Lorsqu’il est question de la valorisation du patrimoine culturel (immatériel), toutes les voix semblent s’accorder sur le fait que cela passe par sa numérisation. Il ne s’agirait toutefois pas d’affirmer que la numérisation fait entrer la culture et le patrimoine dans le « secteur productif » comme disent les économistes mais plutôt que la numérisation est présentée comme le vecteur privilégié de développements économiques et technologiques. L’économie de la culture (ou économie culturelle) a depuis les années 1970 installé les arts et la culture dans le secteur productif (Boulding, 1978 ; Galbraith, 1973). En France, un récent rapport intitulé « Valoriser le patrimoine culturel de la France » (2011) commandé par le Conseil d’analyse économique a fait date. Il est porté par David Thesmar et Françoise Benhamou, deux économistes faisant autorité dans le domaine de l’économie culturelle. Dans sa recommandation n°8, ce rapport insiste sur le rôle central de la numérisation du patrimoine immatériel : « Accentuer le rythme de la numérisation du patrimoine immatériel. Les fonds ainsi numérisés doivent être mis gratuitement à disposition du public, via Internet (dans le respect des droits de propriété intellectuelle). Investir dans la recherche développement en matière de conservation pérenne de documents numérisés, ainsi qu’en vue de l’amélioration des fonctions de recherche.» (Benahmou et Thesmar, 2011, p.81) .
Cette recommandation intervient juste après que les auteurs aient rappelé que la numérisation est le principal levier de mise en valeur du patrimoine immatériel, en insistant sur le fait que la puissance publique a son rôle à jouer dans ce domaine et devrait y consacrer des financements. Mais, les auteurs le concèdent, l’argent public est une ressource précieuse et les budgets publics sont de plus en plus tendus. Ainsi, la logique économique ne verrait-elle pas d’opposition à ce que la numérisation des collections des grandes bibliothèques soit confiée aux industriels du numérique comme Google, qui proposent ici et là, mais souvent dans des institutions prestigieuses, de s’occuper gratuitement de cette tâche très coûteuse. Le rapport n’est pas plus explicite sur ce point. Il ne creuse pas plus la question des intérêts économiques et technologiques des industriels de l’information dans la numérisation du patrimoine ; alors même qu’il parait important de poser au moins une première question : quel serait l’intérêt pour une entreprise comme Google de numériser gratuitement les fonds de la bibliothèque de Lyon, pour reprendre l’exemple mentionné par Benhamou et Thesmar à la page 33 de leur rapport (2011). Qu’est-ce qu’il compte en faire ? Il nous faut chercher dans d’autres littératures des éléments de réponse à cette question qui soulève nombre de controverses parmi les professionnels du patrimoine (ABF, 2017) et les acteurs du libre .
Patrimoines et valorisations
Des nouveaux entrepreneurs du patrimoine ?
Parmi les acteurs technologiques impliqués dans la numérisation des patrimoines, on trouve les grandes entreprises du numérique comme Google, des plus petites et moins connues (start-up), et des universités. De grandes universités américaines se sont par exemple engagées dans d’importants projets de numérisation (UCLA, Stanford, Princeton, etc.). L’Europe montre la même dynamique et l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), dans laquelle s’est déroulée l’enquête dont cette thèse rend compte, fait figure de pionnière en la matière. Ses principales recherches appuyées sur la numérisation de grands corpus patrimoniaux développent déjà des connaissances et des outils qui peuvent donner lieu à des innovations ou des brevets (Vinck, 2016). Ainsi, le projet Venice Time Machine, entreprise de numérisation patrimoniale la plus ambitieuse du campus de l’EPFL, entend numériser les 80 km linéaires d’archives « d’une des villes les plus documentées du monde » (parchemins, livres imprimés, manuscrits, livres de comptes, cadastre, photos, etc.), pour permettre le développement de nouvelles connaissances sur cette ville et la réévaluation de son rôle à travers le temps. Ses promoteurs revendiquent le développement d’un « Google Maps du passé ». Les objectifs académiques ne sont pas contenus dans des questions de connaissances historiques, le développement d’outils et de techniques sont également centraux au projet. Ce point est important car il souligne une dimension centrale du paradigme de la valorisation technologique du patrimoine : l’innovation. Ainsi, une machine capable de scanner 1’000 pages à l’heure est en développement, les concepts de nouveaux outils de traitement automatique du langage tels des outils de reconnaissance optique de caractères manuscrits ont déjà fait l’objet de plusieurs publications, et des techniques de radiographie et de tomographie appliquées aux livres anciens permettant d’extraire les contenus sans faire courir de risques aux précieux supports fragilisés par les siècles sont développées. Toutes ces dimensions techniques alimentent la création d’algorithmes dont la plupart pourraient trouver des applications susceptibles d’intéresser les marchés contemporains. Si cela venait à se produire, et il est très probable que ce soit le cas ici, cette dynamique d’innovation réaliserait en actes l’hypothèse que les patrimoines numérisés sont des ressources pour l’innovation en passant par le transfert de technologies et/ou de connaissances (Vinck, 2016).
