Les systèmes biologiques, du plus simple au plus complexe, captivent par leur capacité de s’adapter à l’environnement. N’est-il pas fascinant d’observer les êtres humains évoluer dans un monde aussi complexe que le notre ? Notre espèce semble en effet posséder une incroyable capacité d’adaptation. Afin d’assurer notre survie, l’évolution a façonné notre cerveau pour nous permettre de résoudre des tâches toujours plus complexes. Les fonctions exécutives ont grandement évolué chez le primate pour atteindre un niveau inégalé chez les humains. Ainsi, nous n’agissons pas seulement en réaction aux stimuli extérieurs, mais aussi en fonction de nos objectifs, de nos croyances, du contexte immédiat et de notre passé, avec une grande flexibilité.
Lorsque nous sommes confrontés à une nouvelle situation, nous développons une stratégie comportementale adaptée. Nous avons tout intérêt à mémoriser cette stratégie pour la réutiliser lorsque nous sommes à nouveau confrontés à cette même situation. Cette capacité de stockage et de réutilisation de stratégies précédemment apprises confère un avantage indéniable dans des environnements où des situations sont récurrentes. Cependant, dans des environnements où de nouvelles situations peuvent apparaître, il est nécessaire de choisir entre l’exploitation et l’ajustement des stratégies précédemment apprises, ou l’exploration et l’apprentissage de nouvelles stratégies.
Ce dilemme représente un problème complexe mais le cerveau humain semble avoir évolué pour le résoudre. Choisir entre ces deux options nécessite dans un premier temps d’inférer que les contingences externes ont changé et de quitter la stratégie courante. Par exemple, lorsque les conséquences de nos choix ne correspondent pas à ce que prédit notre stratégie courante, on peut légitimement supposer que les contingences ne sont plus les mêmes. Une telle inférence est dite « réactive » au sens où elle se fonde uniquement sur les résultats de nos actions, donc après avoir agi. Ce processus d’inférence réactive peut toutefois s’avérer inefficace dans le cas de conséquences négatives, voire létales.
Les task-sets et le task-switching
Le concept de task-set
Dans la vie courante, nous sommes régulièrement confrontés à des situations qui nécessitent de sélectionner des actions simples, comme cliquer sur « Répondre » plutôt que « Effacer » lors de la réception d’un email. Mais nous sommes également confrontés à des situations plus complexes, comme le changement de mode opératoire lors du passage d’un Mac à un PC. Dans ces situations, nous faisons appel à des règles, ou task-sets, c’est-à-dire des associations adéquates entre stimuli et réponses dans un contexte donné.
Le concept de task-set est un concept établi de la psychologie cognitive. Dans leur publication de 1986, Norman et Shallice introduisent la notion comparable de « schéma » de contrôle du comportement [166]. Un schéma s’organise selon des séquences spécifiques d’actions, qu’elles soient « externes » (motrices) ou « internes » (mécanismes cognitifs seuls). Il existe plusieurs schémas en compétition pour guider le comportement et c’est le contrôle cognitif qui supervise la sélection d’un schéma selon les conditions. Norman et Shallice proposent que chaque schéma possède une « valeur d’activation » déterminée par une combinaison de facteurs internes et externes. Un schéma est sélectionné lorsque son niveau d’activation dépasse un seuil. C’est cette « valeur d’activation » qui est nécessaire dans le processus de sélection du schéma. Nous voyons ici l’émergence d’une brique hiérarchique du contrôle cognitif au dessus de la simple association stimulus-réponse.
En 2001, Miller et Cohen définissent plus précisément le task-set comme l’association de trois éléments : (i) des règles comportementales, (ii) des indices extérieurs qui déclenchent l’implémentation de ces règles et (iii) les récompenses attendues à la suite de l’exécution de ces règles. Un task-set est activé en réponse à des indices externes, et maintenu au cours du temps pour appliquer les règles comportementales correspondantes, aussi longtemps que les récompenses attendues qui lui sont associées sont suffisantes..
En 2003, Monsell définit le task-set (ou « schéma » procédural) comme la configuration appropriée des ressources mentales pour réaliser une tâche [162]. De même, en 2008, Sakai, considère un task-set comme une configuration de processus cognitifs activement maintenue pour accomplir une tâche (voir figure 1.1) [202]. Ainsi, on peut définir un task-set comme une configuration des ressources mentales qui, maintenue activement pour une tâche cognitive, permet d’effectuer celle-ci de manière appropriée. C’est donc une fonction permettant de décider de manière non équivoque des réponses à sélectionner dans le cadre d’une tâche cognitive. Le task-set représente donc un élément hiérarchique de base du système exécutif au-dessus de la simple association stimulus-réponse. Il correspond à l’objet d’étude de cette thèse. Le passage d’une tâche à une autre, ou task-switching, suppose d’abandonner le task-set actif pour en sélectionner un autre. Ceci nécessite un certain contrôle cognitif. Dans la partie suivante, nous allons examiner plus précisément ce processus.
Le task-switching
« Should I stay or should I go now ? If I go there will be trouble And if I stay it may be double So come on and let me know Should I stay or should I go ? » The Clash, Combat Rock, 1981
L’environnement est le plus souvent non stationnaire, il change avec le temps et il est nécessaire d’adapter son comportement en conséquence. Ceci suppose d’une part d’inhiber le task-set courant et d’autre part de s’engager dans un autre, connu ou nouveau. Expérimentalement, ceci correspond à un changement de tâche (ou task-switching). Le sujet effectue une tâche, et à tout moment il peut être amené à en changer. Deux cas peuvent se présenter :
– Un indice extérieur indique au sujet qu’il faut changer (et éventuellement quelle tâche il faut désormais effectuer).
