Les tribulations de l’argyronète aquatique

 Les tribulations de l’argyronète aquatique

L’argyronète aquatique a tout d’une araignée terrestre, en particulier sa structure et son mode respiratoire, mais elle a la particularité de vivre constamment sous l’eau. Afin de respirer de l’oxygène gazeux, son abdomen superhydrophobe est recouvert d’un mince film d’air, d’où son aspect argenté (argyros, à l’origine de son nom latin Argyroneta) : il est superhydrophobe. La tête et les pattes, elles, sont mouillées, elles sont hydrophiles. Pour vivre durablement sous l’eau, l’argyronète se construit un nid d’air, sous forme de cloche qu’elle coince sous les végétaux (d’où son nom anglais de divingbell spider ), à l’aide de sa toile. Elle va chercher cet air à la surface, le capture sous forme de bulle qu’elle achemine et incorpore à sa cloche. Nous nous intéressons au couplage des propriétés superhydrophobes de l’abdomen avec la dynamique des cavités créées lorsque l’araignée quitte les interfaces air/eau.

Une araignée pas comme les autres 

Plastro

Nous avons vu dans le premier chapitre, qu’une des propriétés remarquables d’un corps superhydrophobe est d’être aérophile : plongé dans un bain d’eau, il est couvert d’un film d’air qui lui donne un aspect argenté (figure 2.1). La plupart du temps, ces films ne durent que quelques jours, comme par exemple pour la plante Salvinia [17] ou pour le dytique chez les insectes [47], qui emporte l’air sous ses élytres. Dans ces deux cas, la capacité à emmener un film d’air est un mode de survie en cas d’immersion.

Certains organismes ont la particularité de pouvoir tirer un film d’air ou une bulle emportés sous l’eau, sur une période de quelques jours à quelques mois. Il s’agit d’insectes qui vivent une partie de leur vie sous l’eau, comme par exemple le Notonecta Glauca [63]. En 1915, Ege [29] a été le premier à confirmer que ces films d’air avaient une fonction de réservoir pour permettre à ces insectes de respirer : ce type de respiration est appelée respiration plastronique. Dans les années 50, Thorpe et Crisp [101, 99, 100, 98] ont apporté davantage d’explications sur ce mécanisme respiratoire, et en particulier sur le rôle éventuel des structures plastroniques, en s’appuyant sur l’étude de l’insecte Aphelocheirus. Mais il faut attendre l’arrivée du microscope électronique à balayage (MEB) pour enfin visualiser les structures, souvent des poils, qui piègent l’air de sorte à ce que l’eau ne touche pas le corps de l’insecte ou ses ailes mais ne repose que sur le dessus de ceux-ci [41, 39]. Le film d’air qui recouvre ces parties du corps a donc une épaisseur de l’ordre de la profondeur des textures (quelques centaines de nanomètres à quelques centaines de micromètres). Les observations au MEB ont aussi pu révéler que ces insectes respirent l’oxygène gazeux contenu dans le film d’air, grâce à de petites ouvertures appelées spirales, souvent situées sur le thorax [42].  Les surfaces capables de retenir un film ou une bulle d’air peuvent alors être classées en deux catégories : celles dont le film est compressible et celles dont le film est incompressible [77]. Dans le premier cas, les structures jouent le rôle de « branchies physiques » : quand l’insecte respire le dioxygène présent dans la bulle qu’il a tiré à la surface, la pression partielle en O2 y diminue et celle en diazote augmente. Du diazote se dissout alors dans l’eau, ce qui a pour conséquence une diminution du volume de la bulle. La vitesse de diffusion du dioxygène dissous dans l’eau vers la bulle dépend des différentes pressions partielles, et de la taille de l’interface eau/air. La durée de vie de la bulle dépend donc de sa taille initiale, du débit de consommation de dioxygène par l’insecte, et de la profondeur de la bulle : ces paramètres déterminent la fréquence à laquelle l’insecte doit renouveler sa bulle. Certains animaux adoptent des stratagèmes pour s’opposer à cette contrainte. C’est ainsi que le Notonecta Glauca n’utilise qu’une petite partie du dioxygène gazeux présent dans sa bulle, afin de nourrir dans un premier temps son hémoglobine. La pression partielle en O2 dans la bulle diminue donc, jusqu’à atteindre une valeur critique pour laquelle l’insecte utilise alors le dioxygène stocké dans l’hémoglobine. Les pressions partielles dans l’air restent alors stables, et la bulle garde donc un volume constant, permettant ainsi au Notonecta Glauca de maintenir une profondeur de nage constante [63].

