LES ROLES INCONTOURNABLES DU ROMAN POLICIER
PARTIE CREATION
DELIRIUM
Éparpillés sur la table comme on jetterait n’importe quelle ordure à la poubelle, les papiers formaient une masse sans forme définie. Une fenêtre ouverte laissait passer un air léger, difficilement perceptible à travers la chaleur de l’appartement qui s’intensifiait au fil des heures. La petite brise arrivait à peine à faire lever les feuilles qui se trouvaient là, à sa merci. La tombée de la nuit n’avait pas rafraîchi la densité de la température qui grimpait, sans jamais s’arrêter. La télévision était restée allumée et la météo annonçait, sans être écoutée, que la journée suivante connaîtrait sûrement un record pour la saison. L’humidité environnante alourdissait de plus belle l’atmosphère qui s’incrustait dans chaque pièce. Les murs semblaient se tasser les uns sur les autres, comprimant et asphyxiant la seule personne éveillée.
Emily ne parvenait pas à dormir, étouffée par la moiteur de ses draps. Elle cherchait son air en tournant sans cesse dans son lit, incapable de gagner le souffle qui lui manquait. Elle se leva donc dans l’espoir de trouver une brise dans son salon, où elle revit ses notes de cours dispersées dans toute la pièce. Après avoir vainement tenté de réviser, Emily constata à quel point le papier était flasque et humide. L’air chaud ambiant s’incrustait dans le moindre espace, transformant même le tapis en une masse laineuse et suintante. Le sofa sur lequel elle s’était assise n’avait aucune fraîcheur et transpirait une odeur de lait tiède et caillé. Emily avala le reste d’un verre d’eau à demi vide, dont le goût n’avait rien de désaltérant, mais qui lui rappelait plutôt le savon à vaisselle. Elle soupira d’impuissance devant sa cuisante défaite contre l’été.
Entre le sommeil et l’éveil, au bord de l’épuisement, la jeune fille se résolut enfin à se traîner jusqu’au réfrigérateur. En l’ouvrant, elle avait espéré qu’une vague glaciale lui apaiserait le visage. Mais la seule chose qui provenait de l’appareil était un bourdonnement électrique répétitif. L’intérieur était sec. Emily se pencha légèrement pour mieux étirer son cou entre les restes décolorés et sans vigueur. Une pomme de salade molle rappelait étrangement à Emily sa propre tête, dont les cheveux gras s’étaient aplatis sur son front.
Elle repoussa une mèche brune sur son oreille en refermant la porte puis se dirigea vers le garde-manger avec indolence. Elle se résigna enfin à retrouver l’inconfort de sa chambre, sachant très bien que rien ne pourrait la désaltérer dans cette cuisine.
Cette danse nocturne entre les pièces de son appartement se faisait en silence, comme le bruit au beau milieu du désert. Emily ne voulait pas réveiller Chase qui dormait toujours.
Elle s’était installée sur le bord d’un bureau d’où elle extirpa sans bruit un pantalon court et un chandail léger. En regardant le jeune homme dans son lit, elle s’étonna qu’on puisse dormir dans de telles conditions puis le quitta. Emily avait décidé de respirer ce qu’il restait d’air à l’extérieur. Sur son chemin, elle irait s’acheter un pot immense de crème glacée à la station du coin. Elle enfila ses chaussures et referma derrière elle la porte de l’appartement, ne traînant avec elle que son porte-monnaie et ses clés. Emily longea alors le corridor mal éclairé pour se diriger vers la sortie. En quittant l’immeuble, elle désespéra de ne capter aucun souffle frais.
Arrivée dans la rue, elle pouvait sentir que la brume épaisse et chaude s’infiltrait sous ses vêtements. Ses pas résonnaient dans une rue sans vie. Le calme était exemplaire. Emily en profita pour ralentir la cadence. Elle s’essoufflait rapidement, incapable de respirer convenablement dans la pesanteur humide de cet été-là. Une voiture blanche passa tranquillement et continua son chemin. Elle se sentit soudainement rassurée de ne plus être la seule éveillée dans la ville. Emily ne comprenait pas comment tant de gens pouvaient endurer cette température immonde. Elle avait eu l’impression de mourir dans son appartement, tellement la chaleur était insupportable. Elle devait trouver une oasis avant de succomber. La simple idée de devoir subir cette sensation plus longtemps lui faisait perdre toute notion de la réalité.
