« Mon intérêt à étudier les chiites d’Irak, s’est manifesté lors de la guerre Iran-Irak en 1980- 88, lorsque comme d’autres observateurs, j’ai été intrigué par le combat féroce entre les chiites d’Iran et leurs coreligionnaires d’Irak qui constituaient la majorité des rangs de l’infanterie irakienne. »
Cette citation de Yitzhak Nakash tirée de son livre The Shi’i of Iraq, résume mon choix d’étudier les chiites d’Irak et plus particulièrement l’histoire des révoltes chiites d’Irak à la veille de la guerre irano-irakienne à savoir de 1977 à 1980. En effet, je me suis d’abord intéressée à l’histoire de la guerre irano-irakienne. Mais très vite, je me suis posée la question de la place de la religion dans cette guerre. Existait-t-il un chiisme unique, commun aux chiites Irakiens et Iraniens ou est-ce qu’il était question de plusieurs chiismes dont l’un dominait l’autre. Ce sont autant de questions qui m’ont poussées à m’interroger sur les spécificités du chiisme irakien et sa relation avec le pouvoir. Ma recherche de sources s’est donc orientée vers les archives traitant du chiisme irakien dans les années 1970. Au centre des archives diplomatiques de la Courneuve, j’ai trouvé des archives qui portent sur une révolte chiite en 1977 ainsi que sur différents incidents relatifs à la communauté chiite. Ceci suggérait l’idée de l’existence d’une opposition chiite et de mouvements de contestation. Grâce aux conseils de Monsieur Pétriat j’ai finalement défini mon sujet de recherches aux révoltes chiites en Irak de 1977 à 1980. Il s’agit de deux révoltes, une première qui éclate le 5 février 1977 et une seconde qui a lieu fin mai 1979. L’intérêt premier d’étudier ces deux révoltes réside dans le fait que l’une est antérieure et l’autre postérieure à la révolution islamique d’Iran, ce qui permet de mettre en évidence le particularisme chiite irakien.
L’histoire du chiisme et du pouvoir : une relation mitigée
L’existence d’une opposition chiite au pouvoir nous pousse à nous questionner sur la nature des relations entre le clergé chiite et le pouvoir baathiste alors en place dans les années 1970. Les rapports avec le pouvoir, considéré comme « illégitime » par le clergé chiite, ont toujours constitué l’une des préoccupations majeures des uléma chiites. Après la grande occultation de l’Imam ou ghrayba kubra en 874, les religieux chiites d’efforcent de bâtir une continuité religieuse pour combler la vacance spirituelle laissée par l’Imam . Cette période est marquée par l’avènement des premiers pouvoirs chiites. La dynastie chiite des vizirs Bouyides qui dominent l’ouest de l’Iran et une partie de l’Irak de 935 à 1055, a été la première à propager l’idée d’un chiisme duodécimain à travers le développement d’infrastructures religieuses. Cependant les Bouyides étaient dans l’incapacité de s’affirmer véritablement en tant que chiites duodécimains car cela aurait remis en cause le pouvoir califale sunnite et donc leur propre pouvoir. Ils témoignèrent donc seulement une sympathie et une protection au chiisme duodécimain mais non une reconnaissance doctrinale officielle. Plusieurs autres dynasties chiites se sont établies en Irak comme les Hamdanides au Xème siècle et les Maziyadides qui gouvernèrent le sud de l’Irak de 1012 à 1150 . Ces pouvoirs chiites n’ont pas été assez influents et assez durables pour permettre l’élaboration d’une doctrine chiite.
Le cadre favorable pour en élaborer une va être trouvé par les uléma chiites dans l’empire safavide avec l’instauration du chiisme duodécimain comme religion officielle par Ismaël Chah au XVIème siècle. Très vite, les ulémas chiites s’érigent en héritiers des imams en élaborant l’idée de na’ib el imam ou représentant de l’imam. Ils pouvaient de ce fait collecter les impôts religieux comme le khums et la zakat, ainsi que guider la prière du vendredi, en attendant le retour de l’imam .
