Les textes et programmes officiels d’enseignement du français
La nécessité de l’enseignement de la lecture littéraire
Quelle conception de la lecture littéraire au Gabon ?
D’après notre lecture des programmes d’enseignement du français au Gabon et du plan de formation des FEF (ENS, 2016, 2017), l’organisation des cours établit la lecture méthodique comme un synonyme de la lecture littéraire. En effet, pour la majorité des enseignants de français du secondaire au Gabon, la lecture des textes littéraires reste une explication de texte (Ovono, 2014). Dans la pratique, les différentes méthodes de lecture (lecture expliquée, lecture méthodique) proposent « d’aller à l’essentiel de la polysémie d’un texte, de sa nature et sa spécificité, en s’efforçant de construire une hypothèse de signification » (Bé, Biyi, Mabika et Zomo, 2012, p. 4). Il en résulte un enseignement magistral de connaissances littéraires au détriment de la réception du texte et son interprétation par le lecteur (Nguimbi, 2015). Dans cette perspective, l’enseignement du français se présente comme un apprentissage de savoirs déclaratifs du fait que l’enseignant cherche uniquement à faire acquérir aux élèves un vocabulaire exact et pertinent et des outils nécessaires à l’analyse.
Toutefois, lorsque le lecteur est sollicité comme le recommandent les textes officiels (MEN, 2002 ; MEN et IPN, 2012), l’enseignement de la lecture littéraire au Gabon se rapproche de la conception de la lecture comme distanciation. Dans cette perspective, il s’agit d’une mise à distance du lecteur par rapport au texte, c’est-à-dire d’une observation objective et savante des textes visant à échapper à la subjectivité du lecteur et à ses caprices. La prise en compte du lecteur à travers son investissement subjectif est exclue, car cela serait source de faussetés (MEN et IPN, 1993). Alors, comment parler de lecture littéraire si la participation du lecteur en est écartée ?
La remise en question des approches traditionnelles
Nous entendons par « approches traditionnelles » toutes les méthodes de lecture héritières des approches formalistes, occultant la participation effective des lecteurs. Ces méthodes reposent essentiellement sur un enseignement magistral, sans implication véritable des lecteurs. Dans le cas de l’enseignement du français au Gabon, il s’agit précisément de la lecture expliquée et la lecture méthodique.
La persistance des approches traditionnelles avec l’enseignement de la lecture méthodique est un obstacle à l’avènement du lecteur et donc à la formation de sujets lecteurs (Deronne, 2011a ; Ahr, 2014). Ces vingt dernières années, plusieurs recherches ont été menées sur l’enseignement de la lecture littéraire de la maternelle à l’université (Rouxel, 1996 ; Tauveron, 1999 ; Dufays et al., 2005 ; Falardeau et al., 2007). Dufays et al., (2005), dans leur ouvrage relèvent que pour certains théoriciens, la lecture littéraire passerait par une explication formelle des processus narratifs ou stylistiques, le texte littéraire étant présenté comme un objet langagier clos et autosuffisant. Selon Rouxel (1996), il faut proposer dans la classe de français des activités utiles à la formation intellectuelle des élèves : « il s’agit de faire de l’élève un lecteur efficace et habile » (p. 16). Aussi, il faut éviter de développer chez le lecteur des comportements mécaniques, mais plutôt enseigner la lecture littéraire, car l’une de ses particularités est sa capacité à provoquer des lectures personnelles toujours différentes.
Pour Langlade et Fourtanier (2007), il convient de montrer aujourd’hui tout l’intérêt didactique d’un renouvèlement des pratiques scolaires de la lecture. En effet, la lecture littéraire reconnait que le lecteur joue le rôle d’un sujet actif qui construit le sens du texte. Il importe alors que le lecteur s’implique dans la reconfiguration du texte, car chaque lecteur complète l’œuvre selon sa subjectivité. Quels sont alors les enjeux d’une didactique centrée sur l’apprenant ?
Finalités de l’enseignement de la lecture littéraire
Si l’on veut que les enseignants de français ne réduisent pas leur activité à faire acquérir aux élèves un répertoire de références, il est indispensable de préciser les finalités auxquelles répond l’enseignement de la lecture littéraire. La multitude de rencontres et travaux organisés sur l’enseignement de la lecture littéraire souligne la place centrale de l’apprenant dans la compréhension et l’interprétation des textes littéraires. D’après les programmes officiels sur l’enseignement du français au Gabon dont les objectifs sont restés les mêmes depuis 1993, il faut « former des hommes équilibrés, capables de raisonner, de se servir de leur cerveau qui n’est pas un sac qu’il suffit de bourrer, mais une valeur multiforme à découvrir, à soutenir et à développer » (MEN, 1995, p. 3). Autrement dit, l’enseignement du français ne se réduit pas à une transmission de savoirs, car c’est le lieu de la formation à la réflexion et à l’élaboration d’un jugement personnel.
