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B. Le concept de la rente de David Ricardo ou l’attribution d’une valeur intrinsèque à une ressource naturelle : la terre
Dans ses Principes d’économie politique, réédité en 1951, Ricardo fut le premier auteur à introduire la notion de la valeur intrinsèque d’un bien, notamment de la terre, dans la pensée économique. Pour élaborer sa théorie de la rente foncière, Ricardo se fonde sur les qualités intrinsèques de la terre. En effet, Ricardo définit « la rente du sol comme étant la partie du revenu payée aux propriétaires en raison des qualités originelles et indestructibles du sol » (Barre, 1965). La rente équivaut à la « valeur du produit physique qui est imputable aux services de cette terre. Elle est la conséquence de la rareté des terres fertiles par rapport aux besoins croissants de la population et découle d’une donnée naturelle qu’il n’est pas aux hommes de pouvoir transformer » (Barre, 1965). Selon Barre toujours, « pour Ricardo, la rente est un don de la nature : elle n’est cependant pas un signe de sa bonté, mais de son avarice ». Sur ce point, Ricardo rejoint la position des Physiocrates notamment Quesnay, qui considère les propriétaires terriens comme la seule classe productive de la société et qui base sa théorie du revenu et de la répartition sur le produit net de la terre.
La référence à la qualité et à la valeur intrinsèque de la terre est encore plus accentuée chez Ricardo quand il parle de la rente différentielle. La rente est différentielle car les terres sont de qualité inégale : elles sont diversement fertiles et différemment situées. La rente
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Chapitre I – Les fondements théoriques de la valeur économique
différentielle naît « au profit des terres les plus fertiles et les mieux situées que celles mises en culture en dernier lieu pour satisfaire la demande » (Barre, 1965). Elle est destinée à s’accroître au cours du temps suivant la loi des rendements décroissants et la mise en culture des terres de moins en moins fertiles et de plus en plus éloignées, qui vont entraîner une hausse des coûts de production des produits agricoles.
Ainsi la rente existe en raison de la valeur intrinsèque de la terre, mais la détermination de son montant se fait sur la base de la productivité marginale issue de l’usage de cette terre et du prix des produits agricoles obtenus. Bref, la valeur de la rente ricardienne est fondée sur la valeur d’usage de la terre.
Dans le cas où la terre peut être affectée à des usages multiples, la rente devient la différence entre le revenu obtenu par la terre dans son usage « actuel » et le revenu qui peut être obtenu si la terre est affectée à d’autres usages possibles. Elle tient donc compte du coût d’opportunité de l’emploi d’un facteur de production.
La théorie de la rente de Ricardo fera par la suite l’objet d’approfondissement de la part de ses successeurs, dont Alfred Marshall qui la généralisera.
C. Extension et généralisation de la théorie de la rente ricardienne
Pour Marshall, la rente ricardienne n’est que l’illustration de l’existence de rentes économiques pour tous les facteurs de production. Pour reprendre ses propos : la rente foncière « n’est que l’espèce principale d’un genre étendu » (Marshall, 1920). En effet, l’existence de la rente est imputable à l’inélasticité de l’offre d’un facteur par rapport à son prix. Cette inélasticité prend deux formes :
– une inélasticité relative au caractère non reproductible ou peu reproductible de certains facteurs tels la terre, l’aptitude naturelle des individus, certaines RESSOURCES NATURELLES…, qui entraînent une inadaptation permanente de l’offre ;
– une inélasticité causée par des inadaptations temporaires de l’offre de facteurs comme dans le cas de pénurie etc …
Ici la notion de la rareté est remplacée par celle de la reproductibilité et une notion émerge : celle de la valeur intrinsèque d’un bien. En économie de l’environnement, il est surtout fait allusion à la « valeur d’existence » d’un bien et parfois à la « valeur d’option ». La valeur d’existence est mesurée à partir des consentements à payer des individus pour le maintien d’un écosystème en état ou la lutte contre sa destruction. La valeur d’option est
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Chapitre I – Les fondements théoriques de la valeur économique
également mesurée par le consentement à payer des individus pour un usage potentiel futur d’un bien. Le cas de la bioprospection2 illustre bien cette valeur.
