignifiante comparativement au nombre de véhicules entrants ou sortants.
Ces quatre proposition (ou « corollaires opératoires ») peuvent être considérées comme des conditions nécessaires (devant être vérifiées sur des cas concrets) pour que le modèle du point-de-réseau adapté au cas des déplacements automobiles urbains soit recevable.
Délimitation spatiale d’un domaine d’application : le tronçon
La notion de délimitation comprend deux volets : la délimitation d’un terrain d’étude pertinent eu égard à la question posée, et la délimitation spatiale de l’entité élémentaire (portion de rue) qui est ensuite décrite par des variables, puis analysée.
Pour le premier volet, on utilise des notions issues de la théorie des réseaux développées au chapitre 2 ; pour le second, il est fait appel essentiellement à des éléments empruntés à certains des modèles de comportement évoqués au chapitre 1.
Délimitation d’un corpus d’analyse pertinent
De prime abord, les éléments de la théorie des réseaux présentés au chapitre précédent peuvent sembler sans rapport avec l’étude de liens entre forme et fonction de voies urbaines. En fait, le chapitre 2 constitue une étape théorique nécessaire à la bonne délimitation d’un objet d’analyse : s’il est clair qu’une autoroute et une venelle d’un centre urbain historique ne sont pas à mettre sur un même plan, n’y-a-t’il pas lieu, au sein d’une même ville, de distinguer plusieurs catégories de voies, régies par des logiques à tel point différentes que toute comparaison entre voies n’appartenant pas à la même catégorie serait d’emblée vouée à l’échec ?
Ce sont ces différences que nous avons tenté d’expliciter à travers l’établissement pas à pas du modèle de point-de-réseau adapté à la voirie urbaine, dont l’intérêt est justement de permettre d’identifier une catégorie spécifique de voies (voies d’échelle 0), pouvant être considérée comme fonctionnellement homogène (du seul point de vue qui nous intéresse dans cette thèse – la circulation automobile), et donc à l’intérieur de laquelle des comparaisons sont possibles.
L’idée de recourir au point-de-réseau tient au fait que par définition, il s’agit d’un concept à cheval entre le réseau et le territoire urbain144. Ce concept semblait adapté à notre question dans la mesure où cette dernière n’est pertinente que dans le cas où les deux logiques, réticulaire et territoriale, s’affrontent : dès que la première prend le dessus (cas de figure d’une infrastructure dont au moins une partie de l’espace qu’elle occupe est conçue spécialement pour la circulation automobile à l’exclusion de tout autre usage), les caractéristiques du flux sont déterminées par la seule demande de déplacement, la capacité du réseau-support et la régulation assurée par le réseau-informationnel (la réglementation, entre autres). Sur ce point, les nombreux modèles de trafic existants (testés avec succès sur un grand nombre de cas réels) sont unanimes : en cas de trafic dense notamment, la vitesse est déterminée de manière presque parfaite par la concentration de véhicules145. Les axes de rabattement (d’échelle 1 ou plus) du modèle établi au chapitre 2 désignent ces voies « extra-territoriales », sur lesquelles les lois régissant l’écoulement du trafic peuvent être considérées, à quelques précautions méthodologiques près, comme connues. Il est clair que sur de telles voies, où la logique du déplacement prime, il serait absurde d’étudier l’interaction (« frottements ») entre des flux automobiles et le territoire traversé, puisque justement tout est fait pour que cette interaction soit inexistante ! Ainsi, à condition que ce modèle puisse être validé, la délimitation spatiale d’un point-de-réseau comme zone ne contenant que des tronçons d’échelle 0 constitue ni plus ni moins une délimitation d’un terrain d’analyse pertinent au regard de notre questionnement : en effet, par nature même de l’objet d’étude (éléments de réseau d’échelle 0), le choix de la vitesse pratiquée par l’automobiliste n’est a priori dicté ni par les interactions entre véhicules (concentrations faibles), ni par des différences liées aux performances mécaniques des véhicules (comme ça peut être le cas sur les autoroutes, où pour des concentrations faibles, la dispersion des vitesses est forte), puisque nous sommes en milieu urbain (niveaux de vitesses peu élevés) ; de ce fait, on peut raisonnablement penser que le comportement de l’automobiliste sera – sinon déterminé – du moins influencé (mais dans quelle mesure ?) par l’environnement visuel de ce dernier.
