Qui doit avoir le pouvoir de réglementer la normalisation comptable ? « La profession ou les pouvoirs publics ? Ou, encore, un organisme censé être indépendant et de la profession et des pouvoirs publics tel l’IASB ? » C’est la question que posent Burlaud et Colasse, 2011, p.122. Les auteurs en critiquant l’IASB ou, plus précisément, sa légitimité, ont attiré les commentaires de Gélard et Pigé , d’une part, et de Danjou et Walton, d’autre part, et créé un « petit buzz », selon leur propre expression. « La comptabilité ou, plus précisément, la production d’information financière a besoin d’être normalisée. Il s’agit d’un ‘‘bien commun’’ ayant de très fortes externalités ». La question qui se pose alors est bien : qui doit normaliser et surtout pour rendre compte à qui ? L’IASB a une réponse : la primauté de l’information revient à l’investisseur. Mais au regard des commentaires des uns et des autres sur le sujet, il apparaît que le consensus n’est toujours pas établi. La neutralité comptable est-elle un mythe ? Et le destinataire de l’information influence-t-il sa production ? C’est autour de cette question que se situe la problématique de notre thèse.
Le budget est apparu à l’aube du contrôle de gestion et a évolué avec la discipline. Outil classique et prépondérant, il a suscité beaucoup d’intérêt, ce qui explique l’abondante littérature qui lui est dédiée. Pour Berland, 1999a, un certain contexte économique et idéologique a favorisé le développement plus particulier du contrôle budgétaire. Cet outil est source de pouvoir pour une certaine catégorie professionnelle car il permet d’exercer un contrôle strict et donc une pression sur le travail des employés (Hopper et Armstrong, 1991). Le budget est ainsi un dispositif utile pour représenter les intérêts en jeu dans les processus politiques ; il tend à rationaliser les systèmes d’organisation pour « maintenir les relations de pouvoir existantes » (Covaleski et Dirsmith, 1986). Pour Berland, 1999b, le budget s’est développé non seulement parce qu’il confère ou maintient le pouvoir de la coalition dominante mais aussi parce qu’il représente « un nouveau mode de contrôle social ».
LES ROLES ET PRATIQUES BUDGETAIRES
Les rôles des budgets
Le budget est né au début du XXème siècle mais s’est surtout développé après la deuxième guerre mondiale pour conquérir la majorité des entreprises. Le développement du contrôle budgétaire est dû au contexte économique mais aussi idéologique, les réflexions sur la place de l’homme dans l’organisation ont influencé le déploiement du budget (Berland, 1999b, Alcouffe et al., 2003). Le découpage de l’entreprise en centres de responsabilité, l’engagement des managers dans les décisions et la coordination par les résultats ont donné un cadre d’action aux gestionnaires d’entité, sous contrôle de la direction. Depuis son introduction, le budget a conservé son intérêt grâce aux multiples rôles qu’il peut servir. Une étude de Berland et Chiapello, 2004, portant sur le contrôle budgétaire en France montre qu’il remplit des missions différentes en fonction de l’époque dans laquelle il est inséré. Dans les années 30, le dispositif budgétaire représente l’outil rationnel, promu par les ingénieurs. Dans une deuxième période, il sert en plus à « humaniser l’économie et à contribuer à la croissance et au progrès social» (p.2). A partir des années 60, le budget est utilisé pour améliorer ou promouvoir la motivation au travail et l’évaluation des performances. Au fil du temps le budget s’est ainsi vu attribuer des fonctions nouvelles. Mais pour Escoffier, 2000, c’est dans le budget lui-même que sont inscrites ses deux orientations essentielles. Il permet, d’une part, une affectation, et ainsi une optimisation, des ressources limitées de l’organisation, mais, d’autre part, le budget est porteur de fonctions managériales : il encadre la délégation d’autorité et l’autonomie des actions. L’outil est censé optimiser la performance de l’organisation en impliquant les acteurs vers l’atteinte des objectifs de l’organisation.
