Contrairement à ce qui a pu se passer en Irlande même, la guerre de 1689 à 1691 n’a pas marqué la mémoire collective des Français. Ce conflit n’est évoqué que dans le cadre plus global de la Ligue d’Augsbourg, la grande coalition européenne créée et dirigée par Guillaume d’Orange contre la politique hégémonique de Louis XIV. De par les proportions de ce conflit, le royaume, alors à son apogée, mobilisa comme jamais auparavant ses ressources militaires. L’armée créée par Le Tellier et améliorée par son fils Louvois fut mise à rude épreuve. Louis XIV vit l’arrivée de Guillaume d’Orange sur le trône d’Angleterre comme un affront personnel, l’Angleterre pouvant devenir une dangereuse rivale capable à terme de jouer un rôle de premier plan en Europe. Tout naturellement, l’Irlande devint alors l’enjeu d’une guerre aux ramifications internationales et devint dans les projets français de la fin du XVIIe siècle à la fois un théâtre d’opération secondaire pour disperser les troupes du Stathouder et un timide essai de restauration de la dynastie des Stuarts alliée de Louis XIV. Bien que partiellement oubliée en France, la collaboration franco irlandaise entre 1688 et 1691 et les liens militaires et culturels qui se tissèrent alors allaient unir les deux nations pendant plus d’un siècle. La « Guerre des trois rois » devait entraîner une nouvelle génération d’Irlandais sous les drapeaux français. Mais l’enthousiasme ne gagna pas tous les ministres à l’annonce d’une expédition française pour rétablir un roi anglais sur son trône. Louvois, ministre de la guerre, se montra ainsi fort réticent à l’idée d’aider l’Irlande tandis que Seignelay, son collègue de la Marine, y prêta beaucoup plus d’attention. Le premier se concentrait sur les menaces sur les frontières nord et est du pré carré français, le second cherchait à mettre en avant la puissance de la marine royale héritée des efforts de Colbert. Il est vrai que Jacques II n’avait pas prouvé par son attitude pusillanime une véritable volonté de reconquête et les rapports reçus à Versailles sur la situation irlandaise n’auguraient rien de bon non plus sur le plan militaire.
Dans un tel contexte, on peut légitimement se demander si les Irlandais jouèrent un rôle important sur la scène diplomatique et militaire française de la fin du XVIIe siècle. Quelle image avaient-ils auprès des officiels français venus en Irlande et de la haute société française ? Malgré le fait que la population de l’Irlande était majoritairement catholique et avait de nombreux liens commerciaux et culturels avec la France, le souvenir, parfois cuisant, que les troupes irlandaises avaient laissé en France avant 1688 ne permettait pas de prédire une collaboration harmonieuse. De même, en Angleterre, l’Irlandais représentait encore pour la population une figure sinistre, un rappel douloureux des exactions de 1641 dont Jacques II avait, contre son gré, ravivé le souvenir. Comment comprendre l’évolution de la représentation de cet ennemi si proche et pourtant si différent ?
« (…) il y a près de cinquante milles des plus beaux hommes qu’on puisse voir». En première ligne : La perception française du soldat irlandais.
Se lancer dans une opération amphibie pour prendre pied en Irlande était une opportunité stratégique pour le royaume bourbon en 1689. L’Irlande pouvait permettre de contrer un ennemi redoutable en passe de s’emparer d’une des meilleures flottes d’Europe occidentale, de perturber l’alliance menée par la Hollande de Guillaume d’Orange à moindres frais et de s’assurer un allié fiable à l’avenir en cas de succès jacobite. Cependant, les Français ne savaient pas grand-chose de l’Irlande et de ses habitants avant la période de la Glorieuse Révolution. Jacques II avait plus impressionné les Français par sa piété que par sa volonté manifeste de reconquérir les îles britanniques. Nous nous intéresserons dans cette première partie à la préparation de l’invasion jacobite de l’Irlande en 1689 avant de nous pencher sur l’image des soldats irlandais tels que les officiers et des personnalités haut placées de la société française les perçurent sur le terrain.