Une nouvelle doctrine chiite comme alors à émerger, influencée par le mu’tazilisme, qui accorde une large place au raisonnement et à l’intelligence, posant ainsi les prémices de la notion d’ijtihad ou effort de réflexion. Cette nouvelle doctrine divise les ulémas chiites en deux groupes. Les partisans de l’ijtihad, appelés les usuli, estiment que seul les mujtahidin ont le droit de pratiquer l’ijtihad devenant ainsi une source d’imitation pour les autres chiites, appelés les muqallidin ou imitateurs. A contrario, les akhbari, considèrent que tout croyant est un muqallid devant imiter l’exemple de l’imam, ils insistent sur la nécessité de se référer aux traditions prophétiques et imamites et non aux avis des hommes, car la prérogative de l’ijtihad revient uniquement à l’imam . A la chute de l’empire safavide au XVIIIème siècle, les religieux chiites immigrent massivement dans les villes saintes d’Irak à Najaf et Kerbela, imposant l’usulisme comme doctrine religieuse. En s’installant à Najaf et Kerbela, les ulémas chiites voulaient s’attirer les bénédictions des imams et s’inscrire dans leur continuité. Cette période marque la prééminence des villes saintes d’Irak : Najaf, Kerbela, Samarra et Kazimayn sur les villes saintes d’Iran : Qom et Mashhad. La victoire de l’usulisme se traduit par l’obligation des chiites à suivre non seulement les avis juridiques des mujtahidin mais surtout l’avis du plus savant des mujtahidin à savoir le marja’ at taqlid ou source d’imitation. Le marja’ représente la fonction religieuse la plus élevée de la hiérarchie cléricale chiite. Il est choisi parmi les mujtahidin, et se distingue par son érudition, ainsi que son influence et son prestige sur les étudiants et les ulémas. Le marja’ peut également être appelé ayatollah el uzma. Le nombre de maraji’ varie selon les époques mais il est rarement supérieur à cinq ou six. Les autres mujtahidin qui composent la hiérarchie cléricale sont des ayatollahs et des hujjat el islam .
Aperçu historiographie sur l’histoire de l’Irak contemporain
« Peut-être, est-ce un peu mieux qu’être envoyé au Nigeria » , cette phrase tirée du livre de Abbas Kelidar, The Integration of Modern Iraq, reflète la vision qu’avaient les Britanniques de l’Irak au début du XXème siècle. En effet le pays n’a pas « joui » de cette fascination à l’Orient de la part des européens qu’ont connu d’autres pays arabes comme l’Egypte, la Palestine ou la Syrie, si ce n’est à travers le personnage de Gertrude Bell, figure phare du mandat britannique en Irak. Par conséquent ce désintérêt à l’Irak se traduit par une certaine pauvreté historiographique . Outre le manque d’intérêt, ces lacunes s’expliquent également par les difficultés rencontrées par les chercheurs pour effectuer leurs recherches en Irak, qu’ils soient Irakiens ou étrangers à cause des régimes autoritaires qui se succèdent en Irak après 1958. En effet, les meilleurs travaux de recherches effectués en Irak sur la société irakienne datent d’avant 1958 : Shaykh and Effendi : Changing Patterns of Authority among the El Shabana of Southern Iraq de Robert A. Fernea, Social and Economic Organisation of the Rowanduz Kurds d’Edmund Ronald Leach et Marsh Dwellers of the Euphrates Delta de Shakir M. Salem . En ce qui concerne l’histoire plus récente de l’Irak, majoritairement écrite en anglais et en arabe, elle est produite par des chercheurs qui ne se sont jamais rendus en Irak et travaillent sur des archives européennes ou américaines, des journaux ou des archives audiovisuels. Cependant, ces sources qui suffisent pour écrire une histoire diplomatique ou politique sont insuffisantes pour étayer d’autres questions . Aucun des gouvernements de l’Irak contemporain, monarchie incluse, a permis une liberté académique où des productions et les études auraient pu fleurir. Ainsi les intellectuels Irakiens, dont la plupart étaient exilés, écrivaient régulièrement dans des journaux comme Al Thaqafa al Jadida ou Al Nahj publié à Damas et à Chypre. Les questions qui étaient soulevées concernaient le rôle de d’Etat, la réforme agraire, la question kurde, le mouvement chiite et l’émergence de nouvelles classes sociales . Tous ces facteurs liés aux instabilités politiques, qu’ont connues les périodes du général Kassem et des Frères Aref, à l’absence de débat national et de libertés académiques, ont fait que l’Irak est resté à la veille des années 1970, le pays arabe le moins connu du Moyen-Orient.
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Table des matières
Remerciements
Sommaire
Introduction
Première partie : Le clergé chiite et le Baath : « De la confrontation pacifique à la confrontation sanglante »
I – Un contexte tendu avant la révolte
A – Le clergé chiite face au recul du religieux dans la société
B – Du religieux à l’activisme politique
C – Confrontation avec le Baath
II – La révolte du 5-6 février : l’émergence d’une nouvelle force spontanée
A – Déroulement de la révolte
B – Interprétation et réponse du Baath
III – Le temps de l’apaisement
A – Utilisation des références religieuses
B – Contrôle et surveillance des chiites dans les appareils d’Etat
Conclusion
Deuxième partie : Les conséquences de la révolution islamique sur l’activisme chiite irakien.
I – Les conséquences de la révolution islamique iranienne en Irak
A – L’émergence de Muhammad Bakr al Sadr comme figure de l’opposition
B – L’activisme de la Da’wa
II – Juillet 1979, Saddam Hussein président : un tournant pour l’activisme chiite
A – Fin des troubles et isolement de Muhammad Bakr al Sadr
B – Nouvelle stratégie de la Da’wa : violences individuelles et actes terroristes
III – La mort de Muhammad Bakr al Sadr et ses conséquences
A – Le tournant d’Al Mustansiriya
B – Conséquences de la mort de Muhammad Bakr al Sadr à l’étranger
Conclusion
Inventaire des sources
Bibliographie
Annexes
Tables des matières
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