La thèse d’A. Marshall explique parfaitement les allusions à l’or (noir, vert, rose etc.) que nous avons évoqués précédemment. Le pétrole autant que les plantes médicinales ou les ressources halieutiques sont des ressources peu reproductibles voire totalement non reproductibles (cas du pétrole). Le paiement pour les services environnementaux fournis par ce type de ressources constitue « des rentes » (Karsenty, 2004) perçues par les pays propriétaires des ressources. Dans le cas des plantes médicinales, les paiements effectués par les industries pharmaceutiques pour la prospection des gènes et principes actifs potentiellement contenus dans les plantes tropicales constituent des sommes faramineuses. Il en est de même pour les ressources forestières qui génèrent des revenus importants aux pays détenteurs des crédits de carbone grâce aux paiements effectués par les pollueurs.
Par la loi des rendements décroissants, .Ricardo évoque l’existence de limites à l’expansion économique. Limites qui n’existent pas chez Adam Smith et qui constituent « la différence entre le modèle de Ricardo et celui de Smith » (Barre, 1965).
La thèse sur l’existence de limites à l’expansion économique est à son apogée dans la théorie marxiste, théorie qui a également débattu de la notion de valeur et des ressources naturelles.
2. La valeur – travail de Marx et l’évocation d’une dégradation des ressources naturelles conséquente à l’activité économique
La théorie marxiste se fonde sur le concept de valeur – travail et va encore plus loin dans
la thèse selon laquelle le travail est la seule source de valeur. Pour Marx, le travail permet à l’homme de se reproduire dans l’histoire en créant par son travail ses conditions d’existence. Les travailleurs, grâce à leur force de travail, sont les seuls créateurs de la richesse économique. Dans l’analyse marxiste, les biens économiques « n’ont en commun qu’un seul élément : le travail ; la nature ne fournit qu’un résidu matériel » (Barre, 1965). La valeur (d’échange) d’un bien est donc le temps de travail accumulé dans celui – ci.
Pour Marx, la valeur d’un bien équivaut à sa valeur d’échange. La valeur d’usage, c’est –
à – dire l’aptitude d’un bien à satisfaire un besoin, se confond avec « son existence matérielle tangible et reste en dehors de la sphère d’investigation de l’économie politique » (Barre, 1965)
2 Le rassemblement et criblage d’échantillons biologiques (plantes, animaux, micro-organismes) et le rassemblement des connaissances indigènes pour aider dans la découverte de ressources génétiques ou biochimiques. La bioprospection est destinée à des fins économiques : découverte de nouveaux médicaments, de nouveaux produits industriels etc.
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Certains auteurs marxistes modernes, cités par Pearce et Turner in Economics of Natural Resources and the Environment (1990), attribuent à la thèse de Marx sur le processus de production une considération environnementale. Marx met l’accent sur le fait que la base viable nécessaire à toute société ne peut être obtenue que si le système de production au sein de cette société est capable de se reproduire lui – même. Pour ses successeurs, Marx a été un des premiers auteurs à évoquer les problèmes de durabilité. Selon lui, « le système de production capitaliste n’est pas durable. Une des causes de cette non durabilité est la destruction de l’environnement causée par la nécessité de contrôler les ressources économiques. Les questions de pouvoir économique, d’exploitation et de processus dialectique entre les capitalistes et les prolétaires conduisent inévitablement au processus de destruction de l’environnement » (Pearce et Turner, 1990).
Marx a également replacé la problématique de la dégradation de l’environnement dans le paradigme du « centre – périphérie » en évoquant l’existence de relations structurelles entre le développement économique du centre et de la périphérie. Ces relations, qui sont caractérisées par la dépendance du centre envers la périphérie, « conduisent inévitablement à la destruction des ressources et de l’environnement dans la périphérie » (Pearce et Turner, 1990).
Les deux courants de pensée développés dans cette section nous ont fourni des analyses intéressantes sur les débats relatifs à l’évaluation des ressources naturelles. La pensée classique, en particulier celles de Ricardo et Marshall, nous a particulièrement éclairé sur le mécanisme d’attribution d’une valeur aux ressources naturelles et les problématiques liées à l‘éventuelle raréfaction de celles -ci. L’analyse marxiste, quant à elle, a été pionnière dans la considération des dégâts environnementaux que pourrait causer une croissance économique illimitée. La pensée classique aura cependant le plus influencé les conceptions ultérieures des ressources naturelles notamment l’analyse néoclassique qui constitue la base paradigmatique de l’économie de l’environnement et des ressources naturelles.
