La scรจne du pique-nique comme acmรฉ du bonheur
La scรจne qui reflรจte le mieux lโenfance heureuse dont bรฉnรฉficient un temps les garรงons de La Maison des bois est sans aucun doute celle du pique-nique de lโรฉpisode 3. Nous lโavons dit, un montage parallรจle fait alterner les scรจnes au bord de la riviรจre et celles des mรจres que personne nโattend. Celles-ci ne sont pourtant pas tournรฉes au mรชme moment puisque le pique nique est filmรฉ en juin pour des raisons mรฉtรฉorologiques alors que le tournage se dรฉroule dโaoรปt ร novembre 1969. On sent dโailleurs la joie que les acteurs ont ร se retrouver dans le cadre extraordinaire de la campagne au soleil. La scรจne reflรจte le bonheur dโune famille qui le temps dโune aprรจs-midi oublie le conflit, comme le souligne Marguerite : ยซ On est bien ici, on oublie quโil y a la guerre ยป. Cela fait notamment le bonheur dโHervรฉ qui, ร cause des lettres quโil a dรฉchirรฉes, peut profiter lui aussi dโun dimanche en famille sans รชtre jaloux de ses camarades auxquels les mรจres rendent habituellement visite.
Pialat sโattarde comme nous lโavons dit prรฉcรฉdemment ร reprรฉsenter un bonheur collectif, qui nโexiste que sโil est partagรฉ, ici par lโensemble de la famille. Tous partent donc un matin, coiffรฉs de chapeaux de paille, en calรจche en chantant en choeur ยซ Son voile qui volait au vent ยป. Marcel qui ne voulait pas quโHervรฉ monte sur son vรฉlo, cรจde au caprice de lโenfant, ce dont se souviendra Jeanne avant de mourir. Tous ensemble, ils vont chanter, manger et jouer pendant les longues heures de cette aprรจs-midi ensoleillรฉe. Ils saluent au passage le bedeau ร vรฉlo sur la route, qui en profite pour boire ร leur santรฉ avant de les rejoindre. Pendant que Marcel cherche un coin pour pรชcher et pique-niquer, Hervรฉ et Michel jouent sur le pont. Leurs chemises blanches se reflรจtent dans lโeau. Dans ce cadre naturel, les scรจnes sont รฉclatantes de lumiรจre. La bande sonore est essentiellement composรฉe des bruits de la faune et de la flore environnante. Rien dans le dรฉcor ne peut indiquer un contexte historique particulier, si ce nโest une รฉpoque vague ร laquelle renvoie les costumes. Ici plus quโailleurs, on sent que le rรฉalisateur filme le bonheur dโun temps paisible sโรฉcoulant lentement, hors de lโagitation du monde. Ce temps de loisir et dโoisivetรฉ vient presque faire offense ร celui auquel se rattache la guerre, un temps minutรฉ par lโindustrie et centrรฉ sur lโefficacitรฉ. Les repรจres historiques se rรฉfรฉrant aux batailles et ร lโavancรฉe des combats sont ici dissous au profit de ceux imprรฉcis des saisons. Alors que la famille sโinstalle au soleil dans lโherbe verte, prรจs dโun bras dโeau, Albert annonce ยซ Voilร M. Saulquin ! ยป Sans y prรชter attention, Pierre Doris appelle lโacteur par son vrai nom. La limite entre le rรฉel et la fiction semble alors presque dรฉfinitivement abolie. Cโest dans cette rรฉpรฉtition anhistorique du quotidien que met en scรจne Pialat, quโest possible lโannulation de cette frontiรจre oรน ยซ fiction ยป et ยซ rรฉalitรฉ ยป deviennent des notions sans pertinence.
