Les troubles concomitants
Dans la littérature, plusieurs expressions sont utilisées afin de représenter la présence simultanée, chez un même individu, d’un TM et d’un trouble de l’usage d’une substance (ex. : alcool, drogues) soit par exemple « double diagnostic », « comorbidité », « troubles comorbides », « troubles concomitants » et «concomitance». Toutefois, parmi tous ces termes, Santé Canada (2002b) retient le « trouble concomitant » compte tenu du fait qu’il rend mieux compte de la complexité du phénomène et se distingue d’autres types de doubles diagnostics possible. À l’instar de Santé Canada, nous retiendrons également cette expression dans cette recherche.
De ce fait, Santé Canada (2002b) définit les troubles concomitants en référence aux individus qui « vivent une association de troubles mentaux, émotionnels et psychiatriques avec une consommation excessive d’alcool ou d’autres drogues psychoactives » (p.V). Plus spécifiquement, les troubles concomitants se rapportent à « une association de troubles mentaux et de troubles liés aux substances, définie par exemple selon l’Axe 1 et l’Axe 2 du DSM-IV-TR » (Santé Canada, 2002b, p. V) Afin de mieux comprendre la conception du trouble concomitant, nous exposerons les définitions de trouble mental, de trouble lié à l’utilisation de substances et de trouble concomitant.
Au sein de la littérature, il existe plusieurs façons de définir ce que sont les troubles mentaux. Dans le DSM-5 (APA, 2013), le TM est définit comme étant « un syndrome caractérisé par une perturbation cliniquement significative de la cognition d’un individu, de sa régulation émotionelle ou de son comportement, et qui reflète l’existence d’un dysfonctionnement dans les processus psychologiques, biologiques ou développementaux sous tendant le fonctionnement mental » (APA, 2013 p.4). Le DSM-5 ajoute aussi que les TM sont plus souvent qu’autrement associés à une détresse importante et une altération des activités de la personne. Cette définition n’inclue toutefois pas la détresse issue d’un facteur de stress normal et attendue comme par exemple le décès d’un proche (APA, 2013).
Les facteurs de risques et les répercussions de la concomitance
À la lumière de ces données, les troubles concomitants ne peuvent de toute évidence plus être considérés comme des exceptions, ni dans la population générale, ni dans les centres de traitement en dépendances et en santé mentale. Au contraire, il est même admis que les problématiques multiples sont la norme lorsqu’une personne présente un trouble de l’usage d’une substance (Demetrovics, 2009; Regier et al., 1993; Rush, 2004; Thylstrup & Johansen, 2009) et par conséquent, cette concomitance engendre de nombreuses complications dans la prise en charge de ces individus. Parmi les nombreuses complications reliées à l’intervention, la documentation fait état d’une plus grande probabilité : a) d’être hospitalisé (Haywood et al., 1995); b) de vivre des rechutes (Landry et al., 2001; Swofford et al., 1996); c) de vivre dans des conditions de pauvreté (Caton et al., 1994); d) de contracter des infections transmises sexuellement et par le sang tel que l’hépatite C et le VIH/Sida (Rosenberg et al., 2001) et e) d’être moins satisfaits de ses relations familiales (Dixon et al., 1995). Également, la consommation d’alcool ou de drogue chez une personne ayant un TM peut venir accentuer ou masquer les problèmes de santé mentale et peut par le fait même diminuer l’efficacité de la médication ou donner une fausse impression de «soulagement» pouvant éloigner les personnes des traitements (Skinner et al., 2004). En somme, le trouble de l’usage d’une substance pourrait précipiter l’apparition d’un TM chez des individus à risque (Grella, 2003) agissant en quelque sorte comme un élément déclencheur tel un catalyseur. Il est à noter cependant que chez les personnes ayant un trouble concomitant, il est difficile de savoir si l’abus d’une substance a précédé l’apparition du TM ou vice-versa.
À la vue de toutes ces informations, cette population demeure fragile, difficile à rejoindre et à servir à travers les structures traditionnelles de services de santé et de services sociaux. En occurrence, plusieurs quittent les traitements prématurément et ont de la difficulté à s’engager dans un processus de changement ainsi qu’à établir une alliance thérapeutique nécessaire aux traitements (Nadeau, 2001). Ainsi, le besoin est de fournir des services adaptés et « intégrés » sur une longue période (Drake, 2005) où l’intervention pour le trouble de l’usage d’une substance est traitée conjointement à celle concernant la santé mentale (Drake, McHugo, & Noordsy, 1993; Drake et al., 2006; Minkoff, 1989).
