LES VERBES MONOACTANCIELS PRIMAIRES
Dans la littérature typologique, le géorgien est souvent cité comme une langue présentant des fractures dans la morphosyntaxe de ses verbes intransitifs (Mithun 1991 ; Van Valin 1981 ; Lazard 2001). L’étude des verbes monoactanciels primaires, c’est-à-dire non dérivés d’autres verbes, qui fait l’objet de cette partie, montre en effet qu’il y a clairement en géorgien deux classes de verbes intransitifs monoactanciels, qui se distinguent par le marquage de l’unique actant et par son indexation dans la forme verbale d’une part, et par certaines caractéristiques sémantiques d’autre part.
LES VERBES MONOACTANCIELS TELIQUES (TYPE « MOURIR »)
Le présent chapitre a pour objet la description des verbes monoactanciels téliques en géorgien. Les verbes monoactanciels téliques sont des verbes primaires, c’est-à-dire non dérivés d’autres verbes, qui décrivent des procès bornés dans le temps mettant en scène un seul participant. Ils constituent une des deux classes majeures de verbes intransitifs monoactanciels primaires en géorgien. Dans la tradition linguistique géorgienne, ces verbes sont désignés par l’étiquette « passifs sans marque » (grg. unišno vnebit-eb-i), créée par Šaniʒe (1953) et reprise presque unanimement par les linguistes qui s’inscrivent dans la grammaire traditionnelle. Cette étiquette pose cependant des problèmes d’analyse en raison del’ambiguïté de ses deux composantes. Tout d’abord, dans la terminologie de lagrammaire traditionnelle géorgienne, le terme « passif » n’a pas les emplois qu’il a en linguistique générale mais est plutôt mutatis mutandis synonyme d’ « intransitif ». Ensuite, le terme « sans marque » (et ses quasi-synonymes « en -eba », «radicaux», « racines »…) se réfère à une définition uniquement morphologique, indiquant que le point commun entre tous les verbes qui composent cette classe est de ne pas avoir de marque spécifique, contrairement aux autres verbes intransitifs. Cette étiquette a une motivation utile pour l’apprentissage du géorgien comme langue seconde et pour l’étude du géorgien d’un point de vue des études kartvéliennes, mais elle pose certains problèmes. En effet, non seulement elle ne correspond pas exactement à la réalité (-eba est une certaine sorte de marque), mais encore elle masque une partie des faits, en n’étant pas intuitivement interprétable par des non-kartvélologues. C’est pour cette raison que nous mettrons ici de côté l’appellation de la grammaire traditionnelle, pour lui préférer celle, plus explicite, de « verbes monoactanciels téliques », étiquette qui sera justifiée en détail au cours du chapitre.
Les verbes monoactanciels téliques présentent une disproportion entre leur importance numérique et leur fréquence d’emploi. Numériquement parlant, cette classe contient une petite centaine de verbes (environ 70 racines ; 62 racines selon Melikišvili (2001 : 340-341), « au voisinage de 80-90 » selon Tuite (2010 : 6), ce qui, à l’échelle du géorgien, en fait une petite classe. Cependant, en termes d’occurrence dans le discours, c’est une classe très représentée, et ce dans tous les registres de langue, en particulier dans les textes qui portent sur des sujets de la vie concrète (conversations quotidiennes, romans, contes).
Morphologie
Les caractéristiques morphologiques des verbes intransitifs téliques sont bien connues, à la fois pour ce qui est de la structure de leurs racines que de leur paradigme flexionnel. La présente section se bornera donc à résumer les principaux traits caractéristiques de la morphologie des verbes monoactanciels téliques , en décrivant tout d’abord la structure de leur racine, puis leur paradigme flexionnel et leur masdar.
Structure des racines
Les verbes intransitifs téliques ont tous des racines asyllabiques, composées généralement de deux ou trois consonnes, plus rarement quatre : dn- « fondre », kr- « disparaître », t’q’d- « se casser », cvd- « s’user », t’q’vr- « surgir », rcxv- « devenir honteux ». Une seule racine fait exception : vard- « tomber (SSG) », mais dans cette racine, on peut penser que la voyelle a est récente, comme le suggère la racine asyllabique de l’ancien infinitif de sens proche vrd-oma « tomber », qui lui est probablement liée étymologiquement. De même, quelques verbes à masdar -a ont une voyelle dans la forme de leur masdar mais il s’agit d’un développement secondaire : bned-a« s’évanouir » (racine bnd-), sxlet’-a « se glisser, bondir » (racine sxlt’-).
