La culture occidentale en héritage
L’impérialisme britannique a laissé des traces dans les esprits comme dans les mœurs. The Inheritance of Lossdécrit un monde qui se détache difficilement de l’héritage culturel importé par la colonisation – malgré les positions ambivalentes qu’il suscite. Le chapitre 25 relate la célébration de la fête de Noël dans le cottage de Lola et Noni, appelé « Mon Ami ». Il y règne une atmosphère de bien-être, d’ivresse et de chaleur humaine qui contraste avec l’air glacial de l’extérieur. La fête s’accompagne du traditionnel pudding, de chants et d’éléments de décoration importés tout droit d’Angleterre. Non seulement les personnages s’intègrent aisément à ce décor mais ils se l’approprient. Lola parvient à créer une atmosphère de convivialité et de compréhension mutuelle – là où elle avait échoué en Angleterre : « “What’s for PUDS?” Lola, when she said this in England, had been unsettled to find that the English didn’t understand . . . […] But here they comprehended perfectly, and Kesang lugged out a weighty pudding that unitedvia brandy its fraternity of fruit and nut […] » (TIL 152). L’impression donnée est celle d’une mise en scène de Noël dans laquelle les personnages sont des comédiens voulantcroire à l’illusion de leur art – l’idée d’une culture occidentale « contrefaçonnée » circule d’ailleurs dans le roman. Elle est pointée du doigt par Gyan – alors littéralement absorbé par le mouvement Gorkha – et tournée en ridicule : « How glad he would be if he could […] leave that fussy pair, Sai and her grandfather with the fake English accent and the face powdered pink and white over dark brown. Everyone in the canteen laughed as he mimicked the accent » (176). En réalité, cette dénonciation du « faux » cache un grand malaise culturel qui trouve ses racines dans le passé colonial ; imiter les manières du colonisateur, c’est se vouloir supérieur à ses semblables. Le roman pose ici la question de l’authenticité, à savoir si les personnages occidentalisés sont dans l’espace de l’imitation ou celui de la création. La célébration de Noël est d’ailleurs vue par Gyan comme un symbole d’aliénation à l’Occident et comme un frein à la prospérité et au développement des traditions nationales : « “You are like slaves, that’s what you are, running after the West, embarassing yourself. It’s because of people like you we never get anywhere” » (163). Cependant pour Sai, Noël est ancré au même titre que d’autres fêtes dans la tradition indienne– cela apporte d’ailleurs l’une des réponses du roman : absorber une culture, c’est pouvoir la transformer. Finalement dans le chapitre, la fête de Noël n’est ni Indienne, ni Britannique : elle est les deux à la fois, voire un symbole de multiculturalisme. Contrairement à Sai qui navigue modérément entre deux cultures, Lola et Noni sont littéralement obsédées par l’Angleterre : « The sisters greatly admire the British and adopt as many English customs as possible » (Nelson 2008, 70). Les deux sœurs créent en effet une sorte de microcosme dans lequel elles s’offrent par l’intermédiaire d’objets symboliques (et pratiques), la possibilité de vivre « à l’anglaise » : « Their washing line sagged under a load of Marks and Spencer Panties […] There was […] a jam jar on the sideboard, saved for its prettiness. “By appointment to Her Majesty the queen jam and marmalade manufacturers,” it read in gold […] » (TIL 44).