Section 2 : L’analyse néoclassique et son rôle dans la conception théorique de l’évaluation économique des ressources naturelles
La pensée néoclassique, développée à partir de 1870 par l’école marginaliste de Vienne, est née d’une protestation théorique contre la pensée marxiste. Actuellement, la théorie néoclassique constitue la théorie dominante de la science économique. Plusieurs branches de la science économique contemporaine telles le néo institutionnalisme, l’école des Public Choice, l’économie de l’environnement et des ressources naturelles y puisent leur source
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Chapitre I – Les fondements théoriques de la valeur économique
méthodologique et paradigmatique. Pour certains auteurs la domination de l’analyse néoclassique tient au fait que « la théorie néoclassique, notamment l’analyse marginaliste, a essayé de dégager les éléments communs à tous les systèmes économiques en mettant en relief les phénomènes de valeur » (Barre, 1965). Aussi allons – nous examiner la théorie de la valeur – utilité et nous passerons également en revue les autres déterminants de la valeur de l’analyse néoclassique. Ces derniers constituent la base sur laquelle s’est élaborée l’évaluation économique des ressources en économie de l’environnement.
1. La valeur : une notion fondée sur l’utilité
Pour les néoclassiques, les individus sont les seules sources de la valeur. Cette hypothèse est à l’origine de la dimension psychologique de la valeur, très présente dans l’analyse néoclassique.
La valeur est un attribut qu’un individu attache à un bien particulier. Elle repose sur deux principes : l’utilité et la rareté. Utilité et rareté sont réunies en un seul concept, l’utilité marginale, qui est le fondement de la valeur qu’un individu accorde à un bien. Dans l’analyse néoclassique, la « valeur d’usage d’une unité quelconque d’un bien pour un individu est déterminée par l’utilité que présente pour cet individu la dernière unité, celle qui est la moins utile »
Les néoclassiques distinguent deux types de biens : les biens de consommation ou biens de premier rang, qui possèdent une valeur d’usage ; et les facteurs de production, qui ne satisfont pas les besoins immédiats des individus et dont « la valeur est anticipée sur celle des biens de consommation à la production desquels ils servent » (Menger, 1871). Les ressources naturelles font partie des biens de consommation quand elles sont immédiatement consommées (exemple du blé mentionné par Carl Menger) mais elles constituent également un facteur de production. En effet, outre les machines, les instruments de production et le travail, le capital représente un, sinon le plus, important facteur de production. En évoquant le terme « capital naturel », les néoclassiques accordent aux ressources naturelles une dimension productive qui dépasse la simple notion de résidu matériel de Marx.
Bref, la valeur d’un bien de consommation est égale à celle de son utilité marginale et la valeur d’une unité marginale d’un facteur de production est égale à celle de son produit, donc à sa productivité marginale. Le calcul de la productivité marginale se fait par imputation. Pour le cas d’un produit nécessitant plusieurs facteurs, la valeur totale de ce produit est égale à celui de la somme de l’utilité marginale de chaque facteur. Nous avons ainsi :
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Valeur totale d’un produit = somme des utilités marginales des facteurs
En économie de l’environnement, la valeur totale d’une ressource est dénommée valeur économique totale. C’est la somme de toutes les valeurs qu’un individu accorde à une ressource donnée, c’est – à – dire les valeurs d’usage (direct et indirect), de non usage, d’existence, de legs etc.…
Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’étude des phénomènes de la valeur et donc de l’évaluation, sont au cœur de l’analyse néoclassique. Il en est de même pour l’économie de l’environnement qui selon Vatn et Broomley (1994) « a un intérêt croissant pour les problèmes d’évaluation », et qui dans cette optique reprend des éléments de la théorie néoclassique dans son analyse.
2. Les déterminants néoclassiques de la valeur
L’analyse néoclassique repose sur plusieurs hypothèses fondamentales mais nous ne retiendrons ici que celles qui ont eu une influence majeure en matière d’économie de l’environnement.