Un grand nombre de verbes ont leur racine qui se termine par une dentale, le plus souvent un d : cvd- « s’user », k’vd- « mourir », t’q’d- « se casser », c’q’d- « se rompre », šrt’- « s’éteindre ». Pour deux verbes, l’élément d n’apparaît pas à toutes les formes : čnd-eb-a « apparaître » (masdar : č-ena), ǯd-eb-a « s’asseoir » (aoriste : ǯek), ce qui laisse supposer que ce phonème, qui n’est plus analysable en synchronie, était à l’origine un suffixe dont la fonction était de dériver des verbes intransitifs dynamiques (Mač’avariani 1959 ; Tuite 2010 :4).
Enfin, les verbes monoactanciels téliques sont caractérisés par des phénomènes anciens d’ablaut (Gamq’reliʒe & Mač’avariani 1965 ; Topuria 1942 ; Mač’avariani 1959 ; Tuite 2013). En synchronie, deux types d’ablaut se sont conservés dans les paradigmes flexionnels :
– La plupart des verbes à masdar -a ont une racine à voyelle e dans le masdar, cette voyelle étant absente des formes finies : bned-a « s’évanouir » > bnd-eb-a « il s’évanouit » ; sxlet’-a « se glisser, bondir » > sxlt’-eb-a « il se glisse, il bondit » ;
– Quelques verbes ont une racine en e à la première et à la deuxième personne de l’aoriste : da-dgr-oma « demeurer » > da-v-dger-i « je suis demeuré » ; da-sxd-oma «s’asseoir » > da-v-sxed-i-t « nous nous sommes assis ».
Ces deux types d’ablaut seront décrits en détail dans la section suivante, consacrée à la morphologie flexionnelle des verbes téliques. La composition des racines des verbes monoactanciels téliques est ainsi relativement complexe. Leur paradigme flexionnel est beaucoup plus uniforme.
Paradigme flexionnel
Comme il a été expliqué en introduction, les formes verbales finies se divisent en trois tiroirs de temps : tiroirs du présent, tiroirs de l’aoriste et tiroirs du parfait.
Les tiroirs du présent
Les tiroirs du présent des verbes monoactanciels téliques sont caractérisés par le suffixe dit « marqueur de série » -eb et un paradigme de suffixes spécifiques : -i pour la première et la deuxième personne, -a pour la troisième personne du singulier et ian/- nen pour la troisième personne du pluriel. Ces suffixes se combinent avec les indices actanciels de série 1. L’imparfait se forme au moyen du suffixe -od, qui se place immédiatement après le marqueur de série. Le futur se forme par l’ajout d’un préverbe à la forme du présent. Le choix du préverbe est commandé lexicalement.
Les tiroirs de l’aoriste
Les tiroirs de l’aoriste des verbes monoactanciels téliques se forment par la combinaison de deux modifications morphologiques : absence du marqueur de série -eb – ce qui est un trait commun à tous les verbes de la langue aux tiroirs de l’aoriste – et ajout d’un préverbe, plus typique car réservé à certaines classes de verbes seulement. Les formes des tiroirs de l’aoriste sont généralement préverbées. Il n’y a donc pas d’opposition d’aspect possible, les formes produites étant presque toutes perfectives (cf. 0.1.4.). De plus, l’optatif est marqué par le suffixe -e en position +5 dans la chaîne des morphèmes verbaux .
