Les ressources numériques éducatives et les acteurs de l’éducation

Lorsque j’ai entrepris mes recherches sur les sites d’accompagnement scolaire en ligne [Inaudi 2002], je souhaitais interroger la communication des sites en posant comme hypothèse que la confiance était la clef de leur communication. Très vite, la nécessité d’explorer le contexte de développement de ces ressources est apparue. Car non seulement les sites d’accompagnement scolaire s’inscrivent dans le contexte global de la société de l’information (je reviendrai par la suite sur ce concept) et du développement d’Internet, mais ils affleurent également le système éducatif en ouvrant des perspectives de liens entre l’enseignement traditionnel et l’accompagnement scolaire. Le site seul signifie peu. Il est le fruit d’un contexte politique et économique qui met l’accent sur les TIC, il est le miroir des discours sur la modernisation de l’Ecole, il s’apparente aux outils et aux moyens destinés aux apprentissages.

Dès lors il n’était pas pertinent d’effectuer une recherche sur cette thématique en mettant la focale uniquement sur l’objet étudié sans tenir compte des contextes global et local et de l’élément connexe principal, le rôle et la place des acteurs de l’éducation. En élargissant le terrain de recherche à l’ensemble des ressources numériques éducatives et plus seulement aux sites d’accompagnement scolaire, la nécessité de prendre en compte l’ensemble de ces aspects s’est faite prégnante et la posture épistémologique s’est imposée : toute la recherche se situe dans la complexité telle que l’a définie Edgar Morin [Morin b 2004]. La posture est d’autant plus intéressante à tenir que l’on constate dans les discours une volonté inverse visant à simplifier les enjeux, à proposer une vision linéaire et rationalisante de l’Ecole, des ressources et des apprentissages.

Prendre en compte la complexité des enjeux liés aux ressources numériques éducatives 

Quand il entre au CNRS en 1951, Edgar Morin devient « un chercheur qui veut prendre conscience de l’irréductible complexité de toute réalité, physique, biologique, humaine, sociale, politique. Un chercheur qui sait qu’une science privée de réflexion et qu’une philosophie purement spéculative sont insuffisantes, […] mutilées et mutilantes » [Le Moigne 2006]. Au fil des années et des textes, il élabore une épistémologie de la pensée complexe où le chercheur, quel que soit son sujet d’étude, pose comme postulat l’examen d’une hypothèse dans sa globalité, dans son contexte, mais également dans sa spécificité. Une pensée complexe considère certes la connaissance comme un outil singulier permettant de constituer des frontières, de séparer les objets les uns des autres et de leur environnement, c’est le principe des disciplines universitaires. Mais son intérêt réside surtout dans le fait de relier ce qui a été distingué par le biais d’un regard transversal et contextualisé sur le monde et ses objets [Morin a 2004].

Cette posture n’est pas simple à tenir car elle engendre nécessairement, comme le souligne Edgard Morin, des questionnements et des incertitudes : « a priori la complexité effraie, elle semble supprimer toute foi, ôter toute espérance, tout courage. Le nouveau réel qu’elle substitue à l’ancien est non plus certain, mais incertain, non plus substantiel, mais comportant en lui de l’imaginaire et du mythe. La pensée complexe semble perdre toute vitalité, toute combativité en perdant les défenses immunologiques propres à la pensée close.

Mais en fait, elle substitue […] une nouvelle immunologie, une nouvelle combativité : non plus contre les idées, mais contre la réduction, l’unidimensionnalisation, la clôture, la rationalisation, contre la manichéisation, et la militarisation de la pensée politique » [Morin b 2004, p.159]. Ainsi, la pensée complexe nécessite une posture vigilante pour observer le monde, une posture qui admet le mouvement et l’incertitude.