Le cinรฉaste sโattarde en effet encore une fois, sur un moment simple dโun quotidien ร la campagne. On retrouve Albert allongรฉ de tout son long en train de dormir au soleil. Bernard Bรฉnoliel commente : ยซ En tรชte du cortรจge, Albert, le pรจre de famille (Pierre Doris comme on ne lโa jamais revu), garde-chasse de son รฉtat, guรจre plus heureux avec les braconniers que ce pauvre Schumacher de La Rรจgle du jeu mais jovial et bon comme le pรจre Poulain (Renoir luimรชme) de Partie de campagne76. ยป En effet, la rรฉfรฉrence ร Une partie de campagne (1946) de Renoir est explicite. Peut-รชtre plus quโau pรจre Poulain, cโest ร Monsieur Dufour que ressemble Albert. Il est dโailleurs allongรฉ dans lโexacte mรชme position lors de sa sieste. Martine Giordano, la monteuse du feuilleton, explique quโelle et Pialat sont allรฉs faire des repรฉrages sur les bords du Loeng, oรน sโest tournรฉ le film de Renoir. Lโendroit ne fut finalement pas retenu car les lieux avaient changรฉ et les scรจnes seront tournรฉes ร Gambais. Martine Giordano ajoute que mรชme le nom des poissons citรฉs par les personnages, est identique ร ceux du film. La rรฉfรฉrence ร Jean comme ร Auguste Renoir sera รฉgalement prรฉsente dans le Van Gogh (1991) du cinรฉaste mais elle sera alors conรงue en dรฉcalage, la vision du peintre รฉtant ร lโopposรฉ de celle de Renoir. Dans le feuilleton, elle sโentend plutรดt comme un hommage. Pialat fait rรฉfรฉrence au cinรฉma dโentre deux-guerres, de Duvivier par exemple, et ร lโidรฉe retrospective dโune รฉpoque bรฉnie oรน rien ne manquait. Alors quโAlbert se rรฉveille, on lui ressert ร boire. Le couple des parents se regarde avec amour et sโembrasse.
Puis le pรจre demande ร sa fille un baiser, avant de soupirer ยซ Ah ce quโon est bien ยป.
Lโenivrement et la bรฉatitude semblent, ร premiรจre vue, absolus. Le rรฉalisateur profite de la scรจne pour faire รฉgalement une peinture discrรจte des deux adolescents. Marguerite semble ennuyรฉe par lโabsence de son amoureux alors que Marcel, qui pouvait sortir avec ses copains voir des filles, dit ร sa mรจre ยซ Je suis mieux avec toi. ยป La sรฉquence continue par un plan sur lโeau oรน deux barques se rapprochent du bord. On reconnait le lieutenant et le sergent. Ils accostent et apostrophent la famille avant dโinviter les dames pour une promenade nautique.
Le lieutenant porte dโailleurs une mariniรจre comme un des canotiers du film de Renoir.
Pendant ce temps, Albert montre aux enfants comment attraper un poisson avec ses mains. ร travers ces moments si simples, dรฉpossรฉdรฉs de tout artifice, le rรฉalisateur semble atteindre la reprรฉsentation la plus pure de lโataraxie que vivent les personnages de La Maison des bois.
Lors des derniรจres scรจnes qui constituent la sรฉquence du pique-nique, Pialat filme la famille Picard accompagnรฉe du bedeau assise en rond pour jouer au ยซ renard qui passe ยป. La camรฉra du rรฉalisateur, une nouvelle fois, sโefface pour laisser vivre ses personnages librement devant elle. Tous rigolent dans le cadre baignรฉ de lumiรจre. Les enfants se courent aprรจs en riant alors que la camรฉra, avec des zooms, tente de suivre lโaction qui ne cesse de lui รฉchapper. On voit ensuite Albert qui joue avec Hervรฉ quโil porte ร bout de bras. Par lร , comme lโรฉcrit Bernard Bรฉnoliel : ยซ [Pialat] laisse voir lร comme nulle part ailleurs, lui ร la fausse rรฉputation de misanthrope, son amour รฉperdu des hommes. ยป Le rรฉalisateur leur attribue dโailleurs tout le mรฉrite de la beautรฉ de ces scรจnes.
Mais cette sรฉquence qui semble dรฉnuรฉe de tout mal, comporte dรฉjร une part de tristesse notamment ร travers lโinquiรฉtude des deux femmes. Jeanne ne peut sโempรชcher de penser discrรจtement ร la guerre. ยซ Moi jโy pense ร cause de Marcel ยป rรฉpond-t-elle ร Marguerite. Et le spectateur ne voit quโune triste prรฉmonition de lโappel ร venir lorsque Marcel la rassure en disant ยซ Dโici ร ce que je sois appelรฉ, la guerre sera terminรฉe ยป. Marguerite, quant ร elle, apparaรฎt effacรฉe pendant toute la durรฉe du pique-nique. Ses yeux semblent parfois se remplir de larmes. ยซ Tโes pas bien avec nous ? ยป lui demande sa mรจre, avant que la jeune fille ne rรฉponde ยซ Bah siโฆ Mais ce nโest pas pareil. ยป ร travers ces deux figures fรฉminines, Pialat insรจre en filigrane lโangoisse du lendemain. Ainsi la joie totale et le dรฉtachement quโelle suppose sโavรจrent peut-รชtre appartenir uniquement aux enfants. Grรขce aux personnages des enfants, Pialat dรฉpeint dans La Maison des bois, une vision du monde hรฉdoniste qui ne manque pas de surprendre quand on la compare ร celle des longs mรฉtrages qui suivront. Comme lโexplique Sylvie Pierre : ยซ Le monde de Pialat tout ร coup, et pour une seule fois, franchement sโillumine, ce qui ne manque pas dโรชtre paradoxal sโagissant dโune fiction situรฉe en pleine guerre, oรน on aurait pu sโattendre ร ce que Pialat trouve au contraire tout lโespace des cercles de son propre enfer. ยป Dans le feuilleton, les enfants semblent รชtre les garants de la possibilitรฉ dโun bonheur indรฉfectible.