Le rétablissement d’un trouble mental
C’est vers la fin des années 60 que le terme « rétablissement » est graduellement apparu dans la littérature, et ce, avec la publication de différentes études, dont l’International Pilot Study of Schizophrenia (IPSS) subventionnée en partie par l’OMS (Davidson, Borg, et al., 2005). Ayant comme objectifs d’amasser des données concernant l’épidémiologie des troubles mentaux et de décrire les retombées des psychoses chez les individus atteints (Leff, Sartorius, Jablensky, Korten, & Ernberg, 1992), les résultats de ces études ont permis de mettre en lumière dans les années 70 une disparité importante quant au rétablissement des personnes ayant des TMG (Davidson, Borg, et al., 2005). Sans démontrer clairement des facteurs facilitant ou entravant le rétablissement, elles ont mises en lumière que les personnes atteintes de schizophrénie pouvaient se rétablir. En ce sens, ces études ont été très importantes puisqu’elles ont permis de remettre en cause le paradigme Kraepelinien percevant la schizophrénie, entre autres, comme une maladie débilitante, chronique et incurable menant inévitablement à une mort précoce.
Ainsi, l’étiquette que fournissait un diagnostic donnait l’impression aux usagers d’être condamnés à vivre une vie misérable, absente de convalescence. Cependant, plusieurs personnes arrivaient à combattre les difficultés reliées à la maladie et à vivre une vie satisfaisante malgré les contraintes associées (Andresen, Oades, & Caputi, 2003; Davidson, Borg, et al., 2005). Il est à noter que dans ces études, la définition du rétablissement d’un TM était associée à la guérison : soit une absence des symptômes et des handicaps associés à la maladie ainsi qu’une capacité pour l’individu de fonctionner de manière autonome (Davidson, Borg, et al., 2005).
Parallèlement à ces recherches, au milieu des années 70, une autre définition du rétablissement a émergé, mais cette fois-ci des usagers des services en santé mentale. Issu principalement des mouvements des homosexuels, des noirs et des femmes, caractéristiques des années 70 aux États-Unis, le mouvement d’utilisateurs et d’anciens utilisateurs de services psychiatriques a tenté de donner une voix aux individus atteints d’un TM (Chamberlin, 1990). Par conséquent, les expériences des personnes avec un passé psychiatrique ont fourni des preuves quant à un possible rétablissement permettant une croissance et une transformation, et ce, après l’apparition des symptômes de la maladie (Onken, Craig, Ridgway, Ralph, & Cook, 2007).
Le rétablissement d’un trouble lié à l’utilisation d’une substance
Les conséquences reliées à un trouble de l’usage d’une substance sont hautement complexes et variées. Elles peuvent toucher différentes sphères de vie : a) biologique (ex : MTS, ITSS) (Rosenberg et al., 2001); b) psychologique (ex : impulsivité ou les envies de consommer) (Laudet, Magura, Vogel, & Knight, 2004; Laudet & White, 2004) et c) sociale (ex : éloignement des proches, isolement ou perte d’emploi) (Burke-Miller et al., 2006; Dixon et al., 1995; Tsang et al., 2000). Le processus de rétablissement des personnes touche donc différentes sphères de vie et peut s’avérer complexe. Il n’existerait toujours pas de définition universellement acceptée de ce que peut représenter le rétablissement d’un trouble lié à l’utilisation de substance, et ce, autant du point de vue des utilisateurs de services que des cliniciens (Dodge, Krantz, & Kenny, 2010; Laudet, 2007). De ce fait, plusieurs définitions de ce que peut représenter le rétablissement d’un trouble de l’usage d’une substance ont surgi dans les dernières décennies. Dans les années soixante par exemple, le rétablissement était davantage perçu par le mouvement des Alcooliques Anonymes (A.A.) et leur programme en douze étapes. Pionnier dans le domaine du rétablissement d’une problématique de consommation, leur concept des habitudes de vie en douze étapes devient alors un processus empreint de spiritualité pouvant s’échelonner sur une vie entière et qui ne peut s’atteindre que par une abstinence complète de la consommation (Galanter, 2007). Aujourd’hui, le concept de rétablissement prend différentes formes.
Certains auteurs et cliniciens percevront davantage le rétablissement en terme de résultats, de performance et de qualité (McLellan, Chalk, & Bartlett, 2007) tandis que d’autres le mesureront en intégrant par exemple des éléments tels la santé physique, la santé mentale, la famille, les relations sociales, la stabilité résidentielle, la perception des soins reçus, l’accessibilité ainsi que les champs de la mémoire (Substance Abuse and Mental Health Services Administration, 2005). À défaut d’avoir une définition officielle, les critères du DSM-5 pourraient être utilisés comme barème afin de situer les personnes dans leur rétablissement. Par contre, une telle utilisation des critères diagnostics pour jauger le rétablissement ne tient pas compte des facteurs multidimensionnels que le rétablissement peut comporter et ne peut donc pas être retenu (Dodge et al., 2010).