Aujourd’hui, la lecture littéraire, définie comme « un processus dialectique qui requiert l’implication (lecture subjective) et la distanciation (lecture objective) de la part des sujets lecteurs » (Ahr, 2014, p. 13), invite à ménager un espace où la voix du sujet lecteur pourra se faire entendre et se nourrira de celles de ses pairs dans un va-et-vient dialectique. Cette conception dialectique de la lecture littéraire présente des enjeux didactiques avérés. D’après Dufays (2013), la lecture littéraire aujourd’hui doit inspirer l’action des enseignants et des élèves pour arriver à la production de lectures singulières. Elle doit représenter un cadre idéal pour la programmation des activités d’enseignement et pour la formation des sujets lecteurs.
Il reste que si l’école est le lieu de la formation de la personnalité (MEN, 1995 ; Rouxel, 1996 ; Dufays et al., 2005), les approches exploitées dans la classe de français au Gabon réduisent l’apprenant à un simple exécutant. Comme le montre le dernier rapport sur l’enseignement du français au Gabon (Assoumou-Mombey, 2011) et les travaux sur la formation initiale au Gabon (Makaya, 2013), les objectifs de construction de l’individu, visés par les Instructions officielles, ne sont pas atteints. Ainsi, à la suite des inspecteurs et conseillers pédagogiques de français du Gabon (Ovono Obame, 2014), nous pensons qu’il est urgent de repenser la formation initiale des FEF pour des actions didactiques efficaces.
Question de recherche
Compte tenu des difficultés et des limites des approches traditionnelles dans l’enseignement du français et la formation des enseignants, nous nous sommes demandée comment former à la lecture littéraire les futurs enseignants de français au secondaire.
En nous appuyant sur la revue de littérature qui précède, nous pensons qu’il faut amener les enseignants en formation de français à entrer dans une démarche réflexive pour interpréter un texte littéraire. C’est pourquoi dans cette recherche nous soulignons la nécessité de varier les activités des apprenants dans l’enseignement de la lecture littéraire. En réalisant un dispositif d’enseignement susceptible de stimuler l’activité fictionnalisante2 des lecteurs, nous voulions proposer une alternative aux approches traditionnelles dénoncées précédemment. Selon nous, la confrontation des lectures individuelles des enseignants en formation pourrait être une source d’enrichissement pour la construction du texte singulier du lecteur. Inspirée des travaux en cours (Burdet et Guillemin, 2013a ; Sauvaire, 2015), notre dispositif d’enseignement a combiné différentes activités en mesure d’amener les FEF à se comprendre comme sujets lecteurs et à se représenter comme tels en situation de classe.
C’est un défi didactique, car les exercices traditionnels en cours dans le secondaire au Gabon ne prennent pas en compte le sujet lecteur. Nous espérons que les futurs enseignants se considèreront comme tels pour susciter les lectures subjectives de leurs élèves et ainsi dissiper les tensions évoquées. Dans cette perspective, la lecture littéraire contribuerait à former la subjectivité des SLE, notamment en permettant la prise de conscience de soi comme lecteur. Sur le plan théorique, il s’opère donc un recentrement du texte vers le lecteur. Tout comme nous passons du lecteur modèle proposé par Eco (1979), qui aurait à la fois des compétences textuelles et des compétences encyclopédiques (extratextuelles), au lecteur réel, riche dans sa singularité et ouvert aux expériences collectives.
Dans cette recherche qui se limite au contexte gabonais, la question de recherche se déclinera à travers les objectifs de recherche suivants.
Objectif de la recherche
Objectif général
Nous voulions observer et interpréter l’investissement des FEF dans la lecture à partir de la mise en œuvre d’un dispositif d’enseignement d’une œuvre intégrale pour comprendre comment former des sujets lecteurs enseignants à l’ENS au Gabon.
2 Pour Langlade et Fourtanier, l’activité fictionnalisante renvoie aux « multiples déplacements de fictionalité dus à l’implication des lecteurs » (2007, p. 104). Il s’agit de tout se qui nourrit l’imaginaire du lecteur pour produire une interprétation.
Objectifs spécifiques
En regard de cet objectif général, dans le tableau suivant, nous explicitons les objectifs spécifiques de ce projet.
Cette recherche à visée formative est axée sur l’enseignement du français au secondaire. En réalisant notre dispositif d’enseignement, nous voulons analyser comment les FEF s’investissent dans la lecture littéraire, pour comprendre comment former les SLE dans le secondaire au Gabon.