La culture coloniale poussée cette fois à son extrême est illustrée dans le couvent où Sai passe les premières années de sa vie. Le couvent abrite une morale extrêmement rigide où l’idée même de culture indienne est étouffée et écrasée. Lorsqu’elle quitte cet endroit aseptisé, Sai se détache définitivement desleçons que l’on a voulu lui inculquer – et auxquelles elle a brillamment résisté : « Cake was better than ladoos , fork spoon knife better than hands, sipping the blood of Christ and consuming a wafer of his body was more civilized than garlanding a phallic symbol with marigolds. English was better than Hindi » (30). Les principes enseignés par le couvent révèlent que les cultures ne se valent pas, sur une base de comparatifs d’infériorité et de supériorité. D’ailleurs, l’emploi en italique du mot ladoos insiste sur le caractère étranger de l’objet – ce qui est paradoxale contenu du fait que la culture indienne est antérieure à la culture britannique en Inde – et laisse entrevoir une volonté de se détacher de toute forme d’indianité. En outre, une vision manichéenne des cultures se dessinent en creux : l’adjectif de comparaison « better » porte également en lui la dialectique du bien et du mal. Le couvent cache, malgré la décolonisation, les vestiges (bien conservés) d’unemission civilisatrice digne du temps des colonies.
Ainsi, The Inheritance of Losspose la délicate question du choix de la culture – Sai, pour sa part, choisit d’assumer une double culture. Cependant, la question de l’héritage de chacune des cultures est posée. Peu avant de découvrir The Indian Gentleman’s Guide to Etiquette à la bibliothèque du club Gymkhana, Sai pense à tout ce qu’elle a découvert en lisant My Vanishing Tribe : « Browsing the shelves, Sai had not only located herself but read My Vanishing Tribe , revealing to her that she meanwhile knew nothing of the people who had belonged here first » (199). Cette quête des ancêtres est néanmoins suivie par l’acceptation de sa culture occidentale : « There was also James Herriot that funny vet, Gerald Durrell […] » (199). Sai n’a donc a priori pas de préférences pour l’une des deux cultures, mais elle s’avère plus à l’aise avec la culture dans laquelle elle a été éduquée.
D’ailleurs, l’éducation a un fort impact sur les préférences culturelles des personnages ; Uncle Potty, élevé en Angleterre, est un amateur debande dessinées européennes : « He was an appreciative consumer of Asterix , Tin Tin , and also Believe It or Not in the loo, didn’t consider himself above such literature though he had studied languages at Oxford » (197). Joydeep, le défunt mari de Lola dont l’existence n’est évoquée qu’une seule fois dans le roman, a vécu une vie de romance dans l’absorption totale des cultures européennes : « […] with his Wellington boots, binoculars, bird-watching book ; with his Yeats, his Rilke (in german), his Mandelstam (in russian) ; […] Joydeep with his oldfashioned gentleman’s charm » (245). Ce personnage – symbole d’une époque coloniale prospère – incarne à lui seul le cliché du parfait gentleman. Il semblerait que la culture indienne trouve malgré tout sa place dans un monde marqué pendant plusieurs siècles par l’hégémonie européenne – c’est du moins ce qu’affirme Lola : « “chicken tikka masala has replaced fish and chips as the number one take-out dinner in Britain. It was just reported in the Indian Express” » (46). La culture indienne estapparemment, elle aussi, un héritage qui franchit les frontières. Cependant pour le personnage et sa sœur, les bienfaits de la mondialisation ne compensent pas la perte de l’empire britannique.