Pour terminer cette définition d’un domaine d’application pertinent, précisons que pour des raisons d’ordre pratique, nous limitons ce travail aux seules voies d’échelle 0 publiques (rues), bien qu’à l’intérieur d’un point-de-réseau il n’y ait pas de différence qualitative entre un déplacement dans un parking souterrain (ou à l’intérieur d’un ilôt, ou encore sur une voie privée) et un déplacement dans une rue (dans les deux cas, il s’agit du même déplacement d’échelle 0, dont une extrémité est la place de parking et l’autre un axe de rabattement) ; seulement, pour le premier cas, nous risquons de ne trouver aucune donnée sur la vitesse des véhicules, élément indispensable pour caractériser « fonctionnellement » le tronçon.
Délimitation spatiale de l’unité élémentaire d’analyse
Notre travail interroge la vitesse de transmission des flux automobiles sur la voirie urbaine d’échelle 0 ; les modèles de comportement du conducteur (cf. chapitre 1) étant pour la plupart bâtis autour de la notion de vitesse, ils nous fournissent un cadre d’analyse ad hoc.
Cependant, un travail de délimitation précise de l’unité d’analyse pertinente que nous appellons tronçon constitue un préalable indispensable à l’application d’un modèle tel que celui de Gibson et Crooks.
En lecture planaire (vue en plan), la notion de délimitation peut être décomposée en « délimitation latérale » et en « délimitation longitudinale »146 ; précisons cela.
Délimitation latérale : le « tuyau territorialisé »
Notre travail porte sur la voirie d’échelle 0, constituant une catégorie à part, fortement territorialisée (par opposition aux voies d’échelles supérieures, totalement ou partiellement extraterritoriales) : bien que l’on s’intéresse avant tout à l’aspect circulatoire de la voirie et donc à l’espace utilisable par les automobiles – point de vue qui nous amène, assez paradoxalement, à considérer un élément de voie d’échelle 0 comme un « tuyau » -, il est clair que ce dernier ne peut être réduit à la seule chaussée. Une rue, c’est un élément de réseau, mais c’est aussi un espace urbain ; comme au sein d’un point-de-réseau (tel que défini précédemment), la logique circulatoire est censée ne pas être prépondérante, la limite147 entre espace urbain et espace de la voirie est floue, et parler de morphologie du réseau (ou plutôt d’éléments de réseau) n’a de sens qu’en parlant aussi de morphologie de l’espace urbain.
Des présupposés pas forcément consensuels
Outre le fait d’être très fortement teinté de positivisme, notre travail s’appuie sur une psychologie du comportement qui est loin de faire l’unanimité. Remarquons cependant qu’il ne s’agit pas d’adopter sans esprit critique une théorie « behavioriste » existante et de l’appliquer sans discernement.
Notre propos est que le champ de vision d’un conducteur se présente à ce dernier comme une scène visuelle, émettrice d’informations ; ces informations passent par le filtre de la « perception » (vision, influx nerveux) pour arriver au cerveau sous forme d’information pure, où elle est traitée ; ce terme est important : il signifie en particulier que le conducteur ne règle pas son comportement sur sa perception de l’environnement de manière déterministe, mais sur l’interprétation qu’il en fait, processus mettant en jeu notamment ses connaissances et son expérience préalables. Nous rejoignons sur ce point Claude Bonnet (co-auteur du Traité de la Psychologie cognitive)192 pour qui la perception est un processus de traitement de l’information sensorielle en trois étapes :
-la première met en jeu des mécanismes fonction du stimulus et des informations que ce dernier véhicule, mais également des caractéristiques du système sensoriel ;
-la seconde est une structuration de l’information par regroupement en « unités plus globales » ;
-la troisième étape, cognitive, consiste à identifier objets ou évènements perçus et structurés au cours des deux étapes précédentes.