Il est toutefois utile de préciser que la pensée complexe définie par Edgar Morin ne se situe pas au niveau des discours que l’on entend ça et là, qui servent « à signifier la confusion, l’embarras et l’incapacité que l’on a à décrire la réalité » [Morin 1998]. Ces discours, sur la complexité accrue du monde en général et sur celle des systèmes éducatifs en particulier , ont pour principal objectif de justifier des solutions simplifiantes afin, idéalement, de mieux appréhender l’environnement. Ils servent de référence aux Etats afin d’ajuster les politiques menées, notamment en matière d’éducation. Leur inconvénient majeur est de disqualifier la complexité en laissant croire que des solutions rationalisantes et simplifiantes, pour rassurantes qu’elles soient, permettent de réduire la complexité réelle du monde.

Dans l’éducation, les solutions proposées se traduisent par l’introduction d’une vision managériale de l’école [Van Zanten 2004]. Les établissements scolaires garderaient leur spécificité en tant que lieu d’apprentissage mais seraient gérés comme des entreprises. L’introduction de critères objectifs d’évaluation, d’indicateurs, faciliterait leur gestion. Ces discours oublient de fait la complexité des processus d’apprentissage, la diversité des élèves, la multiplicité des contextes locaux.

D’ailleurs Edgar Morin qualifie ce phénomène, au niveau politique, de réducteur et de négatif car il évacue justement la prise en considération de la complexité des situations : « c’est la politique qui a le plus grand besoin de complexité. [Or] elle produit des idées de plus en plus simplifiantes pour des sociétés de plus en plus complexes. Elle produit des visions de plus en plus unidimensionnelles pour des sociétés de plus en plus multidimensionnelles. Elle produit des idéologies de plus en plus rationalisatrices pour une réalité de plus en plus incertaine. Elle produit des mythes inconscients d’être mythes. Elle produit un réalisme inconscient de la fragilité et de la mobilité du réel, en même temps qu’un irréalisme qui brouille et obscurcit la réalité » [Morin b 2004, p.159]. Le reproche émis à l’encontre de la politique d’une manière générale, trouve un écho au niveau de la politique menée en matière d’éducation car la complexité dans l’éducation est une question réellement politique. Les décisions qui affectent l’école s’inscrivent dans le domaine du politique. En effet, elles ont une répercussion sur l’ensemble d’une classe d’âge et sur plus d’un million de personnes (enseignants et personnels administratifs) travaillant pour l’Education nationale. Une politique est ce qui donne l’impulsion et institue un cadre de fonctionnement. Ce terme, souvent employé pour signifier des orientations choisies par l’Etat (politique économique, politique éducative…), est décliné ensuite à des échelons inférieurs : politique académique, politique d’établissement…Cette déclinaison multiple et granulaire du terme doit d’ailleurs être questionnée : ne limite t-elle pas l’impact du terme politique comme « art de conduire les affaires de l’Etat » , ne contribue-t-elle pas à une perte des repères concernant les prérogatives de l’Etat, ne participe-t-elle pas à une absence de lisibilité de la place et du rôle des différents acteurs publics et privés intervenant dans la politique de l’Etat ?

En quoi le choix de cette posture épistémologique est-il pertinent ? 

Se situer dans la complexité, c’est faire le choix différent de postuler l’impossibilité de simplifier le traitement d’une hypothèse. C’est vouloir penser ensemble de manière cohérente des éléments qui peuvent être contradictoires, des éléments qui par leur diversité rendent la situation complexe. C’est vouloir redonner à chacun des acteurs de l’éducation leur place légitime et non celle que les pratiques, au détour des ressources numériques, instituent peu à peu en prérogatives. Etudier dans toute sa complexité, l’incidence d’un dispositif de ressources numériques éducatives sur le rôle des acteurs éducatifs, signifie que le dispositif ne peut être tenu pour seul responsable d’une quelconque évolution du rôle d’un acteur ou d’une évolution du système scolaire comme on peut parfois le lire . Dans le même temps, cette possibilité n’est pas exclue car l’introduction des ressources numériques permet de légitimer une évolution en profondeur du système éducatif. Le dispositif s’insère dans un contexte local et dans un contexte global, qui peuvent se compléter et/ou s’opposer. Il a ses caractéristiques propres, complétées par d’autres liées aux différents éléments des contextes. Et de fait, « la complexité correspond à l’irruption des antagonismes au coeur des phénomènes organisés, à l’irruption des paradoxes ou contradictions au coeur de la théorie » [Perrenoud a 1993].