« Quand un homme joue de son reste, il le doit le faire lui-même ou être présent ». Les préparatifs de l’expédition d’Irlande
L’arrivée de Jacques II en France après sa fuite précipitée d’Angleterre devait marquer le début d’un processus qui allait amener des milliers d’Irlandais à quitter leur île natale pour se réfugier en France. Ayant lui-même trouvé refuge auprès de son cousin germain, le souverain Stuart fut reçu avec magnificence et bénéficia du château de Saint-Germain-en-Laye pour accueillir sa petite cour en exil. Bien entendu, Louis XIV souhaitait avant tout voir Jacques II remonter sur son trône afin de retrouver un allié sûr dans sa lutte contre l’Europe coalisée. Après une période de latence due à l’apathie de Jacques II qui semblait peu désireux de combattre son gendre et sa fille, on organisa à partir de février 1689 une expédition visant à l’amener en Irlande où ses partisans étaient nombreux. A leur tête se trouvait le Lord Lieutenant d’Irlande, Richard Talbot, Duc de Tyrconnell, resté fidèle au monarque Stuart. Louis XIV semblait peu convaincu de la réussite de l’entreprise, et même s’il donna de nombreuses marques d’estime à son hôte avant de financer l’expédition, il se garda bien de se séparer de ses meilleures troupes et de ses meilleurs officiers, du moins dans un premier temps. Du point de vue français, l’aventure irlandaise n’était utile qu’en tant que diversion et, à plus long terme, comme terre de recrutement de soldats. Du point de vue anglais, l’idée qu’une puissance continentale utilise l’île à son profit n’était pas vraiment une nouveauté, la rumeur lancée par Titus Oates en 1678 avait déjà fait de l’Irlande une base de départ pour une invasion française à grande échelle des îles britanniques en vue de les convertir de force au catholicisme. De même, l’idée de voir l’Irlande devenir un protectorat de la France avait déjà été suggérée quelques années auparavant. Le pouvoir royal en France semblait moins enthousiaste, et en définitive l’insularité et la marginalité de l’Irlande furent à l’origine du manque d’implication des Français, et avant eux des Espagnols. L’Irlande était une arme trop complexe à manier contre l’Angleterre.
D’un point de vue purement stratégique, venir en aide à Jacques II grâce à une intervention en Irlande séduisait davantage la marine que l’armée. Seignelay avait à cœur de prouver que la France était plus qu’une simple puissance terrestre afin de donner corps à l’image du royaume que Louis XIV lui-même entendait répandre en Europe, celle d’un pays capable de régner sur les mers et de venir contester la suprématie anglo-hollandaise dans le domaine du commerce au long cours. En ce sens, l’expédition d’Irlande eut un aspect positif pour les armes françaises puisqu’elle révéla la puissance de la marine de Louis XIV, jusqu’alors jugée comme peu fiable par les observateurs contemporains. La victoire au cap Béveziers le 10 juillet 1690 résonna comme un coup de tonnerre en Europe et sembla renverser l’équilibre des forces maritimes dans la Manche. On aurait pu croire que cette victoire, l’un des rares exemples du genre entre la Royale et la Royal Navy dans le long conflit franco britannique, aurait pu nourrir l’intérêt de la France pour l’Irlande d’un point de vue purement militaire. Il n’en fut rien, du moins pour les responsables de la Marine et pour Versailles.
Ce manque d’engagement des Français eut des conséquences fâcheuses pour le reste de la campagne irlandaise. D’après Laurent Dingli, le sort de l’Irlande aux yeux de Versailles était scellé avant même l’envoi de troupes françaises sur place. En effet, le Sieur de Pointis, envoyé en Irlande par le secrétaire d’Etat dès le mois de janvier 1689, c’est-à-dire deux mois avant l’arrivée de Jacques II et de ses conseillers militaires, donnait déjà à son correspondant une description des plus pessimistes de la situation sur place :
(…) De quelque fureur que soit porté le peuple d’Irlande, il ne se faut pas flatter, que n’ayant ni armes, ni chefs, ni moyens de subsister longtemps en corps, il ne soit enfin détruit par une armée bien pourvue de toute chose telle que sera celle d’Angleterre.