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Table des matières
Introduction
0.1. Transitivité et concepts liés
0.1.1. Valence, diathèse et voix
0.1.2. De la valence à la transitivité
0.1.3. De la transitivité à l’aspect
0.2. Le géorgien
0.2.1. Présentation sociolinguistique
0.2.2. Présentation grammaticale
0.2.2.1. Structure du verbe
0.2.2.2. Marquage et indexation des actants
0.3. Objet d’étude
0.3.1. Méthodologie
0.3.2. Organisation du travail
Partie 1 : Les verbes monoactanciels primaires
1. Chapitre 1 : Les verbes monoactanciels téliques (type « mourir »)
1.1. Morphologie
1.1.1. Structure des racines
1.1.2. Paradigme flexionnel
1.1.3. Masdar
1.2. Morphosyntaxe
1.3. Sémantique
1.3.1. Champs lexicaux
1.3.2. Des verbes pour la plupart non-agentifs
1.3.3. Des processus spontanés
1.3.4. Le trait de télicité
1.3.4.1. Définition et principes
1.3.4.2. Les verbes monoactanciels téliques géorgiens et la théorie de la télicité
1.4. Classement
1.4.1. Verbes à masdar en -oma et -ola
1.4.1.1. Cas général
1.4.1.2. Les verbes de changement de posture
1.4.2. Verbes à masdar en -oba
1.4.3. Verbes à masdar en -ena
1.4.4. Verbes à masdar en -a
1.4.5. Verbes à masdar irrégulier
1.5. Aspect
1.6. Histoire et productivité
1.7. Bilan des verbes monoactanciels téliques
2. Chapitre 2 : Les verbes monoactanciels atéliques (type « pleurer »)
2.1. Morphologie
2.1.1. Structure des racines
2.1.2. Paradigme flexionnel
2.1.3. A propos du préfixe i- de TAM
2.1.4. Masdar
2.2. Morphosyntaxe
2.3. Sémantique
2.3.1. Le trait d’agentivité
2.3.2. Le trait sémantique d’atélicité
2.4. Classement
2.4.1. Verbes radicaux
2.4.1.1.1. Verbes d’événements météorologiques
2.4.1.1.2. Verbes dont la racine contient un ancien élément suffixal
2.4.2. Verbes à désinences formées sur le verbe « être »
2.4.3. Verbes à marqueur de série -en
2.4.3.1. Morphologie
2.4.3.2. Classement sémantique
2.4.3.3. Oppositions aspectuelles
2.4.3.4. Histoire et productivité
2.4.4. Verbes monoactanciels atéliques à marqueur de série -i
2.4.4.1. Morphologie
2.4.4.2. Morphosyntaxe
2.4.4.3. Sémantique
2.4.4.4. Classement
2.4.4.4.1. Verbes de bruits humains
2.4.4.4.2. Verbes de bruits non humains
2.4.4.4.3. Verbes à allongement de la racine en -ol
2.4.4.5. Oppositions aspectuelles
2.4.4.6. Histoire et productivité
2.4.5. Verbes à marqueur de série -av
2.4.5.1. Morphosyntaxe
2.4.5.2. Sémantique
2.4.5.3. Classement
2.4.5.3.1. Verbes d’apparence
2.4.5.3.2. Verbes de manifestation externe d’un état interne
2.4.5.3.3. Verbes de déplacement
2.4.5.3.4. Verbes impersonnels
2.4.5.3.5. Verbes signifiant « couver »
2.4.5.4. Histoire et productivité
2.4.6. Verbes à marqueur de série -eb
2.4.6.1. Morphologie
2.4.6.2. Sémantique
2.4.6.3. Classement
2.4.6.3.1. Verbes à masdar -i
2.4.6.3.2. Verbes à masdar en -eba
2.4.6.4. Aspect
2.4.6.5. Histoire et productivité
2.4.7. Verbes à marqueur de série -ob
2.4.7.1. Morphologie
2.4.7.2. Classement
2.4.7.3. Histoire et productivité
2.4.7.3.1. Racines étrangères
2.4.7.3.2. Néologismes
2.4.7.3.3. Sous-classe d’accueil pour des réfections morphologiques
2.4.8. Bilan sur le classement
2.5. Aspect
2.6. Histoire et productivité
2.7. Bilan des verbes monoactanciels atéliques
3. Chapitre 3 : Les verbes monoactanciels primaires et la question de l’intransitivité scindée
3.1. Bilan sur les verbes monoactanciels primaires géorgiens
3.2. Le phénomène de l’intransitivité scindée
3.3. Analyse des faits géorgiens à la lumière de la théorie de l’intransitivité scindée