La notion de valorisation de la recherche est souvent employée pour parler des activités de transfert de technologies et/ou de connaissances, dont une des matérialisations les plus médiatiques et les plus encouragées par les politiques publiques de recherche est la création de start-up et de spin-off académiques (Doganova, 2012). Ces créations d’entreprises issues de la recherche cristallisent un horizon large d’attente et d’espoir. Qu’il s’agisse de l’accroissement de l’activité économique et de la génération d’emplois et de richesse (Perez et Sanchez, 2003 ; Roberts et Malone, 1996 ; Steffensen et al., 1999 ; Walter et al., 2006), du rapprochement considéré comme positif entre la science et le monde industriel (Debackere et Veugelers, 2005), ou encore du développement économique régional (Mian, 1996 ; Nicolaou et Birley, 2003). Le transfert de connaissances et les start-ups concrétisent les attentes politiques et économiques accrochées à la recherche et l’innovation (François, 2015). La notion même de valorisation de la recherche déborde largement la seule création de valeur économique puisqu’elle désigne également des activités de publication scientifique auxquelles se sont ajoutées plus récemment les activités de publicisation de la science en dehors du monde académique, autrefois appelées vulgarisation scientifique ou médiation scientifique (Bensaude-Vincent, 2013) – et cette poussée de la notion de valorisation n’est pas sans rappeler ce que l’on observe dans les milieux culturels et patrimoniaux.
La patrimonialisation est-elle toujours liée à la valorisation du patrimoine ?
Les quelques exemples récents que nous venons de voir ne doivent pas amener à la conclusion que la seule numérisation a fait entrer les patrimoines dans des dynamiques de mise en valeur. Les appuis sur des ensembles culturels sont aussi vieux que la notion de patrimoine elle-même, si bien que le patrimoine est pris, depuis ses origines, dans des dynamiques de valorisation conduisant à la mise en patrimoine comme à la revendication des différentes valeurs du patrimoine, par exemple économique, historique ou artistique. Ces appuis sont d’un genre particulier dans le sens où, comme nous le verrons ici ainsi que dans l’ensemble de la thèse, ils sont tout autant instituteurs de la chose sur laquelle ils visent à trouver prise. Je dois toutefois signaler avant même de commencer ce balayage historique des modes de valorisation du patrimoine que je ne viserai nullement l’exhaustivité. D’abord parce que la notion de patrimoine a suscité énormément de littérature et vu la production de nombreux ouvrages de référence que cette introduction ne pourra que modestement mentionner. Je parcourrai la littérature sur le patrimoine en mettant l’accent sur ses rapports historiques avec ses modalités de valorisation, un angle qui ne bénéficie pas encore d’ouvrage monographique. La question est vaste et passionnante alors même qu’elle n’a pas été abordée explicitement sous cet angle mais elle excède les limites de cette thèse. Elle demanderait une thèse à part entière.