Nostalgie de l’empire britannique
L’enthousiasme démesuré que portent Lola et Noni àla culture anglaise n’a d’égal que leur sentiment de nostalgie pour l’empire britannique. Cet attachement au passé est remis en question par le roman. La nostalgie des deux sœurs se manifeste particulièrement à la bibliothèque du club Gymkhana au chapitre 31, lorsqu’elles comparent les sensations que leur procure les romans de littérature anglaise à celles qu’elles éprouvaient dans les salles de cinéma de leur jeunesse : « Reading them you felt as if you were watching those movies in the air-conditioned British council in Calcutta where Lola and Noni had often been taken as girls, […] the door of the manor opening and a butler coming out with an umbrella, for, of course, it was always raining » (199). La scène « typique » dont discutent les sœurs appartient à une catégorie de films « bourgeois » véhiculant une image idéalisée de l’Angleterre – le passé qu’elles évoquent est rassurant car chaque élément y est à sa place. Cette vision édulcorée de l’ère coloniale ne concerne pourtant que la culture britannique ; les personnages font preuve d’une sévère mise à distance quand il s’agit de la culture indienne revisitée par les Anglais : « Lola, Noni, Sai and Father Booty were unanimous in the opinion that they didn’t like English writers writing about India ; it turned the stomach ; delirium and fever somehow went with temples and snakes and perverse romance, spilled blood, and miscarriage ; it didn’tcorrespond to the truth » (198). Tandis que la délicatesse des mœurs britanniques est mise à l’honneur d’un côté, l’empire véhicule l’image d’une Inde sauvage, barbare – une réalité brutale – de l’autre. La nostalgie des deux sœurs n’est pas tout à fait dénuée de sens critique; en ce sens, elle rejoint la théorie de Léo Spitzer expliquée par Vijay Agnew dans Diaspora, Memory and Identity: « Spitzer argues that although nostalgic memory may be viewed as the selective emphasis on what was positive in the past, it is not antithetical to a critical awareness of the negative aspects of one’s past » (Agnew 2005, 64). Et en effet, les personnages critiquent la représentation fantaisiste – sans doute orientaliste – que les écrivains anglais ont donné à voir de l’Inde.
La nostalgie qu’éprouvent les deux sœurs est donc sélective, mais elle donne tout de même à penser que la culture occidentale passée a produit les meilleures choses : « Kiri te Kanawa on the cassette player, her voice soaring from valley level to hover around the five peaks of Kanchenjunga. / Lola : “But give me Maria Callas any day. Nothing like the old lot. Caruso over Pavarotti” » (196). Cette vision biaisée de la réalité cache sans doute un esprit rétrograde. Le critique Raymond Williams voit dans la nostalgie une forme d’aveuglement et d’entrave : « […] an “opiate” thatpermits individuals to avoid a rational, critical examination of and engagement with the present. As a result […] nostalgia impedes social change and progress » (Agnew 2005, 63). L’ironie, c’est que Lola critique l’écrivain V.S Naipaul pour les raisons évoquées ci-dessus : « “I think he’s strange. Stuck in the past….Hehas not progressed. Colonial neurosis, he’s never freed himself from it. Quite a different thing now” » (TIL 46). Si les sœurs sont en effet persuadées que le monde est en train de muter – de s’ouvrir à la culture indienne – elles n’en restent pas moins attachées à leur précieuse culture anglo-saxonne. La nostalgie de Lola et Noni doit peut-être nous faire sourire, si ce n’est réfléchir – c’est du moins ce que semble insinuer le critique B.K Sharma dans son article Kiran Desai’s Exploration of Multiculturalism : « Despite its sombre tone, the novel does provide for some comic relief with characters such as Lola and Noni, the pathetic and delusional remnants of the British Raj » (Sharma 2010, 21).
Selon la théorie de Raymond Williams, les sentiments que nourrit le cuisinier vis à-vis de l’empire ne sont pas signes de progrès social : « The cook had been disappointed to be working for Jemubhai. A severe comedown, he thought, from his father, who had served white men only. The ICS was becoming Indianized andthey didn’t like it, some of the old servants, but what could you do? » (TIL 63). Dans ce passage, la déception du cuisinier révèle une pointe de nostalgie vis à vis de l’époque impériale. Les changements apportés par la décolonisation sont perçus de manière négative – son travail de domestique a été déclassé. En outre, puisque son identité est réduite à sa fonction, ce dernier a perdu une part de lui avec la fin de l’empire. Le cuisinier, dont on connaît le nom seulement au dernier chapitre – Pannal Lal – est un personnage qui appartient à une époque censée être révolue. Il est plus exactement à lui tout seul un vestige du passé colonial, qui plus est au service du juge, lui-même ancré dans un système de pensée ancien.