Alors que Jacques II et la marine française jetaient leurs regards vers l’Ouest, Louvois restait obsédé par l’Est et la menace des Habsbourg. La destruction systématique de la région du Palatinat au-delà du Rhin était alors au cœur des préoccupations du ministre et l’opération irlandaise pouvait soulager quelque peu la pression sur les frontières nord et est de la France. C’était le plus souvent de ce côté-là que l’ennemi pouvait se montrer le plus dangereux, le risque d’une attaque sur les côtes de l’ouest de la France en provenance d’Angleterre étant moins vraisemblable, du fait de l’abcès de fixation irlandais. Vauban, l’un des plus grands stratèges français, résumait l’enjeu de l’entreprise de Jacques II dans une de ses lettres à Louvois, estimant l’aventure réalisable si le monarque détrôné y prenait une part active :
Quand un homme joue de son reste, il le doit faire lui-même ou y être présent. Le roi d’Angleterre me paroit (sic) dans ce cas. Son reste est l’Irlande, il me semble qu’il y devroit (sic) passer, où, avec les assistances que le roi lui donneroit, il pourroit (sic) remonter sur sa bête, à la faveur des sujets fidèles qui lui restent et qui se rangeroient (sic) près de lui, ou sauver ce morceau qui fait une partie considérable de ses Etats, ou du moins faire une diversion assez considérable pour empêcher ces messieurs-là de nous tomber tout à coup et tous ensemble sur les bras.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre premier : Les soldats irlandais sous le regard des élites françaises et de la culture populaire anglaise (1689- 1691)
Introduction partielle :
A) « (…) il y a près de cinquante milles des plus beaux hommes qu’on puisse voir ». En première ligne : La perception française du soldat irlandais.
a)« Quand un homme joue de son reste, il le doit le faire lui-même ou être présent ». Les préparatifs de l’expédition d’Irlande
b) ..L’image du soldat irlandais en 1689-1690 dans la correspondance des officiers et des diplomates
B) « On a eu des lettres d’Irlande ». La perception des Irlandais loin du front
a) « On ne sait rien de certain d’Irlande » : Les soldats irlandais dans les Mémoires publiées en France
b) . « The Irish (…) are not improved, except in the art of running »: Les soldats irlandais sous le regard de la littérature populaire anglaise (1689-1691)
Conclusion partielle
Chapitre deux : Les militaires irlandais au miroir des presses françaises, francophones et anglaises de 1689 à 1691.
Introduction partielle
A) La campagne d’Irlande (1689-1691) au miroir de la presse officielle française
a) « Les Irlandois firent une résistance extraordinaire » : La Gazette et les Irlandais.
b) « Les Irlandois ont fait paraître beaucoup de valeur ». Evolution de la représentation des Irlandais dans le Mercure Galant et les Affaires du Temps de 1689 à 1691
B) L’autre reflet : les gazettes hollandaises francophones et la guerre d’Irlande
a)Trois années de guerre en Irlande dans le Mercure historique et politique
b) La représentation de l’Irlande et des Irlandais dans les Considérations Politiques et Historiques en 1689 et 1690.
C) Les journaux anglais et les Irlandais, 1688-1691.
a)“The insolent fury of the Irish” : La London Gazette et la guerre d’Irlande 1689-1691
b) La presse anglaise face aux Irlandais 1688-1691
Conclusion partielle
Chapitre trois : Les Irlandais dans l’armée française de 1689 à 1715 : Exil et combats.
Introduction partielle
A) L’arrivée en France des régiments irlandais, 1690-1692
a)1690, la brigade Mountcashel au service de la France
b) « Les Irlandais se suivent comme des moutons » : Le parcours du contingent jacobite d’Irlande en France (1691-1692)
B) De la « petite guerre » aux batailles rangées : les Irlandais et l’armée du Roi de France.
a)Les Irlandais au combat : Guerre de la Ligue d’Augsbourg
b) Les Irlandais au combat : Guerre de Succession d’Espagne
Conclusion partielle
Chapitre quatre : « La chasse aux Oies Sauvages ». Les militaires irlandais en France entre guerre et paix (1701- 1792).