– Les contingences changent sans indices extérieurs et le sujet doit déduire de ses observations qu’il faut changer de tâche.
Protocoles de task-switching
Les tâches utilisées dans les paradigmes de task-switching sont très variées, s’appuyant souvent sur des processus simples à apprendre. Par exemple : discriminer des nombres pairs et impairs, plus grands ou plus petits que 5, des paires identiques ou différentes, des voyelles ou consonnes, des minuscules ou des majuscules, des mots abstraits ou concrets, etc.
Task-switching fondé sur des indices externes
Dans les protocoles par bloc, une tâche est valide pendant une série d’essais, avant qu’une instruction n’indique le passage à une autre tâche pour une longue durée également. Ce type de protocole permet d’étudier le moment du switch mais aussi la période de maintien actif du task-set précédant un autre switch. Il existe également des protocoles de type task-cueing où un indice (cue) est présenté à chaque essai, précédant ou accompagnant le stimulus. Cet indice (visuel en général) instruit le sujet sur la tâche à effectuer, impliquant ainsi un switch potentiel à chaque essai.
Task-switching fondé sur les résultats obtenus
Dans certaines études, les participants doivent découvrir par eux-mêmes le moment où une règle n’est plus valide et opter pour une nouvelle règle valide parmi un ensemble d’options connues.
La tâche du Wisconsin Card Sorting Test (WCST) est un exemple classique de ce type de paradigme . Dans cette tâche, des cartes représentant des stimuli variant selon trois dimensions (forme, couleur et nombre) sont présentées au sujet. Celui-ci connaît les trois règles du jeu disponibles : trier les cartes selon l’une des trois dimensions. A chaque essai, il doit sélectionner la carte qui s’accorde avec une carte présentée isolément, mais sans préciser quelle dimension définit cet accord : le sujet qui réalise ce test doit faire des essais, après lesquels l’expérimentateur ou le programme lui indique si sa solution est juste ou fausse, lui permettant ainsi de trouver la dimension pertinente. Cette dernière peut changer en cours d’expérience : après avoir assorti les cartes en fonction du nombre de motifs, il faudra par exemple les assortir en fonction de la couleur, et donc reconfigurer la manière de choisir les cartes.
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Table des matières
Introduction
I Approche théorique des processus d’inférence et de récupération
1 Les task-sets et le task-switching
1.1 Le concept de task-set
1.2 Le task-switching
1.2.1 Protocoles de task-switching
1.2.2 Le coût de switch
2 Processus d’inférence du système exécutif
2.1 De la logique formelle à l’inférence bayésienne
2.1.1 Les humains sont-ils rationnels ?
2.1.2 L’approche probabiliste
2.1.3 L’inférence bayésienne
2.2 Modèles computationnels d’inférence
2.2.1 Les modèles de monitorage de l’incertitude
2.2.2 Le modèle PROBE
3 Processus de récupération en mémoire
3.1 La mémoire de travail
3.1.1 Définition
3.1.2 Théories psychologiques de la mémoire de travail
3.1.3 Capacité de la mémoire de travail
3.2 Théorie psychologique de la récupération
3.2.1 L’activation en mémoire à long terme
3.2.2 La région d’accès direct et le pont
3.2.3 Le focus attentionnel et le focus de la réponse
3.3 Un modèle computationnel de la récupération en mémoire
3.3.1 Module de sélection de la réponse
3.3.2 Module de sélection d’un task-set
II Bases cérébrales des processus d’inférence et de récupération
4 Les lobes frontaux et les noyaux sous-corticaux
4.1 Les lobes frontaux
4.1.1 Un peu d’histoire
4.1.2 Anatomie générale du lobe frontal
4.1.3 Le cortex préfrontal
4.1.4 Les cortex prémoteur et moteur
4.2 Les noyaux sous-corticaux
4.2.1 Anatomie
4.2.2 Rôles fonctionnels
5 Bases cérébrales de l’inférence
5.1 Cortex préfrontal ventromédian et prédictions
5.1.1 Etudes de neuropsychologie
5.1.2 Etudes de neuroimagerie
5.2 Cortex frontopolaire et monitorage des stratégies alternatives
5.2.1 Etudes de neuropsychologie
5.2.2 Etudes de neuroimagerie
6 Bases cérébrales du switch
6.1 Cortex cingulaire antérieur
6.1.1 La détection d’erreurs
6.1.2 La détection du conflit
6.1.3 Historique des récompenses et prédictions futures
6.1.4 La volatilité
6.1.5 Le switch
6.1.6 Une vision unifiée
6.2 Le cortex préfrontal dorso-latéral
6.2.1 Etudes de neuropsychologie
6.2.2 Etudes de neuroimagerie
6.2.3 Etudes d’électrophysiologie
7 Bases cérébrales de la récupération
7.1 Cortex préfrontal et mémoire de travail
7.1.1 Etudes chez le primate non humain
7.1.2 Etudes de neuroimagerie
7.2 Interactions entre le cortex préfrontal et le lobe temporal médian pour la récupération associative
7.2.1 Stockage en mémoire à long terme dans le cortex
7.2.2 Rôle du lobe temporal médian
7.2.3 Rôle du cortex préfrontal
7.2.4 Une vision unifiée
III Question de thèse
IV Méthodologie
Conclusion
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