The Inheritance of Losstend à montrer que la nostalgie de l’empire britannique a quelque chose d’inéluctable. En effet, il subsiste un décalage entre les changements géopolitiques et l’évolution des mœurs car, le roman le rappelle, les êtres sont avant tout les produits de leur culture et de leur passé. Comme ledécouvre Sai à la bibliothèque du club Gymkhana : « The repetition had willed her, anticipated her, cursed her, and certain moves made long ago had produced all of them » (TIL 199).Dans le roman, aucun personnage n’échappe aux stigmates de l’empire coloniale.
Une nécessaire virilité
La masculinité, mais surtout la virilité, sont des enjeux de taille dans The Inheritance of Loss. Le premier enjeu consiste à rejeter ce qui s’apparente à de la féminité.
D’après Ashis Nandy dans L’ennemi Intime : Perte et Retour à Soi sous le Colonialisme, la féminité a été dévaluée par l’impérialisme britannique : « Depuis le XVIIe siècle environ, les aspects hypervirils et sursocialisés de la personnalité européenne avaient graduellement supplanté les traits culturels désormais assimilés à la féminité, à l’enfance, et ultérieurement, au « primitivisme » (Nandy 2007, 80).
Lorsqu’il revient en Inde après l’obtention de son diplôme universitaire à Cambridge, le juge désire être reconnu en tant que gentleman. Fier et confiant dans ses raffinements, le jeune homme est le produit d’une éducation occidentale et coloniale.
Cependant, il se voit humilié par sa famille alors qu’il cherche en vain la houppette manquante dans ses effets personnels. Obligé d’expliquer l’usage qu’il fait de cet instrument sur sa peau, Jemubhai doit se confronter à l’incompréhension et au fossé culturel qui le séparent de ses pairs : « “But what is missing?”/ “My puff.” / “What is that?” / He tried to explain. / “But what on earth is it for, baba?” […]/ “Pink and white what? That you put on your skin? Why?” » (TIL 167). Au lieu d’être pris au sérieux, Jemu déclenche l’hilarité, tandis que sa virilité est remise en question : « “Ha ha,” laughed a sister […] “we sent you abroad to become a gentleman, and instead you have become a lady!” » (167). Humilié, déçu et en colère, cet incident bouleverse ses ambitions ainsi que les nouveaux remparts qu’il a soigneusement érigés pour édifier son identité de gentleman. L’identité sexuelle de Jemu est remise en question et pour échapper à la confusion, le futur juge a besoin de faire justice. Lorsqu’il découvre que l’auteur du vol n’est autre que sa jeune épouse Nimi, Jemu laisse éclater toute sa colère et sa violence. Pour réaffirmer sa virilité perdue, Jemu fait subir à son épouse des violences sexuelles – sous le regard de sa famille. La colère dont il fait preuve lui permet de camoufler son jeu de débutant : « Jemubhai was glad he could disguise his inexpertness, his crudity, with hatred and fury―this was a trick that would serve him well throughout his life in a variety of areas―[…] » (169). Cependant, si Jemu sauve les apparences et l’honneur familial, le narrateur entreprend de désacraliser la soi- disant virilité du jeune homme : « Ghoulishly sugared in sweet candy pigment, he clamped down on her, tussled her to the floor, and as more of that perfect rose complexion, […] he stuffed his way ungracefully to her » (169). La description du jeune homme par le biais unique de ses apparats féminins contrebalance son «exploit ». Bien que les choses du sexe, – qui pour lui sont sales, bestiales et contraires à ses idéaux – provoquent en lui une répulsion – « it turned his civilized stomatch » (170) – le juge s’y accoutume tout comme il s’accoutume à maltraiter Nimi, par simple revanche sur la vie : « He would teach her the same lessons of loneliness and shame he had learnedhimself » (170). Non seulement Nimi devient le souffre-douleur du juge, mais elle devient la garantie de sa virilité. A cet égard, le texte déshumanise le juge au plus haut point : « She grew accustomed to his detached expression as he pushed into her, that gaze off into middle distance, entirely involved with itself, the same blank look of a dog, or monkey humping in the bazaar […] » (170). Jemubhai réaffirme son identité sexuelle par le biais d’un tempérament très violent – une violence qui va constituer peu à peu sa carapace.
