Les sports de nature à travers le prisme de la psychomotricité

Nomenclature des sports de nature aujourd’hui

   Les sports de nature désignent aujourd’hui les sports qui s’exercent en extérieur dans des milieux non aménagés spécifiquement pour la pratique. Leur dénomination officielle est donnée par le ministère des sports qui les regroupe en fonction de leurs lieux d’exercice (terrestre, nautique, aérienne). Avec mon regard de future psychomotricienne, je propose de les catégoriser selon le mouvement et la trajectoire globale que leurs pratiquants décrivent dans les environnements qu’ils explorent. La structuration spatiale et l’intentionnalité praxique, items psychomoteurs fondamentaux, m’apparaissent en effet comme des critères pertinents pour les présenter. Toutefois, avec la différenciation ou l’association de certaines pratiques et avec l’émergence de nouveaux sports de nature, il est impossible d’être ici exhaustif. L’étude ministérielle de 20164 démontre un engouement des Français croissant pour ces sports, grâce notamment à leurs découvertes en vacances. Ainsi, « 3 Français sur 4 âgés de 15 à 70 ans déclarent avoir pratiqué au moins une activité sportive ou de loisirs de nature au cours des 12 derniers mois ». Dans cette étude de 2016, l’emploi indifférencié des termes « activité sportive » et « activité de loisirs » montre la difficulté à différencier le sport du loisir, comme évoqué dans la partie 1.1.2. Pour mon étude, je distingue le pratiquant des sports de nature régulier, autonome, professionnel ou non (que je nomme sportif de nature et qui est mon objet d’étude) du sujet qui pratique ces activités de manière occasionnelle et encadrée par un guide.

La sensation forte et le dépassement de soi

   Les deux exemples suivants montrent d’abord une volonté de se confronter à des situations génératrices de sensations fortes, d’éprouvés corporels intenses et de recherche de se dépasser, de repousser ses limites physiques. Yves, la quarantaine, pratique l’escalade de bloc*,6 depuis la fin de son adolescence. Il découvre cette activité par l’intermédiaire d’amis et se « prend au jeu » lorsqu’il ressent musculairement l’effort physique intense que cela lui demande. « À l’époque, c’était un bon moyen pour moi d’arrêter de bédave, ça me procurait d’autres sensations qui me paraissaient plus saines ». En s’entrainant, il prend conscience qu’il peut atteindre des niveaux de difficultés de plus en plus élevés, « passer des blocs » qui ne lui étaient pas accessibles au début, ce qui le stimule et le passionne encore aujourd’hui. Mathias, trentenaire, évoque quant à lui la vigilance constante que le VTT, le ski ou le trail exigent. Il prend plaisir à mettre ses capacités de concentration et d’attention en exergue dans des situations délicates. Sa progression le pousse à expérimenter des terrains toujours plus raides, des sentiers plus étroits et des parcours plus longs. Il trouve cela grisant.

Une échappatoire à l’ennui et à la sédentarité

   Les sports de nature peuvent aussi constituer un barrage à l’ennui, une manière de rester actif face à des situations du quotidien vécues passivement. Ces activités sportives permettent de rompre avec un mode de vie occidental, souvent associé au confort et à la sédentarité. À travers le vol libre en parapente et la plongée sous-marine qu’il pratique depuis quelques années, Antoine trouve un moyen de se divertir. Plus jeune, il avait expérimenté la randonnée, le VTT, le canyonisme et la spéléologie. Il est en recherche constante d’activités variées qui l’occupent. « En ce moment je passe ma vie devant la télé. Le pire c’est qu’en ne faisant rien, on s’habitue à s’ennuyer ! » exprime-t-il avec contrariété après avoir été immobilisé plus de trois mois à la suite d’une fracture du tibia. Pour Antoine, ces activités sont aussi un moyen de bouger, de « se dégourdir », apportant du contraste avec son activité professionnelle où il est la plupart du temps assis.

Ambivalence du risque

   Pour Le Breton (2017), ce risque choisi dans les activités physiques et sportives dites à risque, est une manière de s’éprouver soi-même, de se sentir vivant dans le confort de nos sociétés modernes : « Les sensations inhérentes à des activités non dénuées de risques sont d’autant plus sollicitées que le reste de la vie est pacifié, l’existence familiale et professionnelle à l’abri de toute crainte. Pour briser les routines, “retrouver des sensations”, le jeu avec le risque est une voie royale. Ces activités physiques et sportives dites à risque sont revendiquées comme une manière de retrouver le sel de la vie dans une société trop sécurisante, ce sont des tentatives d’évasion hors du quotidien » (pp. 115-116). Le risque est donc ambivalent : le sujet se met dans une situation à risque, frôle la mort pour ressentir la vie.