A. L’homogénéité et la substituabilité des facteurs
Pour les néoclassiques, l’homogénéité et la substituabilité des facteurs (Hypothèse 1) permettent une combinaison productive des facteurs. Grâce à la flexibilité de la combinaison, les individus peuvent s’adapter aux contraintes auxquelles ils sont confrontés, notamment la raréfaction des ressources. Pour les économistes de l’environnement, la substituabilité est un élément fondamental dans la gestion des ressources naturelles. Elle permet de réduire la consommation abusive des ressources naturelles en combinant les produits naturels avec les produits manufacturés dans le processus de production. En effet, les néoclassiques considèrent comme capital « tous les facteurs qui permettent de drainer des flux de services productifs, c’est-à-dire toutes les ressources naturelles et artificielles dont la connaissance» (Tacheix, 2005). L’essentiel pour l’analyse néoclassique est qu’il n’y ait pas de diminution du capital global légué entre les générations. Quel que soit la forme du capital, il importe de transmettre un capital global supérieur à ce que l’on a reçu. La substituabilité connaît néanmoins des limites dans le cas de certaines ressources comme la couche d’ozone qui n’est pas substituable.
B. Une structure de préférence stable
Chaque individu (consommateur ou producteur) a une structure de préférence stable (Hypothèse 2). Lionel Robbins dit à ce propos que, « l’individu peut ordonner ses préférences
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Chapitre I – Les fondements théoriques de la valeur économique
et le fait effectivement. C’est le principal postulat de la valeur » (Robbins, 1935). La structure de préférence de chaque individu est matérialisée par sa fonction d’utilité. Cette fonction détermine la valeur des biens et services y compris les biens environnementaux que chaque individu produit ou consomme, sa sympathie pour les générations futures, sa préférence pour le présent … La connaissance de la structure de préférence d’un individu permet d’anticiper sur ses décisions futures. Pour les spécialistes de l’environnement, le comportement de l’individu et les décisions qu’il prend ont un impact énorme sur son environnement et est au cœur des relations économie – environnement. L’environnement est en effet un ensemble de biens dont la problématique relève de la recherche d’une allocation optimale des ressources entre les agents en fonction de leurs préférences. (Tacheix, 2005)
C. La nature psychologique de l’homme
L’impact de la nature psychologique de l’homme (Hypothèse 3) sur son environnement est à son summum dans la conception néoclassique de l’intérêt. Cette dernière a engendré le principe d’actualisation, c’est – à – dire le fait de ramener les gains futurs à leur valeur présente en recourrant à un taux adéquat.
Pour les néoclassiques, l’intérêt est autant la « contrepartie de la productivité marginale du capital que l’effet de la nature psychologique de l’homme, qui préfère le présent au futur et n’entend se départir d’un capital actuel que moyennant une compensation » (Barre, 1965). La nécessité de généraliser cette caractéristique naturelle de l’homme est évoquée par Böhm – Bawerk pour qui, « la différence de valeur entre les biens présents et les biens futurs est un phénomène économique élémentaire, indépendant de toutes les formes pratiques d’organisation » (Böhm – Bawerk in Barre, 1965). Etant donné que les ressources naturelles se raréfient au cours du temps (Malthus, Ricardo), leur valeur future sera plus élevée. En matière d’économie de l’environnement, le principe de l’actualisation est essentiel car la différence entre la valeur actuelle des ressources naturelles et leur valeur future peut être très importante. D’autant plus que des auteurs comme Morgenstern (1972) ont montré la spécificité des biens durables comme l’environnement, dont les services ne sont pas immédiatement consommés, et la limite de la théorie des préférences révélées dans leur cas.