La masculinité est un rempart qui permet à Gyan d’affirmer son identité d’homme adulte et d’échapper aux contradictions qui l’entourent. Il trouve refuge en s’engageant dans le mouvement Gorkha, comme l’indique Spielman : « Protesting the treatment of Gorkhas by Bengalis allows him to feel a sense of belongingand solidity » (Spielman, 2010, 83).
Lorsqu’il voit le mouvement pour la première fois, Gyan est au marché, en train d’acheter du riz. En apparence très triviale, cette action, très concrête, se mêle à la réalité politique : « It was after new year when Gyan happened to be buying rice in the market that he heard people shouting as his rice was being weighed » (TIL 156). Jusqu’ici, son histoire d’amour avec Sai l’avait coupé, protégé du monde, comme indiqué au chapitre précédent : « Gyan and Sai’s romance was flourishing and the political trouble continued to remain in the background for them » (140). Ce qui se produit au marché réveille Gyan d’une sorte de torpeur. Si ce chapitre révèle le basculement du jeune homme vers une sombre réalité, une part de Gyan est sceptique sur l’authenticité du mouvement : « Once they shouted, marched, was the feeling authentic?[…] The patriotism wasfalse, he suddenly felt as he marched; it was surely just frustration—[…] But the men were shouting, and he saw from their faces that they didn’t have his cynism. They meant what they were saying; they felt a lack of justice » (157). Le raisonnement de Gyan suit une logique antithétique dont le basculement réside dans la proposition : « But the men were shouting ». A cet instant, Gyan bascule à la fois dans l’espace de l’affectif et dans un espace sonore où les déchaînements annulent toute possibilité de réflexion. Pourtant, ces doutes persistent et son désir d’intégration au groupe n’a pas la marque d’authenticité qu’il cherche tant, comme l’explique Spielman : « He demonstrates his ambivalence by going along with the movement without suppressing his doubts » (Spielman 2010, 84). Pour être intégré dans l’environnement hyper-viril des Gorkhas, Gyan doit refouler, rejeter ses comportements soi-disant efféminés ainsi que la figure féminine centrale de son entourage: Sai : « It was a masculine atmosphere and Gyan felt a moment of shame remembering his tea parties with Sai on the veranda, the cheese toast, queen cakes from the baker […]. It suddenly seemed against the requirements of his adulthood. He voiced an adamant opinion that the Gorkha movement take the harshest route possible » (161). Malgré son ambivalence et la réalité de ses sentiments pour Sai, Gyan s’accroche, entre autre, à l’idée selon laquelle un homme ne peut être que masculin.
La dureté qu’il prône met en valeur sa nouvelle identité. En outre, Gyan tente de construire son identité autour de deux données principales : sa virilité et son ascendance népalaise. La compagnie de Sai ne représente pas seulement des accointances avec une quelconque sphère féminine ; comme nous l’avons vu, Sai assumeune double culture, et les activités qu’elle partage avec Gyan sont importées d’Occident. En s’ouvrant à la culture de Sai, Gyan s’est ouvert à des contradictions qu’il n’est finalement pas prêt à assumer : « Sai was […] a reflection of all the contradictions around her, a mirror that showed him himself far too clearly for comfort » (262). En rejetant Sai, Gyan rejette l’image confuse mais réelle que lui renvoie la jeune fille de sa propre identité.