La sensibilité musculo-tendineuse

  La sensibilité musculo-tendineuse est assurée par les mécanorécepteurs musculaires (fuseaux neuro-musculaires), tendineux (organes tendineux de Golgi), ligamentaires et articulaires et elle permet la perception des différentes parties du corps dans l’espace et de la force musculaire impliquée dans le mouvement du corps. Que ce soit à l’intérieur d’une grotte, le long d’une falaise ou d’une piste, chaque parcours que le sportif de nature effectue l’invite à réaliser des mouvements et à prendre des postures  toujours nouvelles et inédites, les milieux explorés étant toujours différents. La topographie de ces milieux pousse le sportif à contrôler sa force musculaire, sa respiration, la précision de ses mouvements pour adapter sa vitesse de déplacement, ses rotations, trouver des appuis stables et ainsi s’ajuster aux éléments naturels qui l’entourent. Ces variations d’accélérations, de mouvements et de positions, associées au plaisir qu’elles lui procurent, lui permettent de percevoir son corps et de se le représenter dans des situations riches et variées.

Enrichissement du schéma corporel

   Le processus neurophysiologique du traitement des informations sensorielles, décrit par Miller et Lane (2000), est assuré par les systèmes nerveux périphérique (nerfs crâniens et rachidiens) et central (encéphale et moelle épinière). Il comporte plusieurs étapes : la conversion de l’information sensorielle en message nerveux par le système nerveux périphérique, la détection du message nerveux par le système nerveux central puis la discrimination des différentes informations nerveuses. À partir de cette intégration sensorielle, le système nerveux central module et trie ces informations afin d’organiser une réponse motrice adaptée. Le traitement combiné des informations sensorielles de natures différentes permet ainsi une bonne perception de son corps. Le schéma corporel correspond à la représentation que chacun a de son corps dans l’espace, en statique ou en dynamique. Ajuriaguerra (1970) le définit de la manière suivante : « édifié sur les impressions tactiles, kinesthésiques, labyrinthiques et visuelles, le schéma corporel réalise dans une construction active constamment remaniée des données actuelles et du passé, la synthèse dynamique, qui fournit à nos actes, comme à nos perceptions, le cadre spatial de référence où ils prennent leur signification » (p. 239). Le schéma corporel se met en place dans l’enfance notamment grâce à la maturation du système nerveux et est remanié tout au long de la vie en fonction des expériences corporelles de chacun. Dans les expériences des sports de nature, l’engagement corporel est intense et implique fortement les systèmes sensoriels du sujet. Le système de traitement des informations est donc lui aussi sollicité en permanence. La diversité des expériences sensorielles traversées* enrichit donc le schéma corporel du sportif de nature. Le traitement des informations sensorielles permettant une réponse motrice adaptée, cet enrichissement du schéma corporel, sensoriel d’une part, l’est également sur le plan moteur.