Un bonheur menacรฉ
Dans la premiรจre partie du prรฉsent mรฉmoire, il sโagissait de comprendre tout dโabord comment Pialat fait de La Maison des bois un vรฉritable hymne au bonheur oรน se rรฉvรจle une philanthropie que peu de spectateurs lui connaissent. Ce bonheur ne se donne pas ร voir dโemblรฉe par son histoire ancrรฉe dans un contexte historique tragique, lโArriรจre pendant la Grande Guerre, mais il sโinstalle bien au fur et ร mesure des sept รฉpisodes par les thรจmes centraux du collectif, de lโordinaire et de lโenfance. Il รฉtait donc important de souligner dans ces premiers chapitres comment le bonheur filmรฉ avait รฉtรฉ aussi celui de filmer pour ce cinรฉaste qui avait pu sโadonner ร une mรฉthode nouvelle rassemblant prise unique, mise en scรจne de lโintรฉrieur et improvisation, brouillant sans cesse la frontiรจre entre fiction et rรฉalitรฉ sur le tournage. Lโanalyse durant ce premier mouvement sโest terminรฉe par lโรฉtude de la scรจne emblรฉmatique du pique-nique de lโรฉpisode 3, la dรฉfinissant comme acmรฉ de ce bonheur si particulier. Mais cette scรจne centrale reprรฉsente รฉgalement le bonheur sous un deuxiรจme aspect, qui va nous intรฉresser pour cette deuxiรจme partie, celui de lโรฉphรฉmรจre. En effet, comme lโexplique Bernard Bรฉnoliel.
Ce bonheur, sโil ressort avec puissance de scรจnes anodines du quotidien de Maman Jeanne et Papa Albert et des trois orphelins de guerre quโils accueillent ร la campagne, retentit peut-รชtre รฉgalement car il ne cesse dโรชtre menacรฉ par le conflit qui entoure le village. La condition mรชme de lโexistence du pique-nique est crรฉรฉe par un malentendu : le couple ignore tout de la venue des mรจres de Michel et Bรฉbert, car Hervรฉ, jaloux, a dรฉchirรฉ les lettres venant de Paris.
Il y apprenait notamment le remariage de son pรจre et rรฉalisait donc que sa mรจre lโavait dรฉfinitivement abandonnรฉ. Cela annonce dรฉjร peut-รชtre que ce bonheur nโest vouรฉ quโร disparaรฎtre et que sa condition mรชme naรฎt du malheur.
Il sโagit donc dโรฉtudier ici comment la guerre va elle aussi, au fur et ร mesure des รฉpisodes, mettre ร mal le collectif et faire de la maison des bois un dernier rempart fragile contre la cruautรฉ du monde. En effet, si Pialat rรฉalise l’oeuvre la plus joyeuse de sa carriรจre, on voit sโenraciner pourtant dรฉjร les thรจmes quโil ne cessera dโapprofondir par la suite comme celui du manque dโaffection, de la mort ou de la solitude. Nous questionnerons donc cette reprรฉsentation complexe dโun bonheur existant peut-รชtre uniquement par le mal qui lโenvironne et qui le conditionne.
Un bonheur minรฉ par la guerre
Sylvie Pierre รฉcrit ยซ Les diffรฉrents plans dans lesquels se dรฉploie cette fiction nโadmettent aucune focalisation uniforme, ou fรฉdรฉratrice, sur โle mal qui est faitโ dans cette histoire de guerre. ยป Si Pialat ne filme pas directement la Premiรจre Guerre mondiale, il en filme les effets destructeurs sur le destin des habitants de lโArriรจre, qui semblent pourtant si รฉloignรฉs au dรฉbut du feuilleton des horreurs du Front. La mort arrive avec du retard, par lettres postales. La guerre menace ce coin de paradis et sโinscrit en filigrane dans le quotidien des habitants. Elle infiltre les plans par des dรฉtails anodins, comme une discussion au goรปter ou une photographie. On entend les bruits des canons au loin et les soldats sont appelรฉs. La guerre se rapproche et ne cesse de dรฉfier lโรฉquilibre fragile quโavait pourtant instaurรฉ La Maison des bois. Il sโagit dans ce chapitre dโรฉtudier comment le cinรฉaste traite son sujet, semant les signes dโun malheur ร venir, et contribuant par lร ร renforcer lโintensitรฉ des moments filmรฉs.