Partie 2 : Les verbes biactanciels : pour une approche canonique de la transitivité en géorgien
4. Chapitre 4 : Elaboration du prototype transitif en géorgien
4.1. Caractéristiques morphologiques et morphosyntaxiques
4.2. Liste de verbes transitifs prototypiques
4.3. Bilan du prototype transitif géorgien
5. Chapitre 5 : Les verbes biactanciels et le continuum de la transitivité
5.1. Verbes téliques biactanciels
5.1.1. Les verbes ga-cd-oma « dépasser », mi-c’vd-oma « atteindre » et šr-oma « faire »
5.1.2. Les verbes construits sur la racine xv(ed)
5.1.3. Le verbe mo-rč-ena « (se) finir »
5.1.4. Les verbes construits sur la racine q’(v)
5.2. Verbes causatifs
5.2.1. Causatifs en a-R-eb
5.2.2. Causatifs en a-R-ob
5.2.3. Causatifs en a-R-en
5.2.4. Bilan des verbes causatifs
5.3. Verbes labiles à maintien de l’agent
5.3.1. Une même forme pour deux configurations syntaxiques
5.3.2. Caractéristiques du second actant : un patientif non prototypique
5.3.2.1. Spécificités sémantiques
5.3.2.2. Restrictions de personne
5.3.2.3. Marquage casuel
5.3.2.4. Indexation des actants
5.3.2.5. Détermination
5.3.3. Liste de verbes
5.3.4. A propos du préfixe i- de TAM
5.3.5. Bilan des verbes labiles
5.4. Les verbes de visée : des verbes biactanciels à l’actance non prototypiquement transitive
5.4.1. Les verbes de visée : un trait aréal caucasien
5.4.2. Les verbes de visée en géorgien : caractéristiques générales
5.4.2.1. Unité sémantique
5.4.2.2. Marquage casuel et indexation des actants
5.4.3. Une ellipse d’un actant patientif ?
5.4.4. Classement
5.4.4.1. Verbes de regard
5.4.4.2. Verbes d’agression physique
5.4.4.3. Trois verbes résiduels
5.4.5. Bilan des verbes de visée
5.5. Bilan des verbes biactanciels
Partie 3 : Les verbes monoactanciels dérivés
6. Chapitre 6 : Opérations sur la diathèse : typologie de la détransitivisation
6.1. Principe général : un éloignement du prototype transitif
6.2. Le passif
6.3. Le décausatif
6.4. L’autocausatif
6.5. L’antipassif
6.5.1. Traitement de P
6.5.2. Traitement de A
6.5.3. Forme verbale
6.5.1. Productivité
6.5.2. Fonctions
6.5.3. L’antipassif dans le temps
6.6. Le réfléchi et le réciproque
7. Chapitre 7 : Entre monoactanciels et biactanciels : les verbes nonprototypiquement détransitifs (type « se laver »)
7.1. Les verbes de soins du corps
7.2. Les verbes réfléchis
7.3. Bilan des verbes réfléchis et des verbes de soins du corps
8. Chapitre 8 : Les verbes en i-R-eb-a : une voix détransitive exprimant diverses opérations sur la diathèse (type « être dépensé/se dépenser »)
8.1. Morphologie
8.1.1. Paradigme flexionnel
8.1.2. Masdar
8.1.3. Formation
8.2. Morphosyntaxe
8.3. Valeurs de la voix détransitive
8.3.1. Valeur passive
8.3.1.1. Caractéristiques syntaxiques
8.3.1.2. Fonctions
8.3.1.3. Valeurs sémantiques associées
8.3.1.3.1. Modalité déontique
8.3.1.3.2. Modalité potentielle
8.3.1.3.3. Expression d’une propriété virtuelle du patient
8.3.1.4. Bilan de la valeur passive
8.3.2. Valeur décausative
8.3.3. Valeur autocausative
8.3.4. Valeur antipassive
8.3.4.1. Caractéristiques morphosyntaxiques
8.3.4.2. Fonctions
8.3.4.2.1. Défocalisation du patient
8.3.4.2.2. Emplois aspectuels
8.3.4.3. Valeurs modales associées
8.3.4.4. Contraintes
8.3.4.4.1. Restrictions lexicales
8.3.4.4.2. Restrictions aspectuelles
8.3.4.5. Valeurs énonciatives associées
8.3.4.6. Liste de verbes
8.3.5. Idiosyncrasies
8.3.6. Valeurs grammaticales
8.4. Détransitivisation et aspect
8.5. Histoire et productivité
8.6. Bilan des détransitifs
Conclusion