Une enquête comparative
Le fait que les intermittents du spectacle se soient mobilisés politiquement pour défendre un mode spécifique de sécurisation de l’emploi discontinu est une illustration parmi d’autres de la nécessité de « ne pas assimiler précaires et groupes à faibles ressources » (Sinigaglia, 2007b, 52). Prendre en compte cette diversité revient à ne pas considérer la « précarité comme une variable univoque ni les « précaires » comme un groupe homogène » (ibid.). Dans ce sens, la comparaison, entre deux populations dont l’unique propriété sociale commune pourrait bien être l’exercice d’un emploi discontinu, n’apparaît pas seulement comme une méthodologie particulière de la sociologie, mais aussi comme un « moyen de problématiser autrement un objet » (Paugam & Van de Velde, 2010, 357).
Les saisonniers agricoles et les artistes du spectacle : des cas contrastés
Le choix d’étudier des saisonniers agricoles et des artistes du spectacle a pour première origine de saisir les potentialités de la logique des « cas les plus différents » de Clifford Geertz, s’opposant à celle des « cas les plus similaires » où l’« on sélectionne des cas que l’on considère comparables parce qu’ils possèdent un grand nombre de caractéristiques communes » (Giraud, 2012, 100) . Les vertus heuristiques d’une telle perspective se retrouvent par exemple dans la comparaison, effectuée par Marc Perrenoud, entre les musicos et les artisans du bâtiment de la région Languedoc-Roussillon. En s’intéressant à leur « identité au travail » et à leur carrière, le sociologue illustre comment ces deux populations sont prises dans une tension similaire, entre « l’art » et le « métier ». Même s’il s’agit d’espaces professionnels différents, ils sont soumis aux mêmes « effets de distinction signifiants », aux mêmes « lignes de fractures symboliques » : d’un côté, l’idéal élitiste de singularité et de vocation, incarné par « l’artiste » ; de l’autre, le régime de communauté, proche du modèle « métier » ou de la «profession » (Perrenoud, 2008, 105). Ainsi, comparer les musicos aux artisans du bâtiment permet à l’auteur de se distancier de l’image de l’« artiste », régulièrement évoquée pour caractériser les espaces professionnels artistiques, afin de saisir des réalités moins visibles mais non moins existantes.
Comparer les saisonniers agricoles et les artistes du spectacle, en France , répond d’une logique similaire. Mais avant de poursuivre, précisons que les deux populations d’enquête ne sont pas considérées comme « représentatives », seulement illustratives d’un certain nombre de propriétés et de dispositions qui les distinguent. Leur constitution n’a pas répondu à une logique d’« échantillonnage », qui aurait consisté à en donner une image d’ensemble. Il s’agissait de réunir les conditions de la comparaison de cas contrastés, et ce de divers points de vue, ainsi que de la faisabilité de l’enquête. L’annexe 1 retrace les divers choix et adaptations auxquelles nous avons procédé et qui ont déterminé les contours des deux populations. Sans rentrer ici dans le détail, indiquons que le périmètre d’enquête des saisonniers agricoles en Languedoc-Roussillon , d’un côté, et celui des artistes principalement en Île-de-France, de l’autre, ne répond pas uniquement à la volonté de saisir l’ « effet de lieu » (Bourdieu, [1993] 2007, 249), mais aussi, parce qu’étant originaire de la première région et résidant dans la seconde, de faciliter l’accès au « terrain » dans la durée. Si nous avons tâché de diversifier les deux populations (au regard de l’âge, du sexe, du domaine d’activité, de la situation familiale, etc.), soulignons d’ores-et-déjà que privilégier l’interconnaissance et nos propres contacts comme mode de mise en relation a contribué à certaines de leurs spécificités, comme les suivantes : aucun des artistes n’a des parents professionnels du spectacle ; la plupart des artistes sont ou ont été militants au sein d’organisation d’intermittents et de précaires, ou dans d’autres mouvements ; aucun saisonnier agricole n’est engagé politiquement ou syndicalement .
Toutefois, au-delà de ces spécificités, les propriétés principales des deux populations correspondront globalement à celles qui dominent au sein de leur groupe d’appartenance au niveau national. Les artistes ou anciens artistes, appartenant aux cadres et professions intellectuelles supérieures, sont en moyenne d’origine sociale plus élevée et sont nettement plus diplômés que les saisonniers agricoles, pour la plupart ouvriers et non-qualifiés. Ils ont de plus hauts niveaux de revenus et sont plus souvent propriétaires. Ils résident dans des grandes villes, le plus souvent à Paris, alors que les saisonniers agricoles vivent généralement en milieu rural et ailleurs qu’à la capitale. Nous serons ainsi en mesure de faire jouer la logique des cas contrastés : par l’intermédiaire d’une catégorie analytique commune (l’emploi discontinu), il s’agira d’observer deux populations que tout sépare dans l’espace social, ainsi que dans le salariat.