L’EVOLUTION DES ROLES DANS LA LITTERATURE
Le modèle Taylor – Fayol
Hypothèses classiques
Le budget est apparu dans de grandes entreprises nord américaines et d’une manière quasi simultanée en France et en Angleterre (Berland et Chiapello, 2004). Dans une approche classique, l’outil est appréhendé sous ses aspects techniques. Les études s’intéressent « au fonctionnement le plus apparent du contrôle budgétaire dans les entreprises » et celui-ci porte notamment sur les fonctions de planification, de coordination, d’évaluation (Berland, 1999b, p.10). Pour l’auteur le budget est né à la fin des années vingt ou au début des années trente dans notre pays. Le point de départ de la diffusion de l’outil en France serait la conférence de Genève de 1930, même si quelques indices annonciateurs apparaissent dans les années vingt. Cette conférence est organisée par l’IIOST (Institut International de l’Organisation scientifique du travail) (Berland, 1999b, p.41). Ainsi, pour l’auteur, Taylor et Fayol sont à l’origine du contrôle budgétaire et vont teinter l’instrument des principes qui sous-tendent leurs modes de pensée. Pour Fayol la fonction administrative dans l’entreprise est importante et se décline en cinq facteurs : «Administrer c’est prévoir, organiser, commander, coordonner et contrôler ». Or le budget reprend ces différents éléments et est pour cette raison central en contrôle de gestion (Berland, 1999a, 1999b, Bouquin, 2004). Taylor, quant à lui, a organisé l’activité des ouvriers autour de tâches élémentaires et intégrées les unes aux autres, permettant une production plus fluide et plus facile à contrôler. La mesure du contrôle de gestion a ici un pouvoir normalisateur qui contraint l’opérationnel vers plus d’efficacité.
Les systèmes comptables et de gestion ont été battis sur des hypothèses précises concernant le comportement des acteurs (Caplan, 1966). Et ces hypothèses sont issues de deux courants de pensée : la théorie économique de la firme et la théorie classique des organisations qui inclut les sciences de l’ingénieur. La théorie économique postule que les décisions des entrepreneurs vont être limitées par les contraintes économiques des marchés et les contraintes technologiques de la production. Ce sont les enjeux que l’entreprise doit relever pour établir sa performance. Par ailleurs, la finalité de la firme, et de l’entrepreneur, est la maximisation du profit. En effet la théorie postule que l’individu « est entièrement motivé par des forces économiques » (Caplan, 1966, p.500). Les incitations financières représentent donc un vecteur de motivation aux mains du management face à un travailleur perçu comme paresseux et cherchant à minimiser son effort. Au début du siècle dernier, Taylor a repris ces idées et les a enrichies à partir de la théorie des organisations et notamment des sciences de l’ingénieur, pour donner l’Organisation Scientifique du Travail. Cette approche cherche à favoriser l’utilisation la plus efficiente possible des ressources disponibles. L’individu est annexé à la machine et l’intérêt réside dans la maximisation de la productivité de la main d’œuvre. Cités par Caplan, 1966, March et Simon décrivent ainsi l’employé comme un instrument passif, capable de réaliser une tâche – et apte à être ‘dirigé’ – mais pas de prendre des initiatives ou d’exercer une influence sur les autres membres de l’organisation. Au-delà de ces travaux, les théories des administrations ou principes administratifs se focalisent plutôt sur la spécialisation des tâches et le découpage de l’organisation en départements distincts, mais aussi sur l’unité de commandement et le principe d’autorité, ou sur « le ‘span of control’ c’est-à-dire le nombre de subordonnés qui peuvent être supervisés par un gestionnaire » (Hatch, 2000).
Ces différentes hypothèses sous-jacentes aux systèmes comptables et de gestion classiques ont été reprises par Caplan, 1966 et s’articulent autour de quatre catégories d’hypothèses :
Hypothèses concernant les buts de l’organisation : le principal objectif d’une entreprise est la maximisation du profit. Cet objectif principal peut être décliné à travers l’organisation.
Hypothèses concernant le comportement des salariés : les membres de l’organisation sont motivés par les forces économiques, mais le travail est une tâche déplaisante et les individus vont chercher à s’y soustraire.
Hypothèses concernant le comportement des managers : les managers doivent contrôler les salariés en vue de maximiser le profit de la firme. L’essence du contrôle de gestion est l’autorité. Il doit y avoir un équilibre entre la délégation d’autorité d’une personne, et sa responsabilité en termes de performance.
Hypothèses concernant le rôle de la comptabilité de gestion : la fonction de la comptabilité de gestion est d’aider les managers dans le processus de maximisation du profit. Le système comptable est un outil de contrôle, porteur de rationalité et de connaissance. C’est un outil « neutre », les biais personnels sont éliminés par l’objectivité du système.
Ainsi, dans une approche classique, la finalité de l’entreprise est la maximisation du profit, la comptabilité de gestion est là pour aider les managers en responsabilisant les acteurs sur des objectifs de performance à atteindre (Sponem, 2004, p.49). Le budget facilite la convergence des buts, et par là même il améliore l’efficacité de l’organisation et la consommation des ressources (Anthony, 1965).