D. La rationalité
Enfin l’hypothèse de la rationalité (Hypothèse 4) montre que les individus cherchent à maximiser leur utilité et jouent sur la substituabilité des facteurs (rares) pour faire des choix dans le but d’obtenir la meilleure satisfaction possible (concept de l’Homo oeconomicus). Les choix effectués par chaque individu expriment ses préférences ; l’efficience et la consistance de ces choix reflètent un comportement rationnel. Aussi, le bien – être de l’individu
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Chapitre I – Les fondements théoriques de la valeur économique
s’achemine – t – il vers le bien – être de la société car les choix individuels sont optimaux. Au sens de Pareto, l’optimum définit une situation dans laquelle il est impossible pour un individu d’améliorer son utilité sans nuire à celle d’un autre. L’optimum économique ne peut exister que dans une situation d’équilibre compétitif et de marché efficient. Dans le cas de défaillances du marché, l’intervention de l’Etat est nécessaire pour réajuster le bien – être des individus à celui de la société. Les défaillances du marché sont à la source de l’analyse en économie de l’environnement où l’on considère les problèmes environnementaux comme la conséquence d’une allocation non optimale des ressources naturelles.
Pour résumer, l’analyse néoclassique de l’environnement traite particulièrement de l’exploitation des ressources naturelles et de leur transmission comme capital, des externalités issues des défaillances du marché et de leur internalisation et surtout elle traite de la question essentielle de l’évaluation économique des biens environnementaux.
Section 3 : L’émergence de l’analyse institutionnelle : vers un renouveau du concept de la valeur
L’économie institutionnelle est un des courants hétérodoxes de l’économie contemporaine. Développée vers la fin du XIXème et le début du XXème siècle par des économistes américains comme Veblen3, Mitchell ou Commons4, elle essaie d’intégrer une théorie des institutions dans l’économie. L’analyse institutionnelle est née d’une contestation de la conception strictement marchande des phénomènes économiques par les auteurs néoclassiques. Les divergences se situent au niveau de la conception de la rationalité (North, 2000) et de la prise en compte de la réalité dans l’analyse. Ces deux notions sont liées étant donné que la rationalité néoclassique présuppose une perception exacte de la réalité par les individus alors que l’économie institutionnelle évoque que la rationalité est plus liée au champ de comportement des individus. Ce champ leur permet d’interpréter la réalité et dépend fortement des institutions dans lesquelles ils ont évolué. Autant la théorie néoclassique fait abstraction de la complexité du monde, autant l’économie institutionnelle tient compte de cette complexité dans son approche. Cette conviction se reflète d’ailleurs dans sa conception de la valeur et dans l’intérêt que ce courant manifeste à l’égard des questions environnementales.
3 Veblen T. 1898, « Why is economics not an evolutionary science ? », Quaterly Journal of Economics, July, pp. 373-397
4 Commons J. R., 1934, Institutional Economics. Its Place in Political Economy, New York, The MacMillan Compagny.
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Chapitre I – Les fondements théoriques de la valeur économique
1. La valeur : un phénomène social et multidimensionnel
L’analyse institutionnelle replace la notion de valeur dans sa dimension sociale car le problème de la rareté et donc de la valeur est au cœur de l’évolution des économies contemporaines (North, 2000). Contrairement aux néoclassiques, les institutionnalistes estiment que la valeur sociale n’est pas la somme des valeurs individuelles. L’approche institutionnelle considère en effet que la société est une notion qui dépasse le simple regroupement d’individus selon une méthodologie holiste. Elle intègre d’autres éléments dont les institutions qu’elles soient formelles ou non. Les individus également ne raisonnent pas de la même manière comme le suppose le postulat de la rationalité néoclassique : ils possèdent des modèles mentaux différents qui sont fonction des transferts de connaissances et de normes qu’ils ont reçus et/ou d’expériences qu’ils ont vécus. L’analyse du comportement des individus se fait dans l’approche institutionnelle par le « champ de comportement humain ».
Le champ de comportement humain se substitue au concept néoclassique de l’Homo oeconomicus. Il est défini comme « l’image du comportement réel des individus plus l’image des institutions plus les facteurs qui influencent ce comportement » (Tacconi, 2000)
Pour les institutionnalistes, il existe une hiérarchie de valeurs. Dans cette hiérarchie,
« les valeurs liées à la continuité de la vie ou à la reproduction sociale sont au – dessus des besoins et désirs quotidiens des individus » (Swaney, 1987). Ils vont encore plus loin dans cette notion quand ils évoquent le fait que les valeurs sociales non seulement priment sur les valeurs individuelles mais elles doivent également les maîtriser et les contrôler. Cette maîtrise est possible grâce à l’existence d’institutions qui sont « l’Action collective en contrôle de l’Action individuelle» (Commons, 1934 in Petit, 2002)
Selon Opschoor (1994), la suprématie de la valeur sociale sur la valeur individuelle est expliquée par le fait que « la société a une espérance de vie plus longue que les individus ». Pour reprendre Petit, « la compatibilité environnementale et la durabilité sont les valeurs ultimes proposées par les institutionnalistes notamment Klaassen et Opschoor. Les institutions, notamment celles qui agissent sur le plan environnemental, ont donc pour objectif de faciliter les décisions qui se basent sur ces valeurs ultimes » (Petit, 2002).