De manière générale, si les pressions partielles sont telles que l’insecte n’a pas besoin de renouveler sa bulle, le film d’air est alors appelé plastron, et est capable de supporter de grandes pressions. L’existence de ce plastron intéresse de nombreux physiciens : en 2008, Flynn et al. [31] ont proposé une modélisation de cet effet, pour déterminer quelle était la profondeur et les conditions hydrodynamiques les plus favorables à la vie des insectes ayant une respiration plastronique. Expérimentalement, Shirtcliffe et al. [95] ont mis au point une membrane artificielle biomimétique superhydrophobe, fabriquée par des techniques sol-gel, capable d’emprisonner de l’air sous l’eau. Ils ont montré que si la concentration en dioxygène dissous dans le bain d’eau était augmentée, celle contenue dans la bulle d’air piégée au coeur de la membrane immergée augmentait également (figure 2.2). Ils ont ainsi démontré la capacité de leur système à extraire du dioxygène dissous dans l’eau. Un tel système biomimétique pourrait être utilisé par exemple comme moteur pour de petits objets aquatiques [31].

L’argyronète aquatique est la seule espèce d’araignée à vivre toute sa vie sous l’eau [91, 93]. Les propriétés de surface de son corps sont donc bien particulières : son abdomen (figure 2.3a) et la partie ventrale de son céphalothorax (figure 2.3b) sont superhydrophobes – ou superaérophiles. Nous avons donc cherché à comprendre la cause de cette superhydrophobie, et à visualiser la structure de la surface de ces parties du corps. Comme nous venons de le voir, ces propriétés lui permettent d’emporter un film d’air sous l’eau, dont elle respire le dioxygène gazeux. Mais l’argyronète construit aussi une cloche d’air sous l’eau, dont nous allons discuter l’élaboration.

Des poils poilus

Christine Rollard, du Museum d’Histoire Naturelle, nous a gracieusement donné deux argyronètes aquatiques femelles, sans vie, conservées dans un bain d’éthanol. Ces araignées mesurent environ 1.5 cm, avec un abdomen de 3 mm de diamètre. De manière générale, les argyronètes mesurent entre 1 et 2 cm, avec des largeurs d’abdomen comprises entre 2 et 5 mm. Après une opération délicate de séchage, nous avons pu les observer au Microscope Electronique à Balayage. Nous n’avons pas eu besoin de recouvrir l’araignée d’or, car elle était déjà suffisamment conductrice. Comme on s’y attend, l’abdomen et la partie ventrale du céphalothorax de l’argyronète aquatique sont recouverts de structures, qui prennent ici la forme de poils (figure 2.4a et c). L’observation de la jonction entre la tête et l’abdomen (figure 2.4b) nous confirme que ce sont ces poils qui sont responsables de la superhydrophobie de ces parties du corps car la tête, qui est hydrophile, en est dépourvue. En augmentant le grossissement, on peut examiner le détail d’un poil (figure 2.4d). Les poils de l’abdomen et de la partie ventrale du céphalothorax de l’argyronète sont poilus ! On retrouve une double structure caractéristique des surfaces superhydrophobes présentes dans la nature, Les poils primaires de l’araignée font environ 5 μm de diamètre et quelques centaines de micromètres de long, ils sont appelés setae. Les poils secondaires qui décorent ces poils sont plus petit d’un ordre de grandeur, d’une centaine de nanomètres de diamètre, et d’une dizaine de micromètres de long, et sont appelés microtrichia. On peut d’ailleurs remarquer qu’ils sont tous orientés dans une même direction, ce qui nous rappelle l’orientation des poils des pattes du gerris .