Quant à son désir de virilité, le jeune homme ne veut pas tant être l’incarnation du valeureux guerrier que trouver des repères pour pouvoir grandir : « What Gyan really wants is not to be a warrior, but simply to believein something, to have solid knowledge and thereby to understand himself » (Spielman 2010,84). Gyan est en quête d’un modèle et d’une identité au sein des Gorkhas – chose qu’il n’est apparemment pas en mesure d’obtenir dans son entourage proche. En effet, lorsqu’il raconte l’histoire de sa famille à Sai, l’évocation du père est soigneusement passée sous silence, que ce soit par Sai, Gyan, ou tout simplement le narrateur : « Then the story stopped. “What about your father?” What is he like?” Sai asked, but she didn’t press him. After all, she knew about stories having to stop » (TIL 143). Au fil du temps, Gyan prend conscience du sens de son engagement au sein des Gorkhas et s’en effraie. Il traverse une crise des valeurs dont l’issue lui parait insurmontable car là où il aurait voulu être un enfant, Gyan a toujours été considéré comme un homme : « He was angry that his family hadn’t thought to ban him, keep him home. He hated his tragic father, his mother who looked to him for direction, had always looked to him for direction, even when he was a little boy, simply for being a male » (260). La confusion des rôles ajoutée à celles des valeurs n’aide en rien le jeune Gyan à trouver le sens de sa vie : « But then, how could you have anyself-respect knowing that you didn’t believe in anything exactly? […] How did you createa life of meaning and pride? » (260).
Gyan se raccroche à un absolu – il veut être un homme fort, authentique – pour trouver des réponses à ses questions existentielles. Quant au juge, il trouve sa masculinité dans la pratique de la violence. Enfin, à l’image de Gyan, Biju trouve une ligne de conduite dans des principes de pureté et d’authenticité. Un désir de solidité traverse le roman pour pallier une réalité des plus inconsistantes.
Un monde inconsistant
Une grande vulnérabilité
Sans réelle maison à lui, Biju déambule dans la ville de New York. Cette absence d’ancrage en tant que réalité physique est notamment la conséquence de sa condition d’immigré illégal exploité, occupant entre autre lesous-sol du restaurant de Harish-Harry.
Les conditions de vie du jeune homme sont déplorables et Kiran Desai profite du nomadisme de Biju pour dénoncer une réalité qui se cache aussi bien que les immigrés illégaux : « At the Gandhi Café, amid oversized pots and sawduty sacks of masala, he set his new existence. The men washed their faces and rinsed their mouths over the kitchen sink […]. At night they unrolled their bedding wherever there was room » (TIL 147). La maison, dans le sens strictement matériel, semble hors de la portée de Biju. Ce qu’il récupère de son sous-sol à Harlem pour s’installer au restaurant révèle son immense dénuement : « He had one bag with him and his mastress—a rectangle of foam with egg crate marking rolled into a bundle and tied with string » (146). De plus, il faut noter que le jeune homme reste très peu de temps dans les restaurants où il travaille ; licenciement ou démission, le nom de nombreux restaurants New Yorkais défile : « Biju at the Baby Bistro […] / Biju at Le Colonial for the authentic colonial experience […] / On to the Stars and Stripes Diner […] » (TIL 21). Biju n’a donc à proprement parler pas d’ancrage. A la fois éloigné de sa patrie et confronté à un système culturel qu’il ne reconnaît pas et auquel il ne s’identifie pas, Biju, à l’image de Jemubhai en Angleterre, est déplacé. En ce sens, Biju est un être « diasporique » , comme l’explique Jayaraman : « The condition of diaspora is born out of a twin process ; it originates at the momentof displacement from familiar systems of knowledge, and develops into a lived phenomenon when other spaces emerge in a transnational sphere of communication » (Jayaraman 2011, 55).
Cependant, contrairement à ce dont on pourrait s’attendre, Biju ne semble pas remédier à son sentiment de déplacement : « The diasporic is actually born when his (her) sense of displacement triggers the desire to settle in the new spaces of domicile » (Jayaraman 2011, 55). L’absence d’ancrage physique révèle que Biju échoue à construire un « chez soi » aux États-Unis et par conséquent, àpallier son sentiment de déplacement.