Plusieurs contrastes apparaîtront, quant aux logiques qui mènent à l’emploi discontinu, au rapport à l’emploi et à l’avenir, ou encore au sujet de leur représentation sociale et politique. La comparaison permettra d’observer deux pôles chez les précaires : des artistes du spectacle où domine le registre de la Ŕ recherche de Ŕ « liberté », urbains, parmi les plus dotés de ressources diverses et mobilisés politiquement, mobilisation favorisée par un « statut » d’intermittent fédérateur, d’un côté ; et des saisonniers agricoles où domine le registre de la nécessité, correspondant aux situations les plus dominées de l’espace social et dont l’appartenance professionnelle n’est que rarement porteuse d’identité collective, de l’autre.
Emploi discontinu et emploi stable
Ce dernier constat conforte une autre démarche de notre cadre méthodologique : à la comparaison initiale entre les deux populations a été introduite une variable liée à leur situation d’emploi. Du côté des 17 saisonniers agricoles, la plupart (14) est ouvrier et en CDD saisonnier ; trois travaillent en CDI dans un groupement d’employeurs ; et deux sont employés dans un Groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GEIQ) via un contrat de professionnalisation de 18 mois. Du côté des 16 artistes du spectacle, s’ils sont majoritairement intermittents, indemnisés ou non au titre de l’annexe 10 , deux sont employés en contrat de professionnalisation (CDD) de 24 mois au sein d’un GEIQ.
La comparaison entre l’emploi stable (CDI), l’emploi instable et relativement long (contrat de professionnalisation) et l’emploi instable et relativement court (CDD saisonnier ou CDD d’usage) vise à saisir l’effet de la plus ou moins grande stabilité de l’emploi sur la problématique de la soutenabilité. Elle donnera l’occasion de faire le lien entre deux éléments : d’un côté, la recherche d’autonomie qu’autorise l’emploi discontinu ; de l’autre, le renforcement de la subordination salariale, voire de la domination sociale, qui peut résulter d’un emploi permanent. Il s’agit là d’un résultat relativement inattendu au départ.
La comparaison oriente donc la problématique de la thèse à deux reprises. Dans un cas, elle invite à ne pas saisir la soutenabilité de l’emploi discontinu de manière générique, indépendamment des populations et des espaces qu’elle concerne. Dans un second cas, elle ne se limite pas à la comparaison de deux populations, en insérant une variable supplémentaire (la forme d’emploi).
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Table des matières
Introduction
1. De la « précarité » à l’emploi discontinu
1.1. « Précarité » ?