Les poils sont sans doute recouverts d’un matériau hydrophobe (comme une cire) pour rendre l’abdomen superhydrophobe, mais nous n’avons pas testé ici cette composition chimique de surface. Les textures à double échelle sont fréquentes dans la nature (feuille de lotus, yeux de moustiques, etc.), et en particulier chez les insectes aquatiques : Balmert et al. [3] ont montré expérimentalement que les setae étaient responsables de la superhydrophobie, et donc de l’aérophilie des parties du corps des insectes qui en étaient recouvertes, et que les microtrichia, plus fines et plus courtes, assuraient la persistance du film d’air. Selon les espèces, ces deux types de poils ont des tailles variables, mais de manière générale plus ils sont denses, plus ces propriétés sont amplifiées. Or la densité des poils de l’araignée est d’environ 2500 mm−2 pour les setae, et 4.10⁴ mm−2 pour les microtrichia, ce qui est assez faible d’après les critères de Balmert et al. : le film d’air entraîné par l’araignée aura donc une persistance de quelques jours seulement, d’où la nécessité de construire un nid plus pérenne.

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Table des matières

Introduction
1 Superhydrophobie
1.1 Dans la nature
1.1.1 Zoologie de surfaces
1.1.2 Quelques fonctions
1.2 En laboratoire
1.2.1 Dépôts
1.2.2 Techniques de photo-lithographie
1.2.3 Reproduction à grande échelle (PDMS)
1.3 Comportement d’une goutte d’eau sur une surface superhydrophobe
1.3.1 Angles au pluriel
1.3.2 Wenzel vs. Cassie
1.3.3 Transition Cassie – Wenzel
1.3.4 Mouillage dynamique
2 Les tribulations de l’argyronète aquatique
2.1 Une araignée pas comme les autres
2.1.1 Plastron
2.1.2 Des poils poilus
2.1.3 Nid en bulle
2.1.4 Tribulations au ralenti
2.2 Argyronète de laboratoire : la biboule
2.2.1 To bulle or not to bulle
2.2.2 Optimisation
2.2.3 Modèle
2.2.4 Plongeon de la biboule
2.2.5 Biboule à pattes
2.3 Discussion
2.4 Clin d’oeil
3 Superhydrophobie élastosensible
3.1 Surfaces élastiques en PDMS
3.1.1 Élasticité du PDMS
3.1.2 Propriétés de mouillage
3.2 Comportement des textures molles
3.2.1 Visualisation des textures
3.2.2 Flambage élasto-capillaire
3.2.3 Interaction goutte/textures
4 Superhydrophobie thermosensible
4.1 Fabrication
4.1.1 Piliers en cristaux liquides
4.1.2 Thermosensibilié de l’élastomère
4.2 Rugosité thermostimulée
4.2.1 Fraction surfacique
4.2.2 Hauteur des piliers
4.3 Propriétés de mouillage
4.3.1 Statique
4.3.2 Dynamique
4.3.3 Mystérieux temps de latence
4.3.4 Conclusion et perspectives
5 Gouttes visqueuses et effet lotus
5.1 Impacts de gouttes visqueuses sur surface superhydrophobe inclinée
5.1.1 Introduction au temps de latence
5.1.2 Caractérisation
5.2 Impacts de gouttes visqueuses sur surface superhydrophobe horizontale
5.2.1 Vitesse critique d’empalement
5.2.2 Dynamique visqueuse d’imprégnation partielle
5.2.3 Extraction et discussion
5.3 Figures d’empalement visqueux
5.3.1 Figure d’empalement d’une goutte d’eau
5.3.2 Figure d’empalement d’une goutte de glycérol
5.3.3 Perspectives
Conclusion

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