Philippe Perrenoud a réfléchi à la place de l’Ecole dans la complexité. Dans le domaine éducatif et pédagogique, il met en exergue plusieurs antagonismes auxquels l’école est confrontée : entre personne et société, unité et diversité, dépendance et autonomie, invariance  et changement, ouverture et fermeture, harmonie et conflit, égalité et différence. Chacun d’eux « opère à divers niveaux de l’organisation scolaire, celui de la salle de classe, là où se noue l’essentiel du rapport pédagogique, celui de l’établissement, celui du système éducatif dans son ensemble» [Perrenoud b 1993]. Avec l’introduction des ressources numériques dans le système éducatif, trois antagonismes majeurs ressortent. Les révéler permet de comprendre qu’une vision linéaire et simplifiante de l’école n’est pas envisageable, sauf à souhaiter par ce processus induire un nouveau mode de fonctionnement de l’Ecole. Ces trois antagonismes se caractérisent par :
• Le projet individuel et le projet de société : l’Ecole doit conforter l’élève dans son individualité, l’aider à progresser, l’aider à trouver une voie équilibrée pour son insertion dans la société. Dans le même temps, elle doit répondre aux exigences d’une continuité sociétale, que sont le partage de valeurs communes, la connaissance du fonctionnement des organisations, une forme de normalisation et de standardisation dans la transmission des savoirs. L’égalité et la différence sont directement liées à ces projets. Or l’exigence d’égalité, qui s’est traduite dans les textes par la loi Haby [JO 11/07/75] et aujourd’hui par le socle commun de connaissances et de compétences [JO 12/07/06], est confrontée « à la diversité des intérêts, des aptitudes, des formes d’esprit » [Perrenoud b 1993] des élèves et aux déclinaisons locales de la politique éducative de l’Etat.
• L’évolution et la résistance au changement : les différentes politiques qui se succèdent soulignent les évolutions dans la conception de l’Ecole au niveau de l’Etat [Van Zanten 2004]. Les priorités s’établissent au fil des années par l’intermédiaire des circulaires de rentrée dans le cadre d’orientations dessinant les évolutions du système. Longtemps l’égalité d’accès au savoir sur le territoire national a été privilégiée . Aujourd’hui il semble que l’efficacité du système éducatif soit davantage recherchée, quitte à proposer d’autres voies que l’Ecole aux élèves perturbant la logique des indicateurs de réussite . Malgré cela, l’Ecole reste dans l’imaginaire collectif, le gardien d’un certain nombre de valeurs et d’idéaux. Le hiatus actuel réside peut-être dans ce décalage entre ce que la société attend, ce que les enseignants pensent devoir transmettre et les décisions politiques.
• L’ouverture et la fermeture de l’école : Perrenoud évoque ces notions avec la nécessité d’une fermeture du système scolaire afin de protéger une « identité forte », « un sentiment d’appartenance » et de « sécurité » (Perrenoud 1993). Il indique pourtant que le système doit également s’ouvrir un minimum pour éviter la sclérose. Les notions de dépendance et d’autonomie sont liées à ces notions d’ouverture et de fermeture. En effet, les politiques des établissements scolaires dépendent de multiples acteurs comme le ministère de l’Education nationale, les collectivités territoriales…