1.2. Emploi précaire et discontinuité
2. Une « soutenabilité » de l’emploi discontinu ?
3. Une enquête comparative
3.1. Les saisonniers agricoles et les artistes du spectacle : des cas contrastés
3.2. Emploi discontinu et emploi stable
4. Reconstituer la trajectoire sociale
4.1. Une enquête longitudinale et biographique de longue durée
4.2. Entretiens et matériaux
5. Une sociologie des supports
5.1. L’espace des possibles et les trajectoires objectives
5.2. De la trajectoire objective à la trajectoire subjective
5.3. Les trajectoires subjectives des saisonniers agricoles
5.4. Les trajectoires subjectives des artistes du spectacle
Première partie. L’espace des possibles
Chapitre 1. Emploi discontinu et droits sociaux
1.1. Salariat agricole et emploi saisonnier : une condition de précarité-pauvreté
1.1.1. Une réponse à la « pénurie de main d’œuvre »
1.1.2. La division du travail agricole
1.1.3. Salarié agricole et saisonnier : une double-inégalité
1.2. Le salariat intermittent : entre autonomie salariale et précarisation
1.2.1. La socialisation des ressources : un « horizon d’émancipation » ?
1.2.2. Vers une normalisation de l’intermittence ? La réforme de 2003
Chapitre 2. Position sociale et représentation politique
2.1. L’espace social et ses luttes
2.1.1. Les « classes »
2.1.2. Du capital individuel au capital symbolique du groupe
2.2. Les salariés agricoles
2.2.1. Les plus démunis des classes populaires?
2.2.2. La perpétuation d’une invisibilité : du salariat aux mondes agricoles
2.2.3. Des mondes agricoles sans salariés agricoles ? Une invisibilité académique
2.3. Les artistes du spectacle
2.3.1. Une relative indétermination sociale
2.3.2. Le temps : enjeu fondamental de la lutte des intermittents
2.3.3. Les acteurs et les armes de la lutte : le mouvement social de 2003
Chapitre 3. Trajectoires objectives et propriétés sociales
3.1. Les saisonniers agricoles et la norme de la reproduction sociale
3.1.1. Trajectoire modale et trajectoires déviantes
3.1.2. Propriétés sociales : classes populaires et espaces ruraux
3.2. Les artistes du spectacle ou la non-reproduction
3.2.1. Trajectoires ascensionnelles
3.2.2. Trajectoires interrompues
3.2.3. Propriétés sociales de travailleurs intellectuels précaires
Deuxième partie. Entre nécessité et distanciation du travail : trajectoires subjectives de saisonniers agricoles
Chapitre 4. Faire de nécessité soutenabilité : trajectoire modale et vieillissement social
4.1. Le sens des limites
4.1.1. L’auto-élimination scolaire
4.1.2. Le choix par défaut des saisons agricoles : l’insertion professionnelle de Mohamed
4.1.3. Johanne : « À mon âge, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? »
4.2. Immigré.e.s des classes populaires : la nécessité faite destin
4.2.1. Youcef et Alberto : les limites de l’enquête
4.2.2. Maria et Laura : saisons agricoles, usure corporelle et familialisme populaire
Chapitre 5. Une insoutenabilité de condition : ouvrières agricoles permanentes
5.1. Un dispositif support à une logique marchande : le cas d’un groupement d’employeurs agricole
5.1.1. Intensification du travail
5.2.2. Individualisation de la relation salariale
5.2. Les ouvrières du « bas » et les ouvriers du « haut »
5.2.1. Différenciations genrées des tâches, des rôles sociaux et des salaires
5.2.2. Exploitation et domination masculine
5.3. Charlotte et Isabelle : emploi permanent et renforcement du sens des limites
5.3.1. Accepter le CDI par résignation
5.3.2. Un « engrenage » : garder le CDI par sécurité et s’en satisfaire
5.3.3. « Mais comment j’ai fait pour supporter ça ? »
Chapitre 6. Une insoutenabilité de position : ouvriers agricoles en déclassement
6.1. Une trajectoire interrompue : déclassement et rupture biographique
6.1.1. Annie : un « accident de vie » situé socialement
6.1.2. Manuelle : un « parcours chaotique » ?
6.2. Une frustration relative : effets d’une trajectoire interrompue
6.2.1. Manuelle : un « point de non-retour »
6.2.2. René : la culture comme refuge
Troisième partie. Un refus de la finitude sociale et ses limites : trajectoires subjectives d’artistes du spectacle
Chapitre 7. La non-reproduction : de l’héritage familial aux arts du spectacle
7.1. Un refus collectif de la reproduction : trajectoires ascensionnelles
7.1.1. Michel : « Moi, pas question ! »
7.1.2. Ethan : une vocation et un déplacement « inexplicables » ?
7.1.3. Michaël : « On maintient mon papa »
7.2. Crises de succession dans la (petite-) bourgeoisie : trajectoires interrompues
7.2.1. Aymeric : des contradictions de l’héritage à la déperdition du patrimoine
7.2.2. Marie : le rejet d’un « petit milieu bourgeois beauf »
Chapitre 8. La structuration de la trajectoire professionnelle : précocité et capital spécifique
8.1. Michaël : la « voie royale » du théâtre
8.1.1. Du conservatoire régional au conservatoire national
8.1.2. « Un grand privilégié de ce travail »
8.2. Une insertion professionnelle « de côté » : origines et effets d’un « temps perdu »
8.2.1. Béatrice : une trajectoire scolaire « pas vraiment aboutie »
8.2.2. Marion : un « parcours plein de détours »
8.2.3. Carine : « Je suis une espèce d’ovni »
8.3. Ethan et Camilia : le GEIQ Théâtre comme « tremplin »
8.3.1. Le compagnonnage-théâtre : une formation « complémentaire »
8.3.2. La formation de la « dernière chance » ?
8.3.3. Un dispositif « anti-doute » : légitimité et sentiment d’appartenance
8.3.4. Limites à la liberté de l’artiste : un espace des possibles localisé
Conclusion