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Table des matières
INTRODUCTION
Présentation du plan de la thèse
Première Partie : les rôles et pratiques budgétaires
CHAPITRE 1 : LES ROLES DES BUDGETS
Section 1 : l’évolution des rôles dans la littérature
1.1 Le modèle Taylor-Fayol
1.1.1 Hypothèses classiques
1.1.2 Les influences classiques sur le budget
1.1.3 Critiques du modèle
1.1.4 Conclusion
1.2 Théorie béhavioriste et rôles des budgets
1.2.1 L’étude d’Argyris
1.2.2 Le « jeu » des acteurs
1.3 Les travaux d’Hopwood
1.3.1 Conclusion
1.4 L’étude d’Otley et ses implications
1.5 Les rôles spécifiques au contexte
Conclusion Section 1
Section 2 : deux rôles plus spécifiques : pouvoir et communication
2.1 Le budget comme source de pouvoir
2.1.1 Approche marxiste
2.1.2 Approche foucaldienne
2.1.3 Approche sociologique
2.1.4 Conclusion
2.2 Budget et communication
2.2.1 Conclusion
2.3 Le budget, outil de contrôle intra-groupe
Conclusion Section 2
Conclusion du Chapitre 1
CHAPITRE 2 : LES EVOLUTIONS DU CONTEXTE COMPTABLE ET FINANCIER
Section 1 : la gouvernance
1.1 Le modèle actionnarial
1.1.1 Le passage au capitalisme financier
1.1.2 Le contrôle par les actionnaires
1.1.3 L’information et la théorie de l’agence
1.1.4 Conclusion
1.2 La communication externe
1.2.1 Le changement dans la communication
1.2.2 Les différentes formes de communication
1.2.3 Les conditions de la communication volontaire
1.2.4 La communication volontaire et le budget
1.2.5 La communication obligatoire
1.2.6 Conclusion
Conclusion Section 1
Section 2 : les nouvelles réglementations
2.1 La législation et l’information prévisionnelle
2.1.1 La loi sur la Sécurité Financière
2.1.2 La Directive Transparence
2.1.3 Conclusion
2.2 Les normes IAS/IFRS
2.2.1 La Juste Valeur
2.2.2 L’information sectorielle
2.2.3 Conclusion
Conclusion Section 2
Conclusion du Chapitre 2
Deuxième Partie : Pratiques budgétaires spécifiques
CHAPITRE 3 : LES UTILISATIONS DES BUDGETS
Section 1 : analyse des pratiques
1.1 Qu’est-ce qu’une pratique ?
1.2 Plusieurs catégorisations des pratiques
1.2.1 Les budgets serrés/souples
1.2.2 Les contrôles administratif et interpersonnel
Conclusion Section 1
Section 2 : le modèle de Simons
2.1 La relation avec le contexte organisationnel
2.1.1 Le contrôle diagnostique-interactif
2.1.2 Les critiques du modèle
2.2 Le budget selon le modèle de Simons
2.2.1 Le budget diagnostique
2.2.2 Le contrôle diagnostique est-il la réponse ?
2.2.3 Une forme alternative
2.2.4 Les déterminants du modèle de Simons
Conclusion Section 2
Conclusion du Chapitre 3
CHAPITRE 4 : LES THEORIES EXPLICATIVES
Section 1 : la théorie de la contingence
1.1 Les facteurs dominants
1.2 Les critiques de la théorie
1.3 La contingence et les systèmes de contrôle
1.3.1 Les facteurs de contingence
1.3.2 Les autres facteurs d’influence
Conclusion Section 1
Section 2 : la théorie néo-institutionnelle
2.1 Institutions et pouvoir
2.2 Théorie néo-institutionnelle et budget
Conclusion Section 2
Conclusion du Chapitre 4
CHAPITRE 5 : LE CADRE METHODOLOGIQUE
Section 1 : la démarche du chercheur
1.1 Le positionnement
1.2 La préparation de l’enquête exploratoire
1.3 L’enquête exploratoire : généralités
1.4 L’enquête confirmatoire
Conclusion Section 1
Section 2 : la construction du questionnaire
2.1 Les rôles des budgets
2.2 L’implication des managers
2.3 Le lien avec les IFRS
2.4 Le découpage en centres de responsabilité
2.5 Le plan à moyen terme
2.6 La nature et la difficulté des objectifs
2.7 L’influence des acteurs sur la définition des objectifs
2.8 L’utilisation de l’information
2.9 La nature des indicateurs
2.10 Les utilisateurs de l’information
2.11 Les re-prévisions
2.12 Les alertes au résultat
2.13 Le style de gestion du groupe
2.14 La stratégie
Conclusion du Chapitre 5
Troisième Partie : Analyse et discussion
CONCLUSION