Introduction partielle
A) La Guerre de Succession d’Espagne et les Irlandais
a)Où partir et qui servir ?
b) Recruter des Irlandais en France
B) Les années 1720-1740 : survivre à la paix.
a) Concurrence pour les postes.
b) “A nursery of inveterate enemies”: Le recrutement de la Brigade Irlandaise sous le regard britannique : entre coopération et méfiance
c)Essai de portrait des hommes de la Brigade Irlandaise entre 1720 et 1730
C) Our national enthusiasm is no more : Le lent déclin de la seconde moitié du XVIIIe siècle
D) « Sans biens et réduits à de pressants besoins » : Vie et survie des familles des « Oies Sauvages » au XVIIIe siècle
Conclusion partielle
Chapitre cinq : Les Irlandais à Fontenoy : mémoires de la bataille, bataille de mémoires.
Introduction partielle : La Guerre de Succession d’Autriche et les régiments irlandais
A) « Cette troupe étrangère devenue si nationale »: Ecrits français sur les régiments irlandais à Fontenoy
a)La journée du 11 mai 1745, entre histoire et symbole
b) Récits officiels et correspondances privées autour de Fontenoy.
c)Mobilisation poétique et peintures de guerre : Fontenoy et les artistes
Conclusion
B) “Englishmen are not used to lose battles” : Le point de vue britannique sur Fontenoy
a)“The Irish to our hearts have found a way”.Ecrits britanniques sur les Irlandais et sur Fontenoy, de 1745 à 1775
b) .. “Her matchless sons, whose valour still remains on French records”. Les historiens britanniques face à la bataille de Fontenoy au XVIIIe siècle
c)“The battle of Fontenoy was gained principally from the exertion of the Irish brigade” : Les militaires irlandais et la société britannique (vers 1750-1797)
Conclusion
C) Une « glorieuse adoption » ? : Les Irlandais de France et Fontenoy
a) « Du fidèle Irlandais couronner la valeur » : Ecrits irlandais contemporains de la bataille de Fontenoy
b) « Comment donc, Monsieur, avez-vous pu dire que les Irlandois s’étoient toujours mal battus chez eux ? » Les Irlandais de France du XVIIIe siècle et leur passé guerrier.
c) « Les régiments ne sont rien ». Les unités irlandaises en France à la fin du XVIIIe siècle.
Conclusion partielle
Chapitre six : L’héritage de la Brigade Irlandaise au XIXe siècle : d’une histoire confisquée à une histoire mythifiée
Introduction partielle
A) Le souvenir de la Brigade Irlandaise en France.
a)« Les Français sont nos meilleurs amis ». Les relations militaires entre l’Irlande et la France 1792*1815.
b) Entre souvenir, mythe et oubli : la France et la Brigade Irlandaise (1815-1900).
B) Les militaires irlandais et la Grande-Bretagne au XIXe siècle : du Black Irish au green redcoat
a) “These hot-headed Paddies” : Evolution de l’image du soldat irlandais au service britannique de 1801 à 1854
b) “There is no better fighting material in the world than an Irish regiment” : Evolution de l’image du soldat irlandais de 1854 à 1914.
C)“The Irish nearly forgotten in the theatres of their exploits” : Le souvenir de la Brigade Irlandaise en Irlande au XIXe siècle, ou l’histoire militaire comme arme politique.
a) “Who is ignorant of Fontenoy ?”: La Brigade Irlandaise et la presse irlandaise et britannique au XIXe siècle
b) “Viva la the New Brigade ! Viva la the Old One, too !”: poésie guerrière et prose martiale.
c)Le passé militaire des Irlandais du XVIIIe siècle au prisme du XIXe siècle
Conclusion partielle
Conclusion générale
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