Ce dernier point constitue la pierre angulaire de notre travail de recherche et soulève l’importance de la connaissance de la valeur des ressources dans la prise de décision en matière d’environnement. Il nous introduit par ailleurs à des concepts fondamentaux en économie institutionnelle tels que l’arbitrage et l’action collective. Ces deux principes
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Chapitre I – Les fondements théoriques de la valeur économique
replacent en effet la notion de valeur dans une dimension dépassant la seule sphère du marché.
2. La notion de valeur patrimoniale
L’analyse institutionnelle des problèmes environnementaux stipule l’importance des communautés dans l’internalisation des externalités négatives liées à l’absence ou l’inadéquation des régimes de propriété sur les ressources naturelles. La responsabilisation des communautés locales dans la gestion de leurs ressources met l’accent sur la nécessité de préserver et de valoriser un « patrimoine » local. La définition du patrimoine varie selon les disciplines (Cormier-Salem et Roussel, 2002) mais un élément, qui constitue d’ailleurs un corollaire à cette notion, persiste dans les analyses portant sur la gestion communautaire du patrimoine naturel : celle de la possibilité de pouvoir en donner une appréciation en numéraire. Pour être direct, parler de patrimoine signifie évaluer. Cette évaluation est cependant difficile dans le sens où les écosystèmes et les ressources naturelles possèdent des caractéristiques dynamiques et multifonctionnelles auxquelles s’ajoute la complexité de leur caractère patrimonial. Selon Andriananja et Lapeyre (2005), « la gestion patrimoniale met en avant les différentes valeurs (…) reconnues aux ressources naturelles : aspects esthétique, culturel, support de vie, etc.. » L’idée de transmission est particulièrement mise en avant dans cette gestion, « il s’agit de transmettre aux générations futures une ressource en bon état » (Andriananja et Lapeyre, 2005). La notion de patrimoine induit ainsi à tenir compte de valeurs diverses non monétaires des ressources naturelles notamment leur valeur en tant qu’héritage à léguer aux descendants. Certains auteurs traitent même de l’environnement comme étant un
« espace de représentations dans lequel les humains mènent leur vie » (O’Connor et Spash, ,1999). Ils expliquent ainsi le fait que certaines valeurs ont une dimension très localisée. Certains endroits ou paysages ont plus de valeurs pour les communautés riveraines que pour l’humanité en général ou pour d’autres catégories de populations telles que les chercheurs et scientifiques. Ces considérations culturelles et sociales –donc institutionnelles- très présentes dans les sociétés en voie de développement nous semblent fondamentales dans la réalisation de l’évaluation économique relative à la gestion des ressources naturelles que nous allons effectuer par la suite. A cela s’ajoute la faible monétarisation des communautés rurales qui n’ont pas toujours une appréciation numéraire des biens et services.
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Chapitre I – Les fondements théoriques de la valeur économique
3. L’importance de l’évaluation dans la prise de décision en matière de gestion communautaire des ressources naturelles
Pour Petit (2002), « l’économie institutionnelle a été l’un des premiers courants économiques à fournir une vision compréhensive des questions environnementales ». Les questions environnementales n’ont cependant pas toujours été au centre de l’analyse institutionnelle mais selon Petit (1999 et 2002) toujours, les fondements méthodologiques de ce courant s’adaptaient à leur prise en compte. Même si les prémisses d’une analyse institutionnelle traitant des questions environnementales apparaissent dans les années 50 avec des auteurs comme Klapp (Petit, 2002), les préoccupations environnementales de l’analyse institutionnelle ont été surtout propulsées par Swaney en 1987 avec la référence à la notion de coévolution durable. C’est un concept qu’il a emprunté à Norgaard5 et qui selon lui signifie
« … que les modèles de développement qui posent de sérieuses menaces sur l’évolution compatible des systèmes social et écologique doivent être évités » (Swaney, 1987).