Les technologies de reproduction sonore comme vecteur de patrimonialisation
Conserver « les cultures à l’agonie »
Avant de clore ce balayage rapide, il semble utile de consacrer quelques lignes à des technologies dont la trajectoire est en rapport direct avec le patrimoine (sa constitution et sa valorisation), ne serait-ce que pour nuancer le rapport entre technologies, commerce et patrimoine et préciser mon abord de cette relation complexe. Il s’agit des technologies de reproduction sonore dont l’histoire commence dans la fin du XIXème avec les inventions successives du téléphone par Alexander Graham Bell en 1876, du phonographe fabriqué par les assistants de Thomas Edison en 1877, puis de ses évolutions décisives avec le graphophone de Bell et Charles Sumner Tainter, et le gramophone d’Emile Berliner en 1887. Ces technologies s’insèrent dans une période intense de transformations sociales, techniques et économiques particulièrement intéressantes pour la dynamique des relations entre patrimoine et technologie. Ainsi, avec le phonographe des ateliers Edison, les sons, la voix dans un premier temps, peuvent être conservés au-delà de leur évanescente production. Un des premiers arguments (devenu rapidement pilier publicitaire) consiste à insister sur la conservation des voix des morts pour la postérité et ce alors même que la réalité des usages montre le caractère éphémère de ces enregistrements qui deviennent rapidement inaudibles (Sterne, 2015, p.409). La célèbre publicité à laquelle on doit la fortune de l’expression La voix de son maître met en scène un tableau de 1893 montrant Nipper, le chien du maître défunt, assis sur un cercueil et réagissant à la voix sortant du pavillon du phonographe. Dans son histoire de la modernité sonore Sterne insiste sur le fait que l’enregistrement sonore croise une culture victorienne dans laquelle la mort occupe une place particulière, une « omniprésence » (2015, p 415). S’appuyant sur de nombreux exemples, l’auteur montre comment cette technologie s’articule très rapidement aux pratiques sociales funéraires et notamment les enterrements. Le phonographe serait par exemple resté une semaine sur le cercueil du maître de Nipper et nombre de témoignages du tournant du XIXème font état de pratiques similaires lors d’autres enterrements. Parmi ceux-là, notons l’enterrement du révérend Thomas Allen Horne qui avait enregistré sa propre cérémonie, « chants et sermon compris » (Sterne, 2015, p.433). Véritable spectacle, la cérémonie recruta un public large dans les villes voisines et sera relatée par la presse générale tout comme dans la presse spécialisée, qui s’était rapidement structurée, autour des nouvelles technologies sonores .
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
0.1 Patrimoines et valorisations
0.1.1 Des nouveaux entrepreneurs du patrimoine ?
0.1.2 La patrimonialisation est-elle toujours liée à la valorisation du patrimoine ?
0.1.3 Les technologies de reproduction sonore comme vecteur de patrimonialisation
0.1.4 Valeur du patrimoine et valorisation
0.2 Le Montreux Jazz Digital Project comme exemple du déploiement du paradigme de la valorisation technologique du patrimoine
0.2.1 Une brève histoire de la trajectoire du Montreux Jazz Festival
0.2.2 Des bandes menacées par un réseau qui s’effrite
0.2.3 Un sauvetage singulier : assurer la conservation d’une collection audiovisuelle par sa transformation en matière première pour l’innovation et la recherche
0.3 Une enquête dans un laboratoire de la mise en pratique du paradigme de la valorisation technologique du patrimoine
0.3.1 Mise en forme de la matière patrimoniale
0.3.2 Transfert de valeur et démonstration
0.3.3 (in)visibilités
0.4 Quelques mots sur l’accès et la « non-sortie » du terrain
0.4.1 Accès au terrain
0.4.2 Digérer une indignation
0.4.3 Engagement
0.4.4 Expérience et pertinence plutôt que neutralité
CHAPITRE 1 : ÉTABLIR DES PIECES MUSICALES : LE DEVENIR SONGS DE LA COLLECTION
1.0 Introduction : La valorisation de la collection passe par l’institution de pièces musicales
1.0.1 Matières de l’information
1.0.2 Accumulation des mobiles immuables et capitalisation
1.0.3 Objets d’art et objets de science
1.0.4 Un engagement dans l’activité collective
1.1 Instituer les 46000 pièces de la collection
1.1.1 Multiplier les médiateurs pour construire un matériau tangible
1.1.2 Éditer des concerts et extraire des morceaux de musique : zoom, tâtonnement et équipement