Nous pensons cependant que certaines tâches suffisamment « rôdées » peuvent être analysées comme des automatismes (ce qui ne signifie pas qu’elles le soient ; c’est le fameux « tout se passe comme si… » ; notre modèle est donc bien plus un modèle descriptif qu’un modèle explicatif193), du type action/réaction… tout au moins en première approximation : dans notre modèle – par nature réductionniste d’une réalité complexe – on présuppose que les réactions à certaines actions sont suffisamment invariantes et suffisamment importantes pour être mesurables, et que parmi ces actions, l’information émise par la forme n’est pas négligeable.
De nombreuses hypothèses simplificatrices
Ces quelques précisions étant apportées, il est un autre point sur lequel nous aimerions insister. A la lecture du chapitre 3, il apparaît que la pertinence du modèle proposé est fortement limitée par un ensemble d’hypothèses simplificatrices, constituant autant de postulats. Quid, dans ces conditions, de la validité des résultats ?
C’est là une question cruciale : en fait, nous ne pouvons qu’espérer que le reflet de la réalité que peut donner notre modèle n’est pas trop déformé ; mais il le sera de toutes façons, par définition même d’un modèle, dont l’objet n’est pas de reproduire la réalité (ce ne serait plus un modèle, mais une réplique, une copie), mais de trouver et d’articuler entre eux des indices qui schématisent cette dernière de la manière la moins mauvaise possible compte tenu du niveau de détail adopté (dicté notamment par des critères de faisabilité). Ces indices (nos variables) sont issus d’un choix ; nous l’avons déjà dit, tout choix comporte une part d’arbitraire : bien que nous ayons disposé d’une « boîte à concepts » de premier ordre (le modèle de Gibson et Crooks ainsi que les résultats de recherches empiriques sur le comportement du conducteur), ce qui nous permet d’affirmer que nous n’avons vraisemblablement oublié aucun aspect essentiel de description du tronçon, l’arbitraire se situe au niveau de la déclinaison des concepts retenus en variables : le fait d’en avoir choisi certaines plutôt que d’autres résulte d’un mélange de deux facteurs :
-l’intuition, conditionnée par une expérience personnelle de la tâche de conduite, ce qui peut être gênant du fait de ma (dé-)formation d’architecte ;
-la prise en considération des aspects pratiques de ce type de recherche, notamment sa faisabilité. Il était ainsi hors de question de décrire chaque tronçon par plusieurs centaines (et, pourquoi pas, plusieurs milliers) de variables, en intégrant des caractéristiques morphologiques très fines : modénature et couleur des façades, styles architecturaux, précision de la nature des commerces liés aux vitrines ainsi que celle des « items spéciaux », finesse bien plus grande des aspects volumétriques des immeubles bordant le tronçon, et ainsi de suite…
Si nous sommes restés à un niveau de détail plus restreint (ce qui est valable aussi bien pour le « fonctionnel » que pour le « morphologique »), c’est que cela semblait suffisant dans le cadre d’une recherche qui se veut avant tout exploratoire. Une telle démarche s’imposait d’ailleurs dans un domaine où il n’existe pas à proprement parler de théorie unifiée et où le recours à l’expérimentation est de ce fait de mise : il s’agit de « se lancer »… avec le risque de ne pas obtenir de résultats, ou d’en obtenir qui soient par trop tributaire des hypothèses simplificatrices et des spécificités du type de terrain d’étude qui en découle. Mais c’est un risque que nous avons accepté de courir.