Le motif de la Grande Guerre
Lors des premiers รฉpisodes, la guerre nโapparaรฎt pas frontalement pour les personnages comme pour le spectateur. Elle reste un horizon lointain que chacun semble percevoir de maniรจre plus ou moins vive. Dans lโรฉpisode 1 par exemple, les enfants jouent ร la guerre en tirant ร la courte paille pour savoir qui sera ยซ le Boche ยป dans le jardin ensoleillรฉ derriรจre la maison. Aprรจs que Michel sโest emparรฉ du drapeau franรงais et est allรฉ prรฉvenir les filles dans la cuisine de sa victoire, il remet finalement ร Hervรฉ et Bรฉbert la lรฉgion dโhonneur. Papa Albert quant ร lui, sโoffre une imitation burlesque de prรฉsentation des armes devant les enfants, dans lโรฉpisode 4, renouant pour lโacteur avec la vedette de cabaret quโil redevient chaque soir lorsquโil rentre ร Paris au volant de sa Mercedes. La guerre semble ici lointaine, inoffensive ou du moins prรฉtexte ร lโamusement. Cela est vrai dans la fiction comme sur le tournage, puisque dans la sรฉquence qui suit celle du jeu des enfants du premier รฉpisode, la camรฉra traverse le camp dโaviation suivant Papa Albert dans son devoir de rรฉserviste. On peut alors apercevoir Pialat lui-mรชme dรฉguisรฉ en aviateur, riant avec dโautres figurants, et traversant ร pied le plan. La camรฉra quitte ensuite Albert pour se concentrer sur le dรฉchargement dโune voiture pleine de provisions alimentaires, avant de rentrer avec le soldat ร lโintรฉrieur de la rรฉserve. Le spectateur comme le personnage est surpris du canular quโa manigancรฉ Albert, dรฉguisรฉ avec un manteau de fourrure, canular quโil appelle ยซ Le retour du poilu ยป. La camรฉra est alors complice de cette farce, bon enfant, et sโinvite dans cette ambiance dรฉcontractรฉe et chaleureuse oรน les militaires se blaguent en buvant du vin pour lโanniversaire de lโun dโentre eux. On imagine que lโambiance devait รชtre similaire sur ce grand plateau en plein air, pour les acteurs comme pour le metteur en scรจne. La guerre dans ces premiers temps de la fiction, reste avant tout un jeu.
Ce ton que Pialat fait ressortir dans ces premiers รฉpisodes, nโest pas sans รฉvoquer lโarticle polรฉmique de Sartre, mรชme si celui-ci a รฉtรฉ รฉcrit au cours de la deuxiรจme Guerre Mondiale : ยซ Nous nโavons jamais รฉtรฉ aussi libres que sous lโOccupation allemande ยป. Le philosophe y explique que lโexposition permanente au danger ne cesse de rappeler le caractรจre mortel et vulnรฉrable de chacun. Chaque action ou pensรฉe quelle quโelle soit a donc un poids plus important quโen temps de paix. La libertรฉ est dโautant plus chรฉrie. ยซ Tout est permis si cโest sur le plan de la libertรฉ ยป ajoute-t-il. Tout devient action et engagement contre lโoppression subie. Ainsi la scรจne du pique-nique peut sโentendre en tant quโoffense et revendication contre la guerre. Mais comme Jeanne, le spectateur ne peut sโempรชcher de sโinquiรฉter pour lโavenir de ces personnages. Comme lโaffirme Matthieu Darras : ยซ [โฆ] le spectateur est aussi dans le suspense de ce qui va arriver aux personnages. Cโest ร cela, que servent ces moments de vรฉritรฉ : sโattacher au sort de la communautรฉ de la Maison des bois. ยป Pialat aborde le sujet mรชme de la guerre par des dรฉtournements multiples, imitant le mouvement de celle qui sโinsinue doucement dans la vie des habitants de lโArriรจre sans qu’ils y prennent vรฉritablement garde. Pour observer le traitement que le cinรฉaste fait de son sujet, il est intรฉressant dโen comprendre la genรจse. Il peut sembler original, lโannรฉe suivant mai 1968, pour Pialat de choisir de traiter de la guerre 14-18. Cela le place en marge du cinรฉma et surtout de ses contemporains de la Nouvelle Vague. Pialat confie en effet au micro de Claude Jean Philippe en 1979 sur France Culture : ยซ 68 ne mโa pas donnรฉ beaucoup de boutons. […] Moi je suis restรฉ ร la guerre 14 (rires) donc jโรฉtais dans le sujet. ยป Laurent Vรฉray explique de plus, que si la Premiรจre Guerre mondiale est traitรฉe dans le cinรฉma dans ces annรฉes, cโest de maniรจre ยซ critique, anticonformiste, avec une tendance affirmรฉe ร la transgression (de 1947 ร 1989), voire ร lโantimilitarisme, surtout ร partir de 1957 avec Les Sentiers de la gloire88 de Stanley Kubrickยป. Regard critique qui nโapparaรฎtra pas si explicitement dans La Maison des bois. Si le sujet est quelque peu original pour le cinรฉma, il ne lโest pas pour la tรฉlรฉvision comme lโaffirme Dominique Campet.