Le schème spinal

   Le schème spinal correspond au redressement de la colonne vertébrale. Il se met en place chez le nourrisson entre deux et six mois, lorsque celui-ci pousse dans ses deux avant-bras pour relever son buste. S’extrayant du sol, surface bidimensionnelle, il donne ainsi accès à la tridimensionnalité. Typiquement, le grimpeur qui s’écarte de la paroi pour observer ses prochaines prises tout en maintenant son équilibre met en jeu ce schème. Par ailleurs, ce schème met en connexion dynamique la tête et le coccyx et « polarise l’axe longitudinal du corps » (Lesage, 2012, p. 193) d’avant en arrière. Il fait intervenir les chaines musculaires Antéro-Postérieure (AP) et Postéro-Antérieure (PA) telles que Struyf-Denys, kinésithérapeute et ostéopathe, les a décrites, la chaine AP étant associée à la délordose et au grandissement, la chaine PA étant associée à la lordose et l’adaptabilité. Ce schème est à l’origine des deux types d’actions complémentaires : le « céder-pousser » et le « atteindre-tirer » comme l’explique Lesage (2012, p. 195).
– Dans le céder-pousser, le sujet tantôt abandonne son poids, tantôt repousse le sol « ainsi, avant de se séparer du support en prenant appui, intervient un temps d’adhérence, un lien intime avec lui, une sorte de lâchage du poids qui permet à la réponse antigravitaire de se construire » (Lesage, 2012, p. 196). Les descentes en rappel* en canyonisme ou spéléologie et les descentes en moulinette* en escalade font spécifiquement intervenir ce schème : il faut abandonner son poids dans le baudrier* et repousser la paroi avec ses pieds, non pas verticalement comme au sol, mais horizontalement, le plan d’appui horizontal étant transposé à la verticale.
– Dans le atteindre-tirer, le sujet est dans une volonté d’aller vers quelque chose, d’explorer, ce qui lui permet de s’orienter et de déployer ainsi le mouvement. C’est l’action typique du grimpeur : il tend la main, atteint les prises et tire sur ses bras pour se hisser. Dans un plan plus horizontal, le spéléoplongeur se déplace le long d’une main courante à la force de ses bras en tirant dessus. Par ailleurs, ces doubles actions de céder-pousser et d’atteindre-tirer qui constituent les principaux mouvements permettant la progression notamment en escalade, en canyonisme et en spéléologie, peuvent être entravées par l’apparition d’angoisses qui figent le corps dans l’espace. C’est le cas du grimpeur débutant qui se retrouve bloqué sur la paroi par peur de tomber et qui se cramponne aux prises environnantes. C’est aussi le cas du débutant en  canyonisme lorsqu’il s’engage dans une descente en rappel* en haut d’une cascade : la perception de la hauteur provoque, dans un élan vital, une crispation intense et un agrippement à la corde du système d’assurage. En spéléologie, le sujet débutant qui ne peut voir le fond du puits dans lequel il s’aventure peut présenter le même état de panique. S’agripper est une action de la motricité volontaire. Elle est contrôlée par un circuit neuromoteur intégré dans l’enfance. Elle est issue de l’évolution du réflexe archaïque d’agrippement ou grasping présent in utero et qui persiste chez le nourrisson jusqu’à l’âge de trois mois. Ce réflexe fondamental lui permet de lutter contre des angoisses de chute. La maturation corticale et la baisse d’excitabilité des neurones du bébé qui grandit permet d’inhiber ses réponses réflexes. Le statut de réflexe disparait alors mais « [l]e circuit neuromoteur quant à lui persiste et s’intègre à la motricité globale, restant donc disponible pour soutenir une éventuelle intention motrice » (Lesage, 2012, p. 183). La situation de paralysie et de tétanie que peut traverser le débutant peut évoquer  symboliquement ce réflexe de grapsing du nourrisson (mais d’un point de vue neurophysiologique, c’est bien l’action d’agripper, modulée par le circuit neuromoteur mature du sujet, qui est mise en jeu).

Vertige, peur et hypertonicité

   Si les situations des sports de nature mettent en jeu la recherche d’équilibre, c’est bien parce qu’elles confrontent le sujet au vide. À flanc de falaise, le grimpeur observe le vide sous ses pieds ; en haut d’un puits*, le spéléologue s’engage dans le vide sans pour autant percevoir la profondeur ; le parapentiste, en décollant du sol, se jette dans le vide. Cette confrontation au vide peut générer la peur et le risque de chuter, de tomber au sol et de se blesser. Par ailleurs, dans certaines configurations, le sujet peut éprouver la crainte de rester bloqué, en s’engageant par exemple dans un laminoir*, ou d’être aspiré et noyé : en bas d’une cascade, après sa descente en rappel*, le canyoniste peut être aspiré par un phénomène de ressac*. De plus, le fantasme sur le plan corporel de se faire arracher un membre peut être présent, notamment en spéléologie, dans le passage de boyaux* étroits ou en imaginant être entravé par le nœud d’une corde suite à une mauvaise utilisation du matériel. À propos du vertige, Winnicott (1952) reprend les écrits de Rycroft « [l]e vertige est l’impression qu’on éprouve lorsque le sens de l’équilibre est menacé. Pour l’adulte, cette sensation est associée en général – sans l’être toujours – à tout ce qui menace le maintien de la station debout » (Winnicott, L’angoisse liée à l’insécurité, 1952, pp. 232-233). Les enfants expérimentent cette menace de perte d’équilibre bien avant de se mettre debout. D’après Winnicott (1952), le phénomène de vertige pour le nourrisson n’est pas uniquement physiologique. Il s’accompagne d’angoisses d’insécurité massives lorsque les soins maternels n’assurent pas un soutien suffisant. Ces « angoisses disséquantes primitives » (Winnicott, s.d.) sont de différentes natures : angoisse de retour à un stade de non-intégration, angoisse de tomber à jamais, angoisse de perte de la complicité psychosomatique ou encore angoisse de perte du sens réel (p. 208). Elles provoquent une « crainte d’effondrement », c’est-à-dire une crainte de mort, que tout individu expérimente bébé. La sensation de vertige et les angoisses éprouvées dans les expériences des sports de nature peuvent faire écho à ces angoisses primitives, les réactiver et les raviver. La peur intense chez le débutant peut le paralyser et entraver son mouvement, traduisant alors un état d’hypertonie massive invalidante. Pour le sportif expérimenté, ces angoisses sont la plupart du temps beaucoup moins présentes ou du moins, elles sont contenues. Dans ce cas, son tonus est vecteur de mouvement, le geste peut se déployer librement et l’hypertonie associée à son effort physique est source de plaisir. La maîtrise de sa peur génère de la satisfaction.

