Méthode
Cette partie s’attachera à détailler la méthode choisie pour ce travail sur la précarité en milieu montagnard.
Pour tester l’hypothèse, aller à la rencontre des personnes en situation de précarité professionnelle a semblé être le plus pertinent : le premier enjeu a alors été de définir le public recherché. Comme justifié plus haut, c’est la précarité professionnelle qui est au centre de ce travail : ce sont donc des personnes entretenant un rapport fragile à l’emploi qui ont été rencontrées. De plus, le type de contrat de travail apparaît être le premier indicateur de précarité professionnelle ; l’objectif était donc de cibler des personnes ayant des contrats de travails qualifiés plus haut de précaires : CDD, saisonniers, intérim, contrats aidés, chômage, indépendants, et contrats à temps partiels. Si c’est donc ce critère qui a avant tout été retenu, d’autres éléments entrent en compte dans le phénomène de précarité professionnelle, comme les conditions de travail, le niveau de qualification ou le niveau hiérarchique : ces éléments doivent également être gardés à l’esprit dans le travail de terrain.
La méthode des entretiens semi-directifs a par ailleurs été choisie pour saisir la parole des personnes rencontrées : en effet, ce type d’entretiens permet de faire émerger le récit des individus en situation de précarité, de saisir comment celui-ci est construit, tout en abordant un ensemble de thèmes variés permettant de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse. A travers des questions les plus ouvertes possibles, les entretiens ont ainsi permis de questionner les personnes sur différents aspects de leur vie : parcours, travail, famille, réseaux sociaux, logement, propriété, vision du territoire et de ses habitants, loisirs, capacité à se déplacer au sein et hors du territoire, recours aux services publics et aux prestations sociales, projets futurs. Par ailleurs, en fin d’entretiens, des questions plus précises sur les caractéristiques sociodémographiques des personnes rencontrées étaient posées.
L’objectif de ces discussions autour des différents thèmes était de saisir les ressources mobilisées par les personnes en situation de précarité professionnelle et de déterminer ce qu’elles permettaient.
Par la suite, la comparaison entre les différents types de publics rencontrés a permis de mieux comprendre comment les différentes ressources étaient distribuées.
Comme expliqué plus haut, c’est le territoire de l’Oisans qui a été choisi pour cette enquête. Pour entrer en contact avec des personnes en situation de précarité professionnelle, plusieurs méthodes ont été utilisées, pour contourner les biais liés à chacune d’elles et tenter d’avoir un échantillon le plus diversifié possible. Premièrement, un certain nombre de personnes ont été contactées par l’intermédiaire du service Solidarités de la Maison du Conseil Général de l’Oisans et de ses assistantes sociales : ces dernières présentaient de manière très succincte le travail réalisé aux personnes avec qui elles travaillaient et leur demandaient si elles acceptaient d’être contactées pour les entretiens, puis donnaient leurs coordonnées pour organiser les rencontres. Deuxièmement, d’autres individus ont été rencontrés « au hasard », en sillonnant le territoire et en discutant avec les personnes croisées, en réalisant des entretiens avec les personnes ayant le profil recherché et acceptant de consacrer un peu de leur temps à l’enquête. Enfin, certains ont été rencontrés par l’intermédiaire de personnes déjà interrogées, qui me redirigeaient vers des personnes de leur entourage. Ainsi, la combinaison de différentes méthodes pour approcher les personnes en situation de précarité a permis d’éviter de cibler uniquement des personnes suivies par les travailleurs sociaux, ce qui aurait été un biais à l’enquête, ou d’interroger uniquement des personnes se connaissant, ce qui n’aurait pas non plus été souhaitable. Précisons enfin que les entretiens ont eu lieu au domicile des personnes, dans des lieux publics, ou sur leur lieu de travail.
L’enquête de terrain s’est ainsi déroulée sur une période d’un mois, de fin avril à fin mai 2014. Précisons toutefois qu’au moment des entretiens, la saison hivernale venait de se terminer : les personnes étaient donc moins prises par leur travail, et avaient probablement, pour certains d’entre eux, de l’argent de côté pour vivre pendant les prochains mois. De plus, des personnes travaillant pendant des périodes très courtes et n’étant que de passage en Oisans étaient pour beaucoup d’entre elles certainement déjà parties au moment de l’enquête, ce qui a pu empêcher de rencontrer des individus de ce type. Néanmoins, vingt personnes ont pu être rencontrées au cours de l’enquête de terrain : c’est cet échantillon de personnes qui va désormais être détaillé.
Échantillon
Cette partie détaillera l’échantillon des personnes rencontrées pendant le travail de terrain, avant de