Isabelle Veyrat-Masson ajoute quant ร elle, quโยซ en France, au cours des annรฉes 1960-1970, […] la tรฉlรฉvision ne propose quโune โconception indolore de lโHistoire.โ ยป La tรฉlรฉvision exclut en effet des programmes, un grand nombre de sujets dรฉrangeants. Selon Laurent Vรฉray, ยซ Aprรจs la violence paroxysmique de la Seconde Guerre mondiale, lโhorreur de la Shoah, les sรฉquelles laissรฉes par la pรฉriode de lโOccupation, la rรฉfรฉrence ร la Grande Guerre devient moins รฉvidente, voire insensรฉe. ยป Mais cโest รฉgalement ร cause de cela et dโun certain contrรดle plus ou moins autoritaire de la censure, que la rรฉfรฉrence au premier conflit mondial trouve un sens nouveau, cherchant dans la rรฉsurgence de ce passรฉ un รฉclairage plus significatif sur le prรฉsent et contribuant ร un nouveau cinรฉma pacifiste. Dans ce contexte et respectant sรปrement le formatage quโimpose le petit รฉcran, la maniรจre dont Pialat rend compte de cette vie si particuliรจre de lโArriรจre et de la violence quโelle subit devient alors plus intelligible. Mais ce nโest pas la seule raison. Si le scรฉnario nโest certes pas le sien, ce thรจme lui tient ร coeur. En effet, ร quatorze ans, le cinรฉaste a lui-mรชme vรฉcu lโexode, en 1939 avec ses parents, รฉvรฉnement dont il dit avoir toujours voulu faire un film. Pascal Mรฉrigeau prรฉcise : ยซ En 1940, Pialat, lui aussi, a รฉtรฉ dรฉplacรฉ, il nโa pas quittรฉ ses parents, mais il sโest retrouvรฉ ร la campagne, en Auvergne, loin de Montreuil, loin de la ville, il sait quโil va pouvoir ressusciter ses propres souvenirs, il sent quโil va รชtre en accord avec cette histoireยป, ou encore : ยซ La grande boucherie de 14-18, le pays saignรฉ ร blanc, des enfants sans pรจre et, pour certains, sans mรจre, transportรฉs dans un milieu qui nโest pas le leur, auprรจs des petites gens qui a priori ne leur sont rien, quelque part dans la campagne de France, tout est de nature ร lโattirer. ยป Pialat sait que par la longueur qui lui est accordรฉe (sept fois environ cinquante minutes), il va pouvoir traiter les diffรฉrentes consรฉquences du conflit dans plusieurs intrigues entremรชlรฉes, dans la vie de ces petites gens. Comme le confirme Laurent Vรฉray : ยซ La Grande Guerre contient une formidable brassรฉe de destins glorieux ou tragiques oรน se mรชlent lโindividuel et le collectif. Elle permet dโexprimer des espoirs et des craintes. Dโoรน la place exceptionnelle quโelle occupe au cinรฉma. ยป
Si Pialat รฉvite donc toute reprรฉsentation frontale du conflit avec les scรจnes habituelles de tranchรฉes par exemple, il sโagit bien pour lui de montrer une violence seconde qui arrive par ร -coups, ร retardement. Comme lโexplique Bernard Bรฉnoliel.