Pertinence de la recherche
Pertinence sociale
Notre recherche apparait pertinente sur le plan social, car elle souscrit aux recommandations du ministère de l’Éducation nationale (MEN et IPN, 2012) en ce qui concerne les objectifs de formation dans le système éducatif gabonais. Or, il apparait que la performance d’un système éducatif est fondée sur la qualité des enseignants (Dufays et Thyrion, 2004). De plus, le rôle des enseignants de français s’avère essentiel pour le développement des compétences interprétatives des lecteurs (Vibert, 2013). Par ailleurs, la formation initiale des enseignants est l’une des préoccupations des instances éducatives du Gabon (MEN, 2012) et pour la recherche en didactique du français (Bucheton et Chabanne, 2001 ; Dufays et Thyrion, 2004 ; Bucheton et al., 2014). Tel que le mentionne Émery-Bruneau (2011), il faut former des sujets lecteurs enseignants pour leur permettre de recentrer leurs activités sur les lecteurs réels et favoriser chez l’apprenant une attitude réflexive pendant ses lectures (Sauvaire, 2013). Par le biais de cette recherche, nous souhaitons apporter notre contribution à la formation des FEF. Nous réaliserons un dispositif didactique transférable dans leur pratique et adapté à leurs besoins. Cette recherche s’avère aussi pertinente sur le plan social, car elle permettra la collaboration entre chercheurs, enseignants formateurs, FEF et les instances éducatives du Gabon (IPN et ENS) dans un projet de recherche. Dans cette thèse, la lecture littéraire est envisagée comme une réponse aux objectifs de formation à l’enseignement du français au Gabon, contenus dans les Instructions officielles (MEN, 2002).
Une fois formés, les FEF pourront se placer comme des sujets lecteurs dans leurs classes à venir, ce qui pourrait marquer une rupture avec les approches traditionnelles. Étant donné qu’un texte littéraire n’advient véritablement que lorsque chaque lecteur lui a donné sa forme ultime (Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011), et que l’enseignement de la lecture littéraire implique l’investissement subjectif des lecteurs, notre intérêt pour la formation des SLE en est renforcé.
Pertinence scientifique
Scientifiquement, notre recherche s’avère également pertinente, car la mise en œuvre d’un dispositif d’enseignement de la lecture littéraire dans la formation FEF au Gabon pourrait permettre de documenter les rapports entre investissement subjectif, réflexivité du lecteur et réflexivité du SLE. Comme il est mentionné dans la problématique, il convient de préciser que l’enseignement de la lecture littéraire au Gabon se réduit à l’acquisition des savoirs déclaratifs et à l’effacement du lecteur. En occultant la subjectivité du lecteur, les documents officiels ne permettent pas de comprendre comment former des sujets lecteurs. Cette recherche vise à mieux comprendre comment former les SLE, condition essentielle pour former des sujets lecteurs élèves. Autrement dit, les données recueillies sur le terrain serviront à produire de nouvelles connaissances sur l’enseignement de la lecture littéraire et la formation des FEF au secondaire au Gabon. Par ailleurs, la formation des sujets lecteurs enseignants pourrait accroitre nos connaissances sur les activités permettant la prise en compte de la subjectivité des lecteurs. Nous pensons que les résultats de notre recherche pourraient alimenter les programmes de formation des FEF du secondaire, et ainsi ouvrir de nouvelles pistes de réflexion pour la recherche au Gabon.
En travaillant avec des enseignants en formation à l’enseignement du français, cette recherche laisse entrevoir la possible comparaison entre les pratiques traditionnelles de l’enseignement du français (MEN, 2002) et les pratiques actualisées de la lecture littéraire (Dufays et al., 2005 ; Falardeau et al., 2007). D’une part, en distinguant chez les FEF leurs conceptions de la lecture littéraire nous pourrons mieux cerner les difficultés de cet exercice et leurs attentes de formation. D’autre part, la pertinence de cette recherche est qu’elle permet de passer d’un enseignement dans lequel les connaissances de l’enseignant font figure de norme à la prise en compte de la subjectivité (Langlade, 2008) pour la construction des sujets lecteurs et des SLE.
