Les tests génétiques en accès libre (soit l’acronyme « TGAL » ) sont vendus directement aux consommateurs, notamment sur l’Internet. Apparu au tournant des années 1990-2000, ce marché se construit en l’absence de prescription médicale lors de la vente et d’accompagnement par un professionnel de santé lors de l’accès aux résultats. Notre thèse exclut certains types de TGAL (les tests dits « d’ancestralité », ou encore ceux de liens de filiation, telle la paternité), et se focalise sur ceux ayant trait à des questions de santé, de physiologie (éventuellement, de performances sportives), ou de comportement (éventuellement, de santé dite « mentale »). Ces tests se situent à l’interface de domaines aussi divers que ceux des pratiques médicales et de santé, de la biologie, de l’informatique, et du développement d’Internet en tant que média et projet. Il s’agit d’un e-marché en pleine expansion, animé par au moins cent cinquante entreprises .
Ce développement est extrêmement controversé de par les multiples questions auxquelles il renvoie. Les divers types d’acteurs qui participent de ces controverses incluent des agences de régulation des produits de santé (qui rencontrent des difficultés à fixer une catégorie juridique aux produits), des agences de recherche (qui peuvent attribuer des bourses à certaines entreprises), des bioéthiciens, des juristes, des médecins, des scientifiques (dont certains ont mis au point des brevets sur les tests) et des industriels qui cherchent de manière générale à valoriser la génomique (entre autres via les TGAL, ou en vendant des services autour de ces produits). Dans la suite du texte, la notion « d’acteur » sera employée pour qualifier des entités génériques (le corps médical, l’industrie pharmaceutique, etc.), et celle de « personne » inclura les termes « agents » et « individus » traditionnels de la sociologie. Ces forces en présence n’ont pas forcément de positions arrêtées sur les TGAL, et les prises de position ne correspondent pas terme à terme à des types donnés d’acteurs, notamment pour deux raisons. D’une part, les réponses aux questions auxquelles renvoie le marché des TGAL sont loin d’être définitives, et cette absence de réponse provient notamment de l’aspect dynamique de la génétique, ou encore du caractère nouveau (voire précoce) de ce marché. Les articles académiques qui documentent ces controverses en appellent ainsi à des recherches supplémentaires. D’autre part, les diverses questions en jeu sont autant de points qui se télescopent ou non, et qui font des TGAL un objet traversé par diverses dimensions. Cette complexité se joue notamment du point de vue de la santé publique et de la bioéthique, ces dernières ayant entre autres pour tâche d’orienter les priorités qui doivent présider à la santé des populations. Par exemple, la notion de « rapport coût-bénéfice » illustre littéralement cette tâche de priorisation. De manière plus globale, la Banque de Donnnées en Santé Publique estime que « le champ d’action de la santé publique couvre tous les efforts sociaux, politiques, organisationnels qui sont destinés à améliorer la santé de groupes ou de populations entières » .
Pour complexifier le tableau de ces controverses, précisons qu’elles se déploient à l’échelle internationale, avec des déclinaisons régionales qui diffèrent en fonction des législations nationales concernant l’usage des tests génétiques et leur commercialisation. Enfin, les utilisateurs eux-mêmes alimentent indirectement ces controverses, que ce soit par leurs achats ou, à l’inverse, par les quelques actions en justice qui ont fait suite à ces achats . Sur un plan juridique, ces actions viennent doubler les plaintes déposées par les agences de régulation, bien qu’elles ne concernent pas les mêmes entreprises, pas les mêmes motifs, et que leur portée ne soit pas du tout la même (les secondes attaquent des entreprises largement discréditées sur un plan scientifique).
Revenons sur les questions soulevées par les TGAL pour en présenter la diversité. Les tests sont-ils vraiment utiles sur un plan médical (Covolo and al., 2015), et/ou relèvent-ils de la « supercherie » scientifique [« snake-oil » ] ? Comment sont-ils compris et accueillis dans la communauté des praticiens médicaux (Goldsmith and al., 2013), et vont-ils s’articuler au système de santé, voire l’encombrer inutilement (Roberts et Ostergren, 2013) ? Accroissent-ils « l’autonomie » des acheteurs, dans leur rapport à la santé (Vayena, 2015), et les consommateurs comprennent-ils les tests et agissent-ils de manière cohérente vis-à-vis des résultats (McBride and al., 2010) ? Sont-ils psychologiquement dangereux pour les acheteurs (O’Neill and al., 2015), ou menacent-ils leur vie privée ? Participent-ils d’un monopole sur les biens de santé (Sterckx and al., 2013) ? Etc. Dans les médias, les articles sur les TGAL déclenchent des discussions abondantes, comme en attestent les quatre cent vingt commentaires générés sur le site du New York Times par un article qui souligne la nonconcordance des résultats génétiques délivrés par trois entreprises .
Ces diverses questions peuvent être réparties en deux grandes catégories de controverses. La première catégorie, que nous appellerons « scientifico-médicale », a trait à la dimension épistémique des tests génétiques (i.e. leur contenu biomédical ; par exemple, les TGAL sontils valides sur un plan scientifique comme médical, et le seront-ils jamais ?). La seconde que nous appellerons « éthico-médicale » (ou « éthique »), a trait aux modalités de diffusion de ces tests ainsi qu’à leurs conséquences (par exemple, peuvent-ils être vendus en dehors d’un contrôle strict par des professionnels de la santé ? Ont-ils une utilité éducative, ou encore ludique ? Etc.). Ces deux catégories se recoupent dans certaines de leurs implications, comme l’illustrent les classifications des Dispositifs Médicaux de Diagnostics In-vitro (In vitro Diagnostic Medical Devices) par les agences de régulation européenne (EPC et CEU, 1998) et américaine (Sarata et Johnson, 2014). Par exemple, toutes deux considèrent qu’un dispositif médical qui livre des résultats valides et simples (i.e. aspect scientifico-médical), et dont les conséquences (sanitaires ou psychologiques) sont mineures ou non dangereuses (i.e. aspect éthico-médical), pourra être vendu en libre accès (i.e. aspect éthico-médical). Cet exemple sera détaillé ultérieurement (cf. Chapitre I, sous-section « Controverse éthicomédicale »).