Prenons pour exemple cette scรจne de lโexode sur laquelle sโouvre lโรฉpisode 5. Alors quโon suit cinq soldats sur une charrette en train de traverser les champs, la camรฉra effectue un lรฉger panoramique et nous montre le canon quโils tirent derriรจre eux. La musique de Ravel, ยซ Trois beaux oiseaux de Paradis ยป, est ici remplacรฉe par une musique de bataillon trรจs rythmรฉe par les caisses claires qui entament lโair militaire de la garde rรฉpublicaine. Tout le gรฉnรฉrique dรฉfile alors en police blanche sur le plan fixe dโun coucher de soleil rouge de mauvais augure.
La camรฉra balaye dans la scรจne suivante, une rue encombrรฉe de nuit oรน chaque habitant essaye de charger les charrettes de valises, malles ou matelas. Le dรฉpart de ces civils nous est montrรฉ comme hรขtif et le brouhaha mรชle des bruits dโanimaux et d’enfants. Le plan suivant nous montre cette fois-ci la rue au petit matin. Des femmes, enfants et vieillards se mettent en marche portant difficilement ce quโils tentent de prรฉserver. Les soldats et surtout le canon quโils tirent, les frรดlent en sens inverse et roulent vers les combats que les villageois fuient. Sโensuivra le long plan fixe dโun chemin entre les champs oรน dรฉfilent en silence habitants, animaux et charrettes pendant que les bombardements se font entendre en fond sonore. Le front invisible nโa jamais alors paru aussi prรจs. La reconstitution de lโรฉvรฉnement est sobre et la mise en scรจne astucieuse se passe de commentaires supplรฉmentaires de la part du cinรฉaste. Comme le dit Sylvie Pierre ยซ un exode est rapidement รฉvoquรฉ dans lโun des รฉpisodes, et avec quelles force et sobriรฉtรฉ de drame on voit quโil sโagit dโune agitation de dรฉmรฉnagement malaisรฉ et forcรฉ, imposรฉe aux hommes, aux bรชtes (vaches, chรจvres, chiens rรฉcalcitrants ร tels remuements de charrettes), aux meubles et aux literies. ยป La monteuse du feuilleton, Martine Giordano ajoute, impressionnรฉe par le choix de chaque visage des figurants que lโon voit durant lโexode : ยซ [Pialat] a du choisir chaque visage. Ils nโont pas un mot de texte, on les voit passer et on y croit tout de suite, les gens, les animaux. ยป
Les signes annonciateurs de la mort et la rumeur de la guerre
Si le scรฉnario de La Maison des bois est pratiquement รฉcrit au jour le jour par Maurice Pialat et Arlette Langmann, il nโen reste pas moins consciemment construit, incorporant des indices de la mort ร venir mais qui ne cesse dโรชtre relรฉguรฉe au hors-champ. Comme le dit Pascal Mรฉrigeau : ยซ Le film dรฉlaisse sans cesse la ligne de force du scรฉnario, pour nโy revenir que par mรฉgarde, รฉpousant ainsi les contours dโune chronique, celle dโun pays bouleversรฉ par une guerre dont pourtant ne lui est donnรฉ ร percevoir que la rumeur. ยป Cette rumeur de la guerre et de la mort ne cesse de peser sur le sort des habitants de ce petit village de lโOise et de sโaccentuer au cours des รฉpisodes. Pialat renoue alors, au fur et ร mesure des รฉpisodes, avec un รฉlรฉment fondamental de lโhistoire du feuilleton tรฉlรฉvisรฉ : le suspens qui retient le spectateur. Lโoriginalitรฉ du cinรฉaste est dโincorporer cet รฉlรฉment ร la vie quotidienne aux scรจnes anodines et non de le rรฉserver ร des scรจnes ร teneur dramatique forte. Si la nouvelle de la mort de Marcel, le fils de Jeanne et Albert, nโintervient qu’ร la fin de lโรฉpisode 5, la scรจne ne vient pas rompre un bonheur qui jusque lร se trouvait exclusif et certain : elle nโest que la confirmation de son caractรจre ambivalent. La barbarie, sous une forme รฉdulcorรฉe ou suggรฉrรฉe, nโest donc pas absente de La Maison des bois. Le feuilleton tisse par lร des liens รฉtroits avec les autres films du cinรฉaste. Michel (Michel Tarrazon) a notamment gardรฉ des similitudes avec le personnage quโil jouait dans LโEnfance nue (1968). Michel poursuit cette mรชme cruautรฉ envers les animaux, car si Raoul jetait un chat du haut des escaliers, Michel dans lโรฉpisode 2, tente de donner la pie dโHervรฉ ร manger au chien. Dans le mรชme รฉpisode, il nโoublie pas de rappeler ร Bรฉbert que son lapin a fini dans son assiette : ยซ Tiens Bรฉbert, tu le reconnais, cโest Kiki ton lapin. On le bouffe. ยป Et lโon remarque alors dรฉjร la singularitรฉ du cinรฉaste : ne jamais omettre la noirceur inhรฉrente au genre humain.