En outre, le concept de maison est censé se trouverdans « un ailleurs », selon Avtar Brah : « Where is home? On the one hand, “home” is a mythic place of desire in the diasporic imagination. In this sense it is a place of no return, even it is possible to visit the geographical territory that is seen as the place of“origin”. On the other hand, home is also the lived experience of a locality. Its sounds and smells, its heat and dust, balmy summer evenings […] » (Brah 1996, 192). La nostalgie de Biju pour l’Inde est palpable à quelques rares moments, comme lors de cette évocation sensuelle au chapitre 17 : « Lying on his basement shelf that night, he thought of his village where he had lived with his grandmother […] The village was buried in silver grasses that were taller than a man and made a sound, shuu shuuuu, shu shuuuu, as the wind turned them this way and that » (TIL 102). En replongeant dans ses souvenirs, Biju retrouve ses perceptions d’enfant ; la couleur, la hauteur et le bruit reflètent une approche sensible et enfantine du monde tandis qu’au chapitre 14, une scène des plus pathétiques (reflet d’une sombre réalité) lui rappelle sa tendresse pour l’Inde : « A homeless chicken also lived in the park. Every now and then Biju saw it scratching in a homey manner in the dirt and felt a pang for village life » (81).
Ainsi, Biju « réinvente » timidement son Inde tandis que d’autres immigrés investissent une grande énergie dans la « réinvention » : « Susheila Nasta points out that for the diasporic, “a desire to reinvent and rewrite home” is as strong “as the desire to come to terms with an exile from it” » (Jayaraman 2011, 55). Dans le roman, Biju demeure malgré les années en perpétuelle situation d’exil, et le désir de mettre fin à cet exil ne porte qu’un nom : la fuite. Contrairement au juge qui s’est construit une forteresse, Biju ne trouve d’échappatoire que dans le désir non assumé de rentrer. Son absence d’ancrage l’affaiblit petit à petit jusqu’à annihiler toute possibilité d’accomplissement : « In a space that should have included family, friends, he was the only one displacing the air » (TIL 268).
Prisonnier d’un espace entre-deux, Biju est un personnage vulnérable, figé par ses principes, évoluant dans un environnement qui menace la stabilité de son identité et de ses acquis sans maison physique ou imaginaire, et au milieu d’une communauté indienne disparate.
La vulnérabilité des personnages et de leur environnement se manifestent également au travers de très nombreuses métaphores.Ceux qui cherchent la solidité sont souvent pris au piège par une réalité fluide et instable. Le sentiment amoureux, par exemple, tient une place toute particulière dans The Inheritance of Loss. Gyan et Sai, au paroxisme de leur relation, se décomposent pour ne plus faire qu’un être : « Gyan and Sai would have melted into each other like pats of butter—how difficult it was to cool and compose themselves back into their individual beings » (TIL 129). Seulement, Gyan, s’éloignant de ses premières effusions pour rejoindre les rebelles, prend soudain conscience du caractère instable de l’amour, comme si ses sentiments soigneusement refoulés allaient refaire surface de manière inéluctable : « But so fluid a thing was love. It wasn’t firm, he was learning, it wasn’t a scripture » (177). Insaisissable, le sentiment amoureux effraie Gyan car il ôte tout moyen de contrôle – et de clarté de principe. Amère d’avoir été abandonnée par Gyan, Sai idéalise pour sa part la prise de risque qui a accompagné la mise à nu de leurs sentiments : « They had touched each other as if they might break, and Sai