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Table des matières

Introduction
Partie 1. Les ressources numériques éducatives et les acteurs de l’éducation : une recherche située dans la complexité
Introduction de la première partie
Partie 1 – Chapitre 1. Posture épistémologique : l’approche sémio-politique, une prise en compte de la complexité des enjeux liés aux ressources numériques éducatives
1.1.1. Prendre en compte la complexité des enjeux liés aux ressources numériques éducatives
1.1.1.1. En quoi le choix de cette posture épistémologique est-il pertinent ?
1.1.1.2. Changement de paradigme
1.1.1.3. Gestionnarisation et rationalisation
1.1.1.4. Individualisation
1.1.2. Approche sémio-politique : lecture de la complexité des enjeux liés au déploiement des ressources numériques dans l’éducation
1.1.2.1. La notion de discours
1.1.2.2. Approche politique de l’impensé
1.1.2.3. Approche sémiotique des écrits d’écran
1.1.3. Le glissement de la prérogative politique
Partie 1 – Chapitre 2. Quelle place et quel rôle pour les acteurs de l’éducation en France au regard des ressources éducatives ?
1.2.1. Les éléments du contexte global de déploiement des ressources numériques pour l’éducation
1.2.1.1. Industrialisation de la formation
1.2.1.2. Le rôle de certaines organisations internationales
1.2.1.3. Les orientations de l’Union européenne en matière d’éducation
1.2.1.4. Les orientations de la France en matière d’éducation
1.2.2. Rapide historique sur l’introduction des ressources numériques dans l’école et sur la place et le rôle des différents acteurs
1.2.3. Qu’entend-on par ressource éducative ?
1.2.3.1. Définition d’une ressource éducative
1.2.3.2. Parmi les ressources éducatives : la particularité des ressources numériques.
1.2.3.3. Typologie des ressources numériques éducatives
1.2.4. Qui sont les acteurs de l’éducation ?
1.2.4.1. Définition d’un acteur
1.2.4.2. Typologie des acteurs de l’éducation concernés par les ressources numériques éducatives
Partie 1 – Chapitre 3. Présentation du terrain de la recherche
1.3.1. Les éléments du contexte local : un dispositif de ressources numériques éducatives
1.3.1.1. La notion de dispositif
1.3.1.2. Le dispositif Ordina13
1.3.1.3. Les caractéristiques du dispositif
1.3.2. Constitution du corpus
1.3.2.1. Recueil des discours
1.3.2.2. Méthode de recueil des discours
1.3.2.3. Les différents types de discours
Conclusion de la première partie
Partie 2. Un dispositif de ressources numériques éducatives révèle le glissement de la prérogative politique chez les acteurs de l’éducation
Introduction de la deuxième partie
Des grilles pour une lecture sémio-politique
Lecture sémio-politique et glissement de la prérogative politique
Partie 2 – Chapitre 1. Réduire la complexité des enjeux éducatifs
2.1.1. Lecture du contexte global
2.1.1.1. Individualisation
2.1.1.2. Rationalisation
2.1.2. Lecture du dispositif
2.1.2.1. Les discours d’accompagnement
2.1.2.2. Les discours produits par les ressources
2.1.2.3. Les discours des acteurs-médiateurs
2.1.3. Un glissement de la prérogative politique en émergence
Partie 2 – Chapitre 2. La confiance : symptôme de l’impensé
2.2.1. Lecture du contexte global
2.2.2. Lecture du dispositif
2.2.2.1. Les discours d’accompagnement
2.2.2.2. Les discours produits par les ressources
2.2.2.3. Les discours des acteurs-médiateurs
2.2.3. Un glissement de la prérogative politique en émergence
Partie 2 – Chapitre 3. L’évidence technologique : symptôme de l’impensé
2.3.1. Lecture du contexte global
2.3.1.1. Dynamique externe à l’école
2.3.1.2. De l’expérimentation à la généralisation
2.3.2. Lecture du dispositif
2.3.2.1. Les discours d’accompagnement
2.3.2.2. Les discours produits par les ressources
2.3.2.3. Les acteurs-médiateurs
2.3.3. Un glissement de la prérogative politique en émergence
Partie 2 – Chapitre 4. Le glissement de la prérogative politique chez les acteurs de l’éducation
2.4.1. Des glissements avérés
2.4.1.1. Une place accrue pour les organisations supranationales
2.4.1.2. Les collectivités territoriales et la pédagogie
2.4.1.3. Le statut de l’EPLE et les missions du chef d’établissement
2.4.2. Des glissements en cours
2.4.2.1. Les missions de l’enseignant
2.4.2.2. Les missions du professeur-documentaliste et du COTIC
2.4.2.3. Le désengagement de l’Etat
Conclusion de la deuxième partie
Conclusion générale et perspectives
Bibliographie

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