La Maison des bois nโest donc pas pour autant la ยซ maison du bonheur. ยป Le feuilleton sโouvre en effet, lors du premier รฉpisode, sur lโannonce de la mort de la marquise, Madame de Fresnoy. Un homme vient prรฉvenir lโinstituteur en pleine classe que la voiture de cette derniรจre sโest renversรฉe. Les enfants courent voir lโaccident avant quโon ne les repousse. Alors quโils prennent leur goรปter que prรฉpare Maman Jeanne, qui sera aussi la mรจre nourriciรจre dans Loulou, Hervรฉ annonce la nouvelle. Et Jeanne lui rรฉpond ยซ Tu vois personne nโest ร lโabri du malheur. ยป Sโensuit alors une discussion des trois enfants sur le sujet de la mort. On aurait sans doute imaginรฉ plus gai pour un goรปter. Mais ร la question de Michel ยซ Tu lโas vue la marquise ? รa tโa rien fait ? ยป, Bรฉbert rรฉpond naรฏvement ยซ Si รงa mโa fait ยป. Pialat nous montre alors que la mort fait partie de la vie des ces enfants, quโelle plane au-dessus dโeux en ces temps de guerre oรน la confiture est rationnรฉe. Cโest notamment ce qui fera dire ร Jean Narboni que Pialat possรจde ยซ un trait commun ร une sorte de courant ethnographique du cinรฉma franรงais, cruel et exact. ยป Dโentrรฉe, comme toujours chez Pialat, ยซ Le mal est fait. ยป La maison peut รชtre alors vue dโaprรจs Elodie Issartel, comme ยซ une maison hantรฉe. Hantรฉe par le front dโoรน lโon revient, dโoรน lโon (re)part et disparaรฎt, une maison hantรฉe par la perte, les revenants et les spectres [โฆ] (Lโorigine scandinave du mot hanter, heimta signifie โconduire ร la maisonโ.) ยป Pourtant mรชme hantรฉe, la maison reste un foyer protecteur, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, car la mort est toujours repoussรฉe dans le hors-champ. On aperรงoit la charrette de la marquise renversรฉe dans le ravin mais non le corps, comme on nโapprend la mort de Marcel par le biais dโune lettre quโapport Birot, le maire.
La guerre entre dans le champ
La mort entoure La Maison des bois mais elle reste toujours hors-champ, contrairement ร la guerre qui se rend visible par diffรฉrents dรฉtournements. Franรงois Chevassu รฉcrit : ยซ Le contexte socio-politique reste toujours prรฉsent. Mรชme si on รฉvite tout didactisme, au profit de son insertion quotidienne ร partir dโun รฉvรฉnement, dโune phrase, dโune leรงon dโhistoire ou de morale. ยป En effet, la guerre est รฉvoquรฉe quotidiennement par les personnages et ses effets sโinscrivent ร lโimage dรจs lโรฉpisode 2. Ce dernier sโouvre sur lโintรฉrieur du bistrot, nous sommes dans la salle attenante au bar, filmรฉe en plan large, oรน des soldats jouent au billard alors quโun autre est assis et discute avec sa mรจre. La camรฉra sโattarde premiรจrement sur les deux joueurs, quโelle centre dans le cadre. On les entend alors รฉvoquer leur chance : alors que certains retournent au front, eux sont รฉpargnรฉs. Un des soldats explique que sa mรจre travaillant au ministรจre de la guerre en tant que femme de mรฉnage, a rรฉussi ร le faire rester ร lโArriรจre. Mais tout le monde nโa pas cette chance et certains nโรฉchapperont pas ร leur sort. La camรฉra pivote ร droite et effectue un zoom sur le soldat attablรฉ. Celui-ci est habillรฉ avec son uniforme de poilu et รฉcoute les recommandations de sa mรจre contre le froid. Il tente de la rassurer, lui promettant son retour alors quโelle se met ร pleurer. Au premier plan, la partie de billard continue sur laquelle la camรฉra revient une fois comme pour se dรฉtourner pudiquement de la mรจre, la laisser ร sa douleur. ยซ On y reste pas tous. Faut bien que cela finisse un jour. ยป lui dit-il. Puis il finit par se lever et partir. Le cinรฉaste fait un lรฉger zoom sur la mรจre seule qui se rassoit et commence ร pleurer. La mise en scรจne est sobre, la sรฉquence de trois minutes ne contient que trois plans et se dรฉroule sans musique. Lโintensitรฉ dramatique est ailleurs. Elle est dans ce dรฉpart vide de sens pour cette mรจre. La douleur apparaรฎt, sensible, sur son visage et sonore, dans la voix finalement peu sincรจre du soldat. Sylvie Pierre commente : ยซ Cรฉzanne peint. Non, cโest Pialat qui filme en volume cette merde de sรฉparation. Cโest marchรฉ dedans, pas autour. Cโest grand. ยป En effet, au dรฉtour de deux affiches dโรฉpoque accrochรฉes au mur et dโun costume, Pialat nous montre sans moralisme mais de maniรจre acerbe que la guerre brise des destins. Et alors que lโรฉpisode 2 sโouvre sur un dรฉpart et une absence ร venir, il se termine par un retour : celui des blessรฉs quโune ambulance amรจne au chรขteau du marquis pour manger un repas et se reposer un temps.