couldn’t forget that » (249). Dans cette rencontre des corps, les carapaces ont été détruites pour laisser place à une très grande vulnérabilité.En outre, lorsque Jemubhai se confronte à sa jeune épouse à son retour d’Angleterre, il tente de supprimer ce qui l’a rendu vulnérable dans le passé : « He did not like his wife’s face, searched for his hatred, found beauty, dismissed it. Once it had been terrifying beckoning thing that had made his heart turned to water, but now it seemed beside the point. An Indian girl could never be as beautiful as an English one » (168). Le jeune homme, autrefois sensible à la beauté de sa jeune épouse, rendu malléable par ses premiers émois amoureux, s’est finalement endurci au point de ne plus jamais laisser entrer la jeune femme dans sa forteresse intérieure. La référence à la beauté indienne dépassée par les canons occidentaux nous rappelle que Jemu tente de supprimer sa propre indiannité – que la jeune Nimi lui rappelle par sa simple présence : « He projects onto her that which he rejects in himself. He is not English, but distinguishing himself from his Indian wife makes him feel less Indian. Unfortunately, his marriage to her is a constant reminder that he not in fact English. Everything about her seems Indian to him » (Spielman 2010, 77). Si la fluidité est par définition ce qui épouse la forme de son contenant, il est aisé de comprendre pourquoi le sentiment amoureux – que Kiran Desai exprime principalement au travers de la fluidité – effraie tant ceux qui recherchent le contrôle, la solidité et l’unité.
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Table des matières
Remerciements
Table des matières
Introduction
PARTIE 1- LA RUINE EN HERITAGE
I. UN MONDE EN DECLIN
1.1 Les vestiges du passé colonial
a) L’impact de l’impérialisme britannique
b) La culture occidentale en héritage
c) La nostalgie de l’empire britannique
1.2 La mondialisation
a) Le tiers-monde
b) La diaspora
c) La classe de l’ombre
II. LES DERNIERS REMPARTS
2.1 Le refuge
a) La maison
b) L’imagination
2.2 Les limites
a) Une mise à distance
b) Le réveil du nationalisme
III. VERS L’IMPASSE
3.1 Entre authenticité et solidité
a) Une quête de clarté
b) Une nécessaire virilité
3.2 Un monde inconsistant
Une grande vulnérabilité
Un avenir impossible
PARTIE 2 – DE L’EFFRITEMENT A L’EFFONDREMENT
I. LE RETOUR
1.1 Les conditions d’un retour
a) Entre-deux
b) Étranger à soi-même
1.2 L’obsession du retour
a) Du rêve à la désillusion
b) Le dilemme de Biju
1.3 Le retour du passé
a) La mise en scène de la mémoire
b) L’effondrement de la forteresse
II. LA DESAGREGATION
2.1 La désagrégation des liens
a) De l’absence jusqu’à l’oubli
b) Les vestiges des liens
2.2 La poétique de la disparition
a) L’écriture du délitement
b) L’écriture de la disparition
III. LA PERTE
3.1 La perte d’un ancrage
a) La perte d’une maison
b) La perte de Kalimpong
3.2 La perte des êtres
a) La perte de l’être aimé
b) La solitude
PARTIE 3 –
III LE RASSEMBLEMENT
I. « RE-MEMBERING»
1.1 La mémoire
a) De la mémoire du juge à la mémoire du roman
b) La quête du passé
1.2 De la mémoire à l’imagination
a) Mémoire contre imagination
b) Mémoire et imagination
II. LE RESSERREMENT DES LIENS
2.1 De la perte aux retrouvailles
a) Du jugement à la rédemption
b) Vers la lumière
2.2 L’écriture du rassemblement
a) Vers une pensée hétérogène
b) Un roman tendre et comique
c) La quête d’un ancrage
III. LE REMODELAGE DES FRAGMENTS
3.1 La réinvention
a) La malléabilité
b) La contradiction et l’adaptation
3.2 Vers la transformation du monde
a) Culture et mondialisation
b) Vers un nouvel horizon
Conclusion
Bibliographie
Table des annexes