Le concept de coévolution durable met en avant l’importance des conflits relatifs à la gestion des ressources naturelles et la recherche de mécanismes ou arrangements institutionnels pour les résoudre.
Pour reprendre Livingston (1998), « le défi pour les institutionnalistes intéressés par les problèmes d’environnement est clair. Les intérêts environnementaux doivent être inclus dans les décisions sur les ressources naturelles. La nature des décisions font que les conflits sont partout sous – jacents. A cause de l’existence de ces conflits, les arrangements institutionnels doivent être agencés de façon à encourager la coopération, la négociation et un usage judicieux de l’information. Ceci doit être réalisé à un niveau raisonnable de coûts pour la décision » (Livingston in Petit, 2002).
Ainsi, COOPERATION, NEGOCIATION, USAGE JUDICIEUX DE L’INFORMATION sont les éléments – clés de l’analyse institutionnelle des questions environnementales. Ils reflètent l’importance d’intégrer la valeur des ressources dans la prise de décision et introduisent à la notion d’approche participative du processus. Cette approche est possible grâce à la création d’institutions qui permettent d’améliorer et de guider la résolution des problèmes en surmontant les conflits d’intérêts.
Certains auteurs comme Ostrom et Schlager (1992) identifient les communautés, qui sont des institutions « porteuses de l’intérêt collectif » (Petit, 2002), comme étant les institutions capables d’assumer cette fonction. La prise en compte des communautés dans la
5 NORGAARD, R. B, 1984. Coevolutionary agricultural development, Journal of Economic Development and Central, vol. 60, pp. 160-173
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Chapitre I – Les fondements théoriques de la valeur économique
gestion des ressources naturelles constitue le changement institutionnel nécessaire pour parvenir à une évolution durable dans les questions et politiques environnementales. En effet, les communautés peuvent exercer un « contrôle social » et le système institutionnel de type bottom up induit par l’inclusion des communautés dans les politiques et processus de prise de décision environnementaux peut résoudre les conflits inhérents à la gestion des ressources naturelles
Les communautés, qui ne sont ni Etat ni acteur privé, peuvent résoudre les défaillances de l’Etat et du marché. Pour l’Etat, les défaillances se matérialisent par les problèmes d’accès libre et de surexploitation des ressources alors que pour le marché, les défaillances entraînent des externalités (négatives souvent) dont les plus importants sont les coûts de transaction. Les coûts de transaction incluent tous « les coûts nécessaires à l’acquisition et au traitement de l’information » (North, 2000). Les communautés sont les mécanismes sociaux capables d’internaliser les externalités et réduire les coûts de transaction ; elles sont une des institutions phares de l’Action collective.