Les enfants prรฉvenus courent voir le triste spectacle, puis ralentissent et le silence se fait. La camรฉra suit la marche des enfants dans un travelling lent vers la gauche et nous fait dรฉcouvrir lโรฉtendue de la scรจne. Pas un bruit ne se fait entendre : chaque soldat est blessรฉ, avec bandeaux ร la tรชte ou plรขtres, et regarde dans le vide en attendant la soupe que distribue le marquis. Ce dernier demande aux enfants de partir puis son regard sโarrรชte quelques secondes sur un cadavre quโon transporte en civiรจre. La sรฉquence se termine, toujours en silence, sur lโintรฉrieur dโune ambulance oรน un soldat, le visage ensanglantรฉ, reรงoit une perfusion sommaire par un camarade. Un gros plan se fait sur son visage hagard. Puis les ambulances repartent de nuit sous le regard du marquis, pas une parole ni un mot dโencouragement nโest prononcรฉ. Le gardien fermera ensuite la grille du chรขteau. Et le gรฉnรฉrique dรฉfile sur fond noir sur la musique de Ravel. Cโest lโabsence de son qui marque ici lโabsence de vie ou dโespoir.
La guerre est entrรฉe physiquement dans le village et dans champ de la camรฉra et personne ne peut maintenant lโignorer.
|
Table des matiรจres
Introduction
Premiรจre partie : un bonheur dรฉrobรฉ
Chapitre I. Un bonheur liรฉ au collectifย
I.1. La communautรฉ de La Maison des bois
I.2. La vie des petites gens face ร lโHistoire
Chapitre II. Un bonheur liรฉ ร lโordinaire
II.1 La vie familiale au premier plan
II.2 Esthรฉtique du quotidien et de lโintime
Chapitre III. Un bonheur liรฉ ร lโenfance
III.1 Une veine comique et une lรฉgรจretรฉ de ton
III.2 Lโรฉcole : du rire aux larmes
III.3 La sรฉquence du pique-nique comme acmรฉ du bonheur
Deuxiรจme partie : un bonheur menacรฉ
Chapitre IV. Un bonheur minรฉ par la guerre
IV.1 Le motif de la Grande Guerre
IV.2 Les signes annonciateurs de la mort et la rumeur de la guerre
IV.3 La guerre entre dans le champ
Chapitre V. La Maison des bois, rempart fragile contre la mort
V.1. Le miracle de la maison
V.2 Un รฉquilibre fragile
V.3 La disparition des enfants
Troisiรจme partie : un bonheur perdu
Chapitre VI. Un lieu perdu
VI.1. La fin dโun monde
VI.2 Un lieu vouรฉ ร disparaรฎtre
VI. 3 Le retour impossible
Chapitre VII. Un temps perdu
VII. 1 Une jeunesse sacrifiรฉe
VII. 2 Un temps de la libertรฉ
VII. 3 Un temps poรฉtique : celui de la nostalgie
Chapitre VIII. Un monde hors du temps
VIII. 1 Un temps sรฉriel
VIII. 2 La crรฉation dโun monde
VIII. 3 Lโuniversalitรฉ
Conclusion
Bibliographie
Tรฉlรฉcharger le rapport complet