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Table des matières

Introduction
Chapitre I. À la rencontre des sujets sportifs de nature
1. Présentation historique et culturelle des sports de nature
1.1. Origines et évolutions communes
1.2. Nomenclature des sports de nature aujourd’hui
1.3. Zoom sur l’escalade
2. Profil singulier des sujets sportifs de nature
2.1. Motivations conscientes
2.2. Processus latents
Chapitre II. Lecture psychomotrice des sports de nature
1. Des sensations inhabituelles
1.1. Afférences sensorielles extéroceptives
1.2. Afférences sensorielles proprioceptives
1.3. Enrichissement du schéma corporel
2. Une motricité spécifique
2.1. Appuis : de la bipédie, à la quadrupédie, à la « multipédie »
2.2. Les schèmes moteurs impliqués dans les sports de nature
3. Un vécu corporel unique
3.1. Recherche d’équilibre et régulation tonique
3.2. De la sensori-motricité à la cognition
3.3. La relativité des repères spatio-temporels
4. « Cocktail » tonico-émotionnel
4.1. Vertige, peur et hypertonicité
4.2. Équilibre tonico-émotionnel
4.3. Détente et hypotonicité
5. Dimension relationnelle et affective
5.1. Une communication singulière
5.2. La place de l’autre
Conclusion et problématique intermédiaires
Chapitre III. Recherche d’unité psychocorporelle
1. Résolution du paradoxe du vertige
2. Éprouver son unité psychocorporelle
2.1. Une enveloppe psychocorporelle bien délimitée
2.2. Contribution au sentiment continu d’existence
2.3. Une unité psychocorporelle stable
3. Biais à la quête de l’unité psychocorporelle
3.1. Conduites à risques chez les adolescents
3.2. La pratique sportive comme procédés auto-calmants
3.3. L’unité psychocorporelle compromise ?
Conclusion et problématique intermédiaires
Chapitre IV. Médiation escalade en psychiatrie adulte
1. Présentation de l’institution
1.1. Contexte général
1.2. Son fonctionnement
1.3. La place de la psychomotricité
2. Le groupe thérapeutique d’escalade
2.1. L’escalade : une médiation appropriée en psychiatrie adulte ?
2.2. Déroulement du cycle escalade dans le cadre du stage
2.3. Ma fonction de stagiaire
3. Thérapie psychomotrice pour Arthur et Sylvie
3.1. Arthur : entre préhension et appréhension
3.2. Sylvie : des appuis à tout prix
Chapitre V. Soin en psychomotricité et pratique des sports de nature : analyses et perspectives
1. Les vécus psychocorporels dans la schizophrénie
1.1. La schizophrénie aujourd’hui
1.2. Problématiques psychocorporelles
1.3. Le cas d’Arthur et de Sylvie
2. La médiation escalade en psychomotricité : une thérapeutique
2.1. Une diversité d’éprouvés psychocorporels dans un cadre contenant
2.2. Symbolisation dans le dispositif thérapeutique en psychomotricité
2.3. Contre-transfert corporel
3. Psychomotricité, médiation et sports de nature
3.1. Un engagement psychocorporel en commun
3.2. Des spécificités propres
3.3. La psychomotricité, l’escalade… et les autres sports de nature ?
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Lexique

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