Néanmoins les expériences montrent que les communautés dont le seul objectif est l’autorégulation souffrent de problèmes de constitution et de durabilité tout comme les groupes d’intérêt. Les communautés qui connaissent de telles difficultés doivent se restructurer et offrir à leurs membres des incitations intéressantes pour participer à l’action collective. Les incitations garantissant le succès des communautés dans le rôle qui leur est affecté couvrent un spectre large. Elles peuvent être : la proximité des espaces protégés et la matérialisation de leurs limites pour les usagers, la faible dimension et la solidarité du groupe d’usagers et son aptitude à communiquer, l’existence d’obligations à l’intérieur du groupe et des sanctions en cas d’infractions, l’évidence des offenses commises contre les règles communes d’usage et enfin la volonté de l’Etat de tolérer des autorités à la base de la localité (Wade, 1988)
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Table des matières
INTRODUCTION
Première Partie LE CONCEPT DE L’EVALUATION ECONOMIQUE DES RESSOURCES NATURELLES : APPORTS ET LIMITES
CHAPITRE I : LES REFLEXIONS THEORIQUES AUTOUR DE LA VALEUR ECONOMIQUE
Section 1 : L’apport des pensées classique et marxiste dans la détermination de la valeur
1 La valeur dans la pensée classique : un essai de dissocier économie et ressources naturelles
A. Adam Smith et le concept de la valeur commandée
B. Le concept de la rente de David Ricardo ou l’attribution d’une valeur intrinsèque à une ressource naturelle : la terre
C. Extension et généralisation de la théorie de la rente ricardienne
2. La valeur – travail de Marx et l’évocation d’une dégradation des ressources naturelles conséquente à l’activité économique
Section 2 : L’analyse néoclassique et son rôle dans la conception théorique de l’évaluation économique des ressources naturelles
1. La valeur : une notion fondée sur l’utilité
2. Les déterminants néoclassiques de la valeur
A. L’homogénéité et la substituabilité des facteurs
B. Une structure de préférence stable
C. La nature psychologique de l’homme
D. La rationalité
Section 3 : L’émergence de l’analyse institutionnelle : vers un renouveau du concept de la valeur
1. La valeur : un phénomène social et multidimensionnel
2. La notion de valeur patrimoniale
3. L’importance de l’évaluation dans la prise de décision en matière de gestion communautaire des ressources naturelles
CHAPITRE II : LES THEORIES A LA BASE DE L’EVALUATION ECONOMIQUE
Section 1 : L’économie des externalités et du bien –être,
1. Les principes de l’économie des externalités et du bien – être
2. La prise en compte du bien – être dans l’évaluation économique par l’Analyse Coûts – Avantages
3. La prise en compte des externalités dans l’évaluation économique par l’Analyse Coûts – Avantages
A. Les « externalités négatives » ou les coûts environnementaux
B. Les externalités positives ou les bénéfices environnementaux mais pas nécessairement.
Section 2 : Le paradigme du développement durable ou la nécessité d’une évaluation économique du capital naturel
1. La soutenabilité faible
2. La soutenabilité forte
3. La nécessité de l’évaluation inhérente aux principes du développement durable
B. La notion de capital naturel et l’évaluation des biens environnementaux
C. Le PIB « vert » ou l’évaluation du bien-être et de la croissance économique
CHAPITRE III : LES OUTILS D’EVALUATION ECONOMIQUE
Section 1 : L’Analyse Coûts – Avantages
1. Le principe
2. La Valeur Economique Totale
3. Les techniques d’évaluation en Analyse Coûts – Avantages
A. Les méthodes basées sur les fonctions dose-effet ou évaluations par les effets physiques
B. Les méthodes basées sur le comportement humain
4. Les limites de l’Analyse Coûts – Avantages
Section 2 : L’analyse multicritère
Deuxième Partie UN ESSAI D’EVALUATION ECONOMIQUE : LE CAS DE LA GESTION COMMUNAUTAIRE DE NOSY VE
CHAPITRE IV : LA GESTION COMMUNAUTAIRE DE NOSY VE – Etat Des Lieux
Section 1 : Présentation de la gestion communautaire de Nosy Ve
1. Les caractéristiques
2. Le site de Nosy Ve
3. La structure de gestion
A. La FIMIMANO (Fikambanana Miaro sy Mampandroso an’ny Nosy Ve) : organe de gestion et représentant de la Communauté
B. La convention de la FIMIMANO
C. Les ressources de la FIMIMANO
Section 2 : Présentation générale de la Commune rurale d’Anakao
1. Présentation et localisation
2. Les activités économiques
A. La pêche : principale activité économique des villageois mais la moins rentable pour la commune
B. Le tourisme : une manne financière pour la commune
CHAPITRE V : LA METHODE D’EVALUATION PROPOSEE POUR LA GESTION COMMUNAUTAIRE DE NOSY – VE
Section 1 : Les principes de la méthode
Section 2 : L’Analyse Coûts Avantages
Section 3 : L’analyse multicritère
1. L’élaboration de la structure des indicateurs et critères
2. La construction du radar et son interprétation
CHAPITRE VI : L’EVALUATION ECONOMIQUE DE LA GESTION COMMUNAUTAIRE DE NOSY VE
Section 1 : L’Analyse Coûts – Avantages de Nosy Ve
Section 2 : L’analyse multicritère de la gestion communautaire de Nosy Ve
1. Visualisation du radar
2. Analyse et recommandations
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
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