Les sources lasers dans le moyen infrarouge
Potentialités d’applications
Contrairement au domaine spectral du visible ou du proche infrarouge (IR), peu de sources lasers commerciales émettant dans le moyen infrarouge (MIR) sont disponibles [1]. Or, ce domaine spectral présente un intérêt pour diverses applications. Les bandes II et III de l’IR, qui couvrent respectivement les domaines spectraux allant de 3 à 5 µm et 8 à 12 µm, sont très convoitées car elles correspondent à des fenêtres de transparence de l’atmosphère. Le domaine 2-3 µm (bande I de l’IR) n’en est pas moins intéressant. En effet, cette fenêtre spectrale présente une bonne transmission atmosphérique laissant apparaître de multiples applications qui relèvent, en particulier, des domaines de la défense telles que la détection à distance sans dommage oculaire (télémétrie) ou la vision nocturne .
Ce domaine spectral est parfois appelé « région d’empreintes digitales du spectre électromagnétique » car il est caractérisé par la présence de modes de vibrations fondamentaux ou harmoniques de nombreuses molécules telles que les constituants de l’atmosphère. De plus, de nombreuses applications reposent sur la spectroscopie d’absorption des molécules gazeuses et ce phénomène est utilisé pour détecter, identifier et mesurer à distance des traces de gaz atmosphériques ou de polluants tels que l’oxyde d’azote (NO), le dioxyde d’azote (NO2), le monoxyde de carbone (CO), le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4) ou certains acides. D’un point de vue économique, il a été estimé en Europe que le contrôle de la qualité de l’air et de l’eau s’élevait à 360 billions (10¹²) d’euros par an. L’utilisation d’un dispositif peu coûteux basé sur un laser émettant dans le MIR permettrait de réduire ce coût annuel et d’améliorer la qualité de vie en Europe. Les sources lasers dans ce domaine spectral peuvent également être utilisées dans le domaine médical [5] (ophtalmologie, urologie, neurochirurgie) car les tissus biologiques, du fait de la présence d’eau, présentent un maximum d’absorption vers 2.9 µm. Enfin, d’autres d’applications peuvent être envisagées en utilisant ce type de source comme pompe primaire de montages paramétriques tel que les oscillateurs paramétriques optiques (OPO).
Du laser saphir Titane au laser Cr2+:ZnSe
C’est en 1966 qu’apparaît le premier laser, dit « vibronique », utilisant des ions de MT (Ni2+, V2+, Co2+) insérés dans des matrices fluorées et oxydes (MgF2, ZnF2, MgO) [16]. Ces lasers ne fonctionnent pas uniquement sur les transitions électroniques pures de l’ion, mais également sur les niveaux, dits « vibroniques », induits par l’interaction entre le champ cristallin de la matrice et les électrons de l’ion de MT (forte dans le cas des électrons 3d des ions de MT). Malheureusement, ils ne peuvent fonctionner qu’en dessous de 300 K, entre 1.1 et 1.8 µm. La première démonstration d’un laser « vibronique », opérant à température ambiante entre 700 et 900 nm, a été obtenue en 1974 avec l’ion chrome utilisé comme ion actif dans l’alexandrite (BeAl2O4) [17]. Plus tard, l’arrivée du laser saphir-Titane (Ti3+:Al2O3) a permis d’obtenir une émission cohérente accordable entre 650 et 1050 nm à température ambiante [18]. Cette démonstration a marqué une avancée considérable dans le domaine des lasers solides à large bande et accordables à 300 K .
Bien que la majorité des sources laser à base de matrices oxydes ou fluorures dopées avec des ions de MT donnent lieu à une émission dans le proche IR, la seule source commercialisée accordable dans le MIR (1.7-2.5 µm) est actuellement le Co2+:MgF2. Cependant, le fait que la durée de vie radiative des ions Co2+ diminue d’un facteur 40 entre 10 K et 300 K limite l’utilisation de ce laser à des faibles températures .
Au cours des années 1960-1970, des études spectroscopiques [20,21,22,23] ont également été menées sur des ions de MT insérés, non pas dans des matrices fluorées ou oxydes, mais dans des semi-conducteurs II-VI. A l’époque, ces combinaisons ions/hôte étaient surtout utilisées dans les dispositifs fluorescents [22]. De plus, les ions de MT qui produisaient des niveaux profonds dans la bande interdite du semi-conducteur, étaient considérés comme des impuretés indésirables qui réduisaient fortement la luminescence dans le domaine visible. Les travaux de recherches sur cette famille de matériaux comportaient une part importante de physique fondamentale (vérification des théories de champ cristallin). Aussi, il en a résulté une bibliographie importante concernant la position des niveaux d’énergie électronique de nombreux ions de MT dans des cristaux II VI. En particulier, les transitions entre le premier état excité et le niveau fondamental des ions Cr2+, Fe2+, Co2+, Ni2+ provoquent une bande de luminescence dans le MIR .