Une approche multicritère dans un cadre urbain
Enfin, toujours dans le cadre de cette discussion sur la pertinence du modèle et le choix des variables retenues, on pourrait s’étonner d’en trouver, parmi ces dernières, qui ont déjà été testées sur d’autres terrains d’étude ; pour ne donner qu’un exemple, nous pouvons citer le travail de J.M. Gambard et G. Louah (du SETRA), qui, s’intéressant à l’influence sur la vitesse de différents éléments de la géométrie de la route en rase campagne, a démontré le rôle prépondérant du rayon de courbure et de la pente196. De même, au moment de bâtir certaines de nos hypothèses simplificatrices, nous nous sommes fondés sur des résultats existants. Cette volonté de tester ce qui semble être des acquis tient essentiellement à deux raisons :
La première, nous y avons déjà fait allusion plus haut : il nous semble en effet nécessaire de tester le comportement non pas comme une réaction simple à un stimulus isolé, mais comme une « interaction entre la totalité des éléments qui constituent un organisme – un individu, un automobiliste, un piéton […] – et la totalité des éléments qui constituent son environnement »197, donc d’une manière « systémique » en prenant en compte (mais de manière simplifiée) la totalité des éléments de l’environnement en même temps.
La spécificité d’un cadre urbain complexe est sans doute suffisante pour justifier la nécessité de vérifier des résultats obtenus en rase campagne ou dans des cas « simples » (grande rue traversant une petite agglomération). Cette spécificité a été mise en évidence par Gabriel Moser qui montre, par un examen des conditions de vie urbaines, que ce type d’environnement peut réellement être considéré comme particulier, méritant d’être traité comme un cas à part entière198. Ne peut on penser, dans ces conditions, que le comportement du conducteur puisse être complètement différent dans un tel cadre ?
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE 1 – CONDUIRE DANS UN POINT-DE-RESEAU
Chapitre 1 – Modèles du comportement du conducteur
1.1.- Une multitude de modèles
1.2.- Des problèmes d’ordre théorique manifestes
1.3.- Quelques constantes : prémisses d’un cadre théorique global ?
1.4.- Les apports pratiques
Chapitre 2 – Voirie urbaine et point-de-réseau
2.1.- Eléments de la théorie des réseaux
2.2.- Les voies urbaines comme réseau technique
2.3.- Le point-de-réseau : une notion adaptée à la voirie urbaine ?
Chapitre 3.- Un modèle d’analyse du point-de-réseau
3.1.- Délimitation spatiale d’un domaine d’application : le tronçon
3.2.- Forme et fonction du tronçon – hypothèse fondamentale
3.3.- Le tronçon comme vecteur de flux : description fonctionnelle
3.4.- Le tronçon comme espace : description morphologique
3.5.- Bilan : modèle de fonctionnement du point-de-réseau
PARTIE 2 – TERRAIN ET METHODE D’ANALYSE
Chapitre 4. – Données de trafic urbain : une denrée rare
4.1.- Les techniques de recueil de variables de trafic
4.2.- Où trouver les données ? Des débuts difficiles
4.3.- La photographie aérienne : une solution lourde
Chapitre 5 – Le terrain d’étude : choix et modélisation
5.1.- Choix du terrain
5.2.- Modélisation du terrain
5.3.- Caractériser les tronçons : calcul des variables
5.4.- Base de données et validation des choix préliminaires
Chapitre 6.- L’analyse multidimensionnelle
6.1.- L’analyse multidimensionnelle des données
6.2.- L’analyse des correspondances multiples
6.3.- Formalisation des données : le codage
PARTIE 3 – A LA RECHERCHE DE RESULTATS
Chapitre 7 – Homogénéiser l’échantillon
7.1.- Des axes de rabattement parmi les tronçons d’échelle 0 ?
7.2.- Les tronçons d’échelle 0 : un corpus homogène ?
7.3.- Un premier bilan positif
Chapitre 8 – Variables explicatives de la vitesse pratiquée
8.1.- Épuration de l’échantillon pour une meilleure lisibilité
8.2.- Principes généraux de la démarche
8.3.- Variables explicatives
Chapitre 9 – Synthèse : rôle de la morphologie
9.1.- Influence « structurelle » et de codage
9.2.- Influence des variables de contrôle
9.3.- Influence de la morphologie
9.4.- Les variables mixtes
9.5.- Variables de « faible poids » : absences d’influence surprenantes
9.6.- Bilan : une interdépendance forme-fonction manifeste
CONCLUSION GÉNÉRALE
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
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