1.1.3 Ingénierie (graphique) de la capitalisation
1.2 Être responsable et investi.e du destin de la collection
1.2.1 Indexer ? (c’est instituer)
1.2.2 Un travail facile car les outils sont abordables par n’importe qui ?
1.2.3 Les règles esthétiques et pratiques de l’édition musicale
1.2.4 Prendre soin des pièces c’est aussi prendre soin de leur existence graphique
1.2.5 Une pragmatique du goût
1.3 La conservation peut-elle être envisagée en dehors des modalités de valorisation des objets ?
1.3.1 Conserver c’est modifier
1.3.2 Conserver c’est aussi protéger un asset
1.3.3 Quand la conservation aboutit à une nouvelle œuvre à exposer
1.3.3 L’esthétique musicale du Montreux Jazz Digital Project est-elle nouvelle ?
1.4 Conclusion
CHAPITRE 2 : LA PATRIMONIALISATION DES TECHNOLOGIES NUMÉRIQUES OU COMMENT PRENDRE APPUI SUR L’INFRASTRUCTURE MATÉRIELLE DE LA VALEUR PATRIMONIALE DU MONTREUX JAZZ POUR LA TRANSFÉRER À DES SERVEURS DE STOCKAGE NUMÉRIQUE
2.0 Introduction
2.0.1 La démo comme dispositif de mise en valeur de projets scientifiques et technologiques
2.0.2 Des démo visuelles et démo sonores
2.0.3 Pour une prise en compte de la visite guidée comme pratique scientifique et technologique
2.0.4 Transfert de valeur et factualisation du passé
2.0.5 Une observation participante d’une forme de visite guidée
2.1 « Ce n’est pas un musée ici ! »
2.2 La force de l’archive
2.2.1 Présenter les enregistrements
2.2.2 À la rencontre des bandes
2.2.3 Une seconde preuve du sauvetage
2.2.4 Exhibition et dissimulation
2.2.5 Le sentiment de l’archive et les opérateurs de factualité
2.3 Négocier le risque hagiographique
2.3.1 Visiter le Grillon, la dernière demeure de Claude
2.3.2 Risque hagiographique et « piété pour le passé » ou « docilité à la monstration»
2.4 Interlude 1 : le cocktail ou les ajustements du mode de présence à l’esprit des lieux
2.5 Produire le son du patrimoine
2.5.1 Bâtir une cathédrale sonore
2.5.2 Le Constellation comme outil de mise en valeur des enregistrements
2.5.3 La preuve par le son
2.6 Interlude 2 : Les coulisses du festival comme scène du prolongement de la démonstration
2.7 Connecter un serveur de stockage au prestigieux passé musical du Montreux Jazz
2.7.1 Rencontrer Prince : la présentation du serveur de stockage
2.7.2 Rendre Prince spectaculaire n’est pas chose facile
2.7.3 Gérer l’irruption du présent technologique dans le récit sur le passé
2.8 Conclusion : numériser le patrimoine et patrimonialiser les technologies de numérisation
CHAPITRE 3 : L’ÉPREUVE DE LA SCÈNE OU COMMENT METTRE EN VISIBILITÉ UN PROJET ACADÉMIQUE DANS L’ENVIRONNEMENT COMMERCIAL DU MONTREUX JAZZ FESTIVAL
3.0 Introduction
3.0.1 Scène et sites de démonstration
3.0.2 Exposition et (in)visibilité
3.0.3 Une observation participante dans les coulisses et sur la scène de démonstration
3.1 Le festival comme plateforme commerciale
3.2 2014 : sortir du chalet pour étendre la scène de démonstration
3.2.1 Les équipements importés sur la scène
3.2.2 La force de l’arène
3.3 2015 : l’épreuve de la scène
3.3.1 Déployer un « dispositif de présence »
3.3.2 De l’articulation du dispositif à l’infrastructure du festival dépend sa robustesse
3.3.3 Une critique de la politique du visible
3.3 2016 : produire un dispositif qui supporte la centralité de l’exposition
3.3.1 « L’arche de l’archive » : le dispositif de mise en visibilité devient un projet en soi
3.3.2 Robustesse du dispositif, épreuve de la marchandise
3.4 Conclusion : un affrontement des modes de valorisation de la collection
CONCLUSION
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