Le traitement intégré pour les personnes ayant un trouble concomitant
Durant les années 80, différents experts ont graduellement reconnu la problématique de consommation abusive chez les personnes avec un TM et ont observé les impacts de cette «nouvelle population» sur les services (Caton, 1981; Pepper, Kirshner, & Ryglewicz, 1981). Depuis ce temps, cette clientèle représente un défi constant pour les professionnels de la santé étant donné la complexité des liens existants entre les problématiques de santé mentale et le trouble de l’usage d’une substance et la forte présence d’opposition, de violence, de condition de pauvreté et de suicide chez ces individus (Gafoor & Rassool, 1998). À cet égard, trois constats ont émergé. Ainsi, des différents milieux de traitements aux États-Unis soit a) la forte corrélation entre les TM et le trouble de l’usage d’une substance (Regier et al., 1990); b) les nombreuses conséquences qui découlent de cette concomitance et c) la séparation entre les programmes de santé mentale et ceux de toxicomanie rend inefficace le processus d’intervention (Drake et al., 2004; Drake, O’Neal, & Wallach, 2008). En somme, les traitements en parallèle avaient pour conséquence une fragmentation des services et par le fait même menaient à davantage d’abandons, affectant ainsi le rétablissement des personnes (Ridgely, Osher, Goldman, & Talbott, 1987).
Lorsque cette nouvelle problématique qu’est le trouble concomitant fut décelée dans la population générale et les milieux de traitements, les cliniciens et chercheurs ont tenté de remédier au problème en intégrant diverses interventions traditionnelles de traitement (ex : le programme en douze étapes) aux programmes de santé mentale existants. Toutefois, ne réussissant guère à motiver et engager suffisamment ces personnes dans les programmes, les résultats de ces premières tentatives furent peu concluants (Drake, Mercer-McFadden, Mueser, McHugo, & Bond, 1998).
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Problématique à l’étude
1.1 L’ampleur des troubles mentaux dans la société
1.2 L’ampleur des troubles concomitants dans la société
1.3 Les facteurs de risques et les répercussions de la concomitance
Chapitre 2 : recension des écrits
2.1 Les troubles concomitants
2.2 Le rétablissement d’un trouble mental
2.2.1 Les facteurs liés au rétablissement d’un trouble mental
2.3 Le rétablissement d’un trouble lié à l’utilisation d’une substance
2.3.1 Les facteurs liés au rétablissement d’un trouble lié à l’utilisation de substance
2.4 Le traitement intégré pour les personnes ayant un trouble concomitant
Source : Traduction de Drake et al. (1998), p. 3
2.4.1 L’efficacité du traitement intégré pour les personnes ayant un trouble concomitant
2.5 Limites des études consultées
2.6 Pertinence de la recherche
Chapitre 3 : Cadre conceptuel
3.1 L’approche bioécologique et ses fondements
3.2 Le modèle transthéorique du changement
3.3 Modèle exploratoire des facteurs qui influencent le rétablissement des personnes ayant des troubles concomitants
Chapitre 4 : Méthodologie de la recherche
4.1 Type d’étude
4.2 Les principaux objectifs de la recherche
4.3 Population à l’étude
4.4 Méthode d’échantillonnage et recrutement
4.5 La collecte de données
4.5.1 La fiche signalétique
4.5.2 Le Stages of Recovery Instruments (STORI)
4.5.3 Le University of Rhode Island Assessment Scale (URICA)
4.5.4 L’entrevue semi-dirigée
4.6 L’analyse des données
4.7 Les considérations éthiques
Chapitre 5 Présentation des résultats
5.1 Le profil des répondants
5.1.1 Profil sociodémographique des répondants
5.1.2 Profil de consommation de substances psychoactives des répondants
5.1.3 Profil d’utilisation des services en santé mentale des répondants
5.2 L’apparition, l’évolution et le rétablissement d’un trouble mental
5.2.1 L’apparition du trouble mental
5.2.2 Vivre au quotidien avec un TM
5.2.3 L’évolution du TM dans la dernière année et les facteurs associés
5.2.4 Le rétablissement du trouble mental et ses facteurs d’influence
5.2.4.1 Perception des répondants face à leur rétablissement
5.2.4.2 Perception des répondants face aux facteurs d’influence dans leur rétablissement
5.3 L’apparition, l’évolution et le rétablissement d’une problématique de consommation
5.3.1 Le premier contact avec les substances
5.3.2 Les avantages et les désavantages de la consommation
5.3.3 Le rétablissement de la problématique de consommation
5.3.3.1 La perception des répondants face à leur stade de changement
5.3.3.2 Perception des répondants face aux facteurs d’influence dans leur rétablissement
5.4 Le trouble concomitant
5.5 Les facteurs d’influence dans le rétablissement d’un trouble concomitant
5.5.1 Les facteurs positifs
5.5.2 Les facteurs négatifs
Chapitre 6 : Discussion et analyse des résultats
6.1 Les principaux constats observés
6.2 L’expérience de rétablissement d’un trouble concomitant : les facteurs d’influence
6.3 L’analyse des facteurs selon le modèle bioécologique
6.4 Proposition d’un modèle exploratoire
6.5 Les forces et les limites de la recherche
6.6 Recommandations émergeant de l’étude
Conclusion
Bibliographie
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