La principale raison qui a guidé notre choix de catégorisation renvoie à l’hypothèse centrale de notre travail, qui est exposée plus loin. Pourtant, d’autres auteurs ont fait d’autres choix de catégorisation. À en juger par la revue de littérature qui intègre le plus grand nombre d’articles (i.e. cent dix-huit articles qui comprennent des données/analyses de première main), les TGAL soulèvent cinq types de questions, comme le rapporte la Figure 1, qui est extraite de cette revue (Covolo and al., 2015).
SOCIOLOGIES DES ENTREPRISES ET DU MARCHE
La sociologie économique, qui « étudie les faits économiques comme des faits sociaux », prend place dans les décennies 1890-1920, avant de s’estomper à partir des années 1930 au profit d’un partage plus strict entre théorie économique (étude des comportements rationnels des individus) et sociologie des comportements non rationnels, et opère son retour depuis les années 1980 (Steiner, 2011 [1999]). L’importante diversification de la sociologie économique qui a eu lieu depuis les années 1990-2000, appelle pour l’heure la nécessité de cumuler les études empiriques à la fois en interne et en transversalité avec d’autres disciplines, que ce soit avec les champs disciplinaires voisins (science économique, science de la gestion) ou avec une sociologie plus générale (Bernard de Raymond et Chauvin, 2014, 189- 90).
La sociologie de l’entreprise, en émergeant progressivement de la sociologie économique (Thuderoz, 2010 ; Piotet et Sainsaulieu, 1994) et de la sociologie des organisations ou de celle du travail (Lafaye, 2012: 83-88 ; Ballé, [1990] 2009: 112 ; Bagla, 2003), participe ainsi de cette diversification. Cette sociologie décrit l’entreprise comme un lieu où des membres se coordonnent autour d’une identité, d’accords, d’un bien commun (Bernoux, 2009 [1995] : 13). Ainsi doit-elle développer une double approche, celle de l’acteur stratégique, qui perçoit les « actions individuelles comme la source des faits collectifs », et celle du lien social, qui « appréhende le fait collectif à travers les phénomènes d’identité, de culture, et d’accords » (p°171). C’est pourquoi il n’est pas évident d’établir un partage net entre le changement dans et par l’entreprise, et le changement de la société (p°217). L’entreprise est une institution (avec ses règles, ses normes, ses conventions, etc.) qui, en interaction avec d’autres institutions (p°265), a une fonction d’orientation et de régulation sociale globale (p°269).
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Table des matières
INTRODUCTION
1. PROBLEMATIQUE
2. PRESENTATION DE LA THESE
MÉTHODOLOGIE GÉNÉRALE
1. CADRE DE LA THESE
2. APPROCHE INDUCTIVE DES RAPPORTS ENTRE CHAMPS SCIENTIFIQUE / MEDICAL
3. L’ENQUETE DE TERRAIN : SILICON VALLEY, ET WEBOGRAPHIE
CHAPITRE I. VIE ET MORT DES ENTREPRISES DE TGAL
1. CONTEXTE TECHNOLOGIQUE, ET RECHERCHE EN GENETIQUE
2. LES CONTROVERSES LIEES AUX TGAL : ENTRE SCIENCES ET MEDECINE
3. PREMISSES ET DEVELOPPEMENT DU MARCHE (199?-2006)
4. MASSIFICATION & DISPARITION DES VENTES (2007-2012)
CHAPITRE II. (DE)MÉDICALISATION (DE)PROFESSIONNALISATION
1. MEDICALISATION & BIOMEDICALISATION
2. UNE INSTITUTION MEDICALE OPPOSEE, MAIS PAS UNANIME
CHAPITRE III. TYPOLOGIE DYNAMIQUE DES « ENTREPRISES » : ENTRE SCIENCE, MEDECINE, ET MARCHE
1. DIMENSION « RECHERCHE SCIENTIFIQUE »
2. DIMENSION MEDICALE
3. PRECISIONS METHODOLOGIQUES ET ASPECTS GENERAUX
4. SYNTHESE DES RESULTATS
CHAPITRE IV. LES « CLUSTERS » AMERICAINS : DES LIENS INDUSTRIELS, FINANCIERS, COMMERCIAUX ET « CULTURELS »
1. LA GENOMIQUE ET L’INFORMATIQUE
2. L’E-SANTE, L’INFORMATIQUE, ET L’EXPANSION VERS LE RESTE DU MONDE
CHAPITRE V. L’AUTONOMIE DE LA PROFESSION MEDICALE
1. UNE PERTE DE POUVOIR MEDICAL ?
2. UN MOUVEMENT TARDIF ET AMERICAIN D’INTENSIFICATION DES LIENS AVEC LA MEDECINE
3. L’ARRIVEE TARDIVE DES INSTITUTIONS DE PRATIQUES MEDICALES QUI VENDENT DES TGAL
4. LA MEDECINE, UNE ACTIVITE PRUDENTIELLE
CONCLUSION