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Table des matières
Introduction
I. Problématique de la recherche
1. Mise en contexte
1.1. Les textes et programmes officiels d’enseignement du français
1.2. De la lecture méthodique à la lecture littéraire
1.3. La formation des enseignants : difficultés rencontrées
1.3.1. Analyse du plan de formation de l’ENS
1.3.2. Enjeux didactiques de la formation des FEF au Gabon
1.3.3. Difficultés rencontrées pour la formation des enseignants
1.3.4. Tensions entre tradition pédagogique et avancée de la recherche
2. La nécessité de l’enseignement de la lecture littéraire
2.1. Quelle conception de la lecture littéraire au Gabon ?
2.2. La remise en question des approches traditionnelles
2.3. Finalités de l’enseignement de la lecture littéraire
3. Question de recherche
4. Objectif de la recherche
4. 1. Objectif général
4. 2. Objectifs spécifiques
5. Pertinence de la recherche
5.1. Pertinence sociale
5.2. Pertinence scientifique
II. Cadre théorique
1- Les modèles d’enseignement des textes littéraires au secondaire au Gabon
1.1. La lecture expliquée
1.1.1. La prégnance de l’intention de l’auteur
1.1.2. Une démarche objective
1.2. La lecture méthodique
1.2.1. Qu’est-ce que la lecture méthodique ?
1.2.2. La lecture méthodique et la place du lecteur
2- La lecture littéraire
2. 1. Les fondements théoriques de la lecture littéraire
2.1.1. Les théories de la lecture
2.1.2. Compréhension et interprétation du texte littéraire
2.1.3. Les lecteurs réels à travers le concept de lecture littéraire
2. 2. La dialectique distanciation participation
2. 3. La lecture subjective
3. Les sujets lecteurs enseignants
3. 1. Un préalable à l’enseignement de la lecture littéraire
3.2. Des enseignants formés à la réflexivité
4. Le concept de posture
4.1. Les postures de lecture
4.2. Les postures des enseignants
III. Méthodologie
1. Le devis de recherche qualitative
2. Types de recherche en didactique
2.1. La recherche formation
2.2. Recrutement des participants
3. Le choix de l’oeuvre intégrale
3.1. Corpus littéraire du secondaire au Gabon
3.2. La lecture de la poésie au lycée
3.3. Justification du choix de l’oeuvre
3.4. Le contexte religieux au Gabon
3.5. Présentation du recueil Les temps déchirés
4. Quel dispositif mettre en oeuvre pour former des sujets lecteurs enseignants ?
4.1. Définition du dispositif d’enseignement
4.2. Activités prévues pour la formation des SLE
4.3. Visées de formation et de recherche des activités proposées
5. La séquence didactique
5.1. Présentation de la séquence didactique
5.2. Les outils de lecture
6. La collecte des données
IV. Présentation et analyse des données
1. Un aperçu des données recueillies
1.1. Les données principales
1.2. Les données complémentaires
2. Sujet Libreville
2.1. Présentation du sujet
2.2. Résultats de l’analyse des données du sujet Libreville
2.3. Conclusion partielle
3. Sujet Ntoum
3.1. Présentation du sujet Ntoum
3.2. Résultats d’analyse des données du sujet Ntoum
3.3. Conclusion partielle
4. Sujet Oyem
4.1. Présentation du sujet Oyem
4.2. Résultats de l’analyse des données d’Oyem
4.3. Conclusion partielle
5. Sujet Gamba
5.1. Présentation du sujet Gamba
5.2. Résultats de l’analyse des données du sujet Gamba
5.3. Conclusion partielle
6. Sujet Makokou
6.1. Présentation de Makokou
6.2. Résultats de l’analyse des données du sujet Makokou
6.3. Conclusion partielle
7. Sujet Mouila
7.1. Présentation du sujet Mouila
7.2 Résultats de l’analyse des données du sujet Mouila
7.3. Conclusion partielle
8. Sujet Lambaréné
8.1. Présentation du sujet Lambaréné
8.2. Résultats de l’analyse des données du sujet Lambaréné
8.3. Conclusion partielle
9. Sujet Mitzic
9.1. Présentation du sujet Mitzic
9.2. Résultats de l’analyse des données de Mitzic
9.3. Conclusion partielle
V. Interprétation des données
1. Être FEF : une posture contradictoire
1.1. Les représentations de l’enseignement par les FEF
1.2. L’enseignant de français : des postures diverses
1.3. La figure de l’auteur impliqué
2. Investissement subjectif des lecteurs
2.1. La domination des ressources épistémiques
2.2. Les ressources cognitives
2.3. Les ressources psychoaffectives
2.4. Les ressources axiologiques et socioculturelles
3. La réflexivité du lecteur
3.1. Les modalités observées de la réflexivité du lecteur
3.2. L’apport des pairs à la compréhension de soi comme lecteur
4. La réflexivité du SLE
4.1. La mise à distance de la lecture littéraire par les FEF
4.2. Les degrés de la mise à distance des savoirs et des pratiques didactiques
4.3. Les autres modalités de la réflexivité du SLE
4.4. Conclusion partielle
5. Quels outils pour quels résultats ?
6. Analyse transversale
6.1. Subjectivité et réflexivité du lecteur
6.2. Réflexivité du lecteur (D) et Réflexivité du SLE (E)
Conclusion générale
1. Apports théoriques et didactiques
2. Les contraintes du contexte institutionnel
3. Les limites de la recherche
4. Perspectives
Bibliographie
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