Au bout d’un moment, elle aperçut les lumières du petit marché nocturne. Comme dans un mirage derrière la brume, Emily pouvait difficilement lire l’affiche publicitaire qui, le jour, était bien mise en évidence. Elle avait l’impression de découvrir un tout autre univers. Parce qu’elle ne sortait jamais la nuit, Emily n’avait aucune idée de ce que la ville pouvait lui offrir à cette heure tardive. Et même si elle suffoquait dans cette rue, elle la trouvait étonnamment paisible à l’heure qu’il était et ne craignait encore rien. Cette jeune étudiante avait bien changé depuis qu’elle avait quitté ses parents, pour « vivre sa vie ».
L’indépendance nouvellement acquise l’amenait à faire des choix qu’elle n’aurait jamais faits auparavant. Elle se trouvait donc téméraire de déambuler sans oxygène au milieu du pavé, livrée à elle-même.
L’étourdissante chaleur prit fin dès qu’Emily posa sa main sur la poignée et tira la porte d’entrée. Le petit magasin lui lança une bouffée d’air froid en plein corps. En entrant, elle eut un frisson digne d’une journée d’hiver, alors que le tintement de cloche annonçait son arrivée à un homme au comptoir. Elle baissa la tête pour le saluer alors qu’elle avançait timidement vers l’allée des produits glacés. Emily remarqua son allure dans le reflet d’une porte vitrée et rougit presque. Son accoutrement affichait clairement qu’elle venait de sortir du lit. Elle n’avait pas remarqué plus tôt, dans la noirceur de sa chambre, qu’elle avait enfilé son chandail d’université et une culotte courte d’entraînement. Ses cheveux en bataille semblaient avoir fondu sur sa tête et sur son visage perlaient de gouttes de sueur.
Emily essuya son front du revers de la main, puis tira la porte vitrée du congélateur qui était devant elle. Une nouvelle brise froide enveloppa sa poitrine et son cou et elle retint un soupir de soulagement. Sans vraiment réfléchir à la saveur qu’elle préférait, Emily plaça son porte-monnaie dans sa poche et attrapa le premier contenant dans son champ de vision.
Puis elle mit une main avide sur un tas de bâtonnets glacés aux cerises. Ses doigts se congelaient à leur contact et elle maintint le tout contre son abdomen. Cet échange de température apaisait la sensation de brûlure qu’elle ressentait sur sa peau depuis déjà des heures. Elle arriva à petits pas devant la caisse où se tenait un vieux garçon aux lunettes trop grandes pour son visage. Il passa ses doigts sur son menton mal rasé avant de commencer à calculer la commande d’Emily. Elle avait déposé ses articles sur le comptoir, en laissant échapper un « bonsoir » qui ne lui fut pas rendu. Sans émotion, le commis annonça le prix. Emily sortit son portemonnaie de sa poche et l’allégea de quelques billets. L’homme plaça le contenant et les bâtonnets glacés dans un sac de plastique qu’il tendit sèchement à sa cliente. Cette dernière s’en empara et quitta, tête baissée, cet endroit froid. La chaleur lui tomba dessus comme un coup de bâton dans les côtes. Après une marche d’à peine quelques mètres, elle se sentait encore assoiffée et étranglée par l’absence d’air frais. Son bagage était un véritable trésor qu’elle languissait de pouvoir savourer. Cette petite expédition nocturne lui avait coûté quelques précieuses minutes de sommeil, mais elle préférait souffrir de fatigue que de chaleur.
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Table des matières
REMERCIEMENTS
RESUME
PARTIE THÉORIQUE : S.S. VAN DINE REVISITÉ
INTRODUCTION
LES VINGT REGLES
L’ECRITURE DE LA TRANSGRESSION
LES ROLES INCONTOURNABLES DU ROMAN POLICIER
CONCLUSION
PARTIE CREATION : DELIRIUM
ÉPILOGUE
BIBLIOGRAPHIE
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