C’est seulement depuis 1995 que ces composés ont bénéficié d’un regain d’intérêt en tant que matériaux laser pour le MIR. Ainsi, des chercheurs du Lawrence Livermore Laboratory (qui ont utilisé les résultats précédents pour sélectionner leurs matrices et ions) ont étudié une nouvelle classe de matériaux laser, les chalcogénures de zinc (ZnSe, ZnS et ZnTe) dopés avec des ions de MT (Ni2+, Co2+, Cr2+ et Fe2+), afin d’évaluer leur potentialité pour la réalisation de sources lasers largement accordables à température ambiante dans le MIR (entre 2 et 5 µm). Un effet laser dans Cr2+:ZnSe et Cr2+:ZnS, vers 2.35 µm [24,25] à température ambiante, a été mis en évidence, et il est apparu que Cr2+:ZnSe était le candidat idéal pour une émission largement accordable dans la région 2-3 µm .
Suite à cette découverte, des travaux ont porté sur d’autres composés binaires et ternaires II-VI dopés Cr2+, tels que Cr2+:CdSe [26], Cr2+:ZnTe [27,28] et Cr2+:Cd1-xMnxTe dont le domaine spectral d’émission peut être ajusté en modifiant le paramètre x [29]. Ces composés émettent dans un domaine spectral légèrement décalé par rapport à celui du Cr2+:ZnSe, ce qui permet d’étendre le domaine de longueur d’onde accessible jusqu’à 3.1 µm (Figure I-3). Toutefois, ces matériaux présentent des propriétés optiques (durée de vie radiative plus grande) et thermiques moins favorables que le Cr2+:ZnSe, ce qui justifie un développement moins important. A plus grande longueur d’onde, le fonctionnement d’un laser Fe2+:ZnSe dans la région 3.9-4.5 µm a été mis en évidence [30,31]. Toutefois, cette émission n’a été observée qu’à basse température (180 K), car il existe une réduction importante de la fluorescence à température ambiante à cause d’un processus d’émission multiple de phonons.
D’autres composés II-VI dopés MT, tel que le Co2+:ZnSe, présentent la même limitation et ne sont donc pas de bons candidats laser pour un fonctionnement à température ambiante. Toutefois grâce à leur section efficace d’absorption élevée et leur faible absorption dans l’état excité, ils peuvent être utilisés comme absorbants saturables dans des lasers impulsionnels émettant vers 1.5 µm .
Propriétés physiques du séléniure de zinc
ZnSe est un semi-conducteur à gap direct de 2.67 eV à température ambiante. Le ZnSe intervient dans de nombreux dispositifs tels que les cellules solaires en film mince (pour remplacer le CdSe trop toxique) et les photo-détecteurs bleu-UV. Il est aussi utilisé directement en tant que lentille (pour les lasers IR), miroir diélectrique ou encore comme absorbant saturable pour les lasers impulsionnels, grâce à une valeur de photorésistivité importante [33,34,35]. Durant les vingt dernières années, des efforts importants ont été déployés pour le développement de jonctions p-n de ZnSe émettrices de lumière et récemment une diode laser à base de ZnSe émettant dans le bleu a été réalisée [36]. Du ZnSe fortement dopé n, donc conducteur, a été obtenu avec différentes concentrations de dopants [37]. Cependant, le ZnSe dopé p avec une faible résistivité est plus complexe à synthétiser puisque avec les ions Li ou N, il est difficile d’obtenir des concentrations élevées de porteurs à cause de l’auto-compensation de ces derniers [38]. Un autre problème, qui réduit les performances de ces jonctions p-n, est la présence de niveaux d’énergie de centres profonds à l’intérieur de la bande interdite. Ces centres profonds fournissent une possibilité supplémentaire aux porteurs de se recombiner, provoquant l’émission d’un rayonnement de grande longueur d’onde (dans le domaine 2-3 µm pour le Cr2+:ZnSe), ce qui diminue l’efficacité de l’émission dans le bleu [39]. Cependant, avec des concentrations élevées de centres profonds (10¹⁹ at.cm-3 pour le Cr dans notre cas), il est possible d’obtenir une émission cohérente de grande longueur d’onde au dépend de l’émission dans le domaine visible. Dans le cas de dopages très élevés (quelques 10²⁰ at.cm-3), ZnSe et les semi-conducteurs II-VI en général, peuvent être utilisés pour la réalisation de semi-conducteurs dilués magnétiques qui présentent des propriétés ferromagnétiques, ou anti-ferromagnétiques suivant la nature du dopant [40,41], pour des applications dans le domaine de la spintronique.
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Table des matières
Introduction
1. Les sources lasers dans le moyen infrarouge
A. Potentialités d’applications
B. Lasers existants dans le moyen infrarouge
2. Du laser saphir Titane au laser Cr2+:ZnSe
3. Propriétés physiques du séléniure de zinc
4. Insertion du chrome dans la matrice ZnSe
a) Généralités
b) Les techniques d’incorporation du chrome dans ZnSe
5. Propriétés optiques de Cr2+:ZnSe
A. L’ion dans un champ cristallin statique
a) Hamiltonien et force du champ cristallin
b) Les niveaux d’énergie et les diagrammes de Tanabe et Sugano
B. L’ion dans un réseau dynamique
a) Hamiltonien de l’ion dans un réseau dynamique
b) Le diagramme de configuration et les transitions optiques
C. Les processus radiatifs et non-radiatifs dans Cr2+:ZnSe
a) La transition optique 5E↔5T2 dans le moyen infrarouge
b) Les autres transitions détectées
c) Les processus non radiatifs
6. Développement récents sur le matériau laser Cr2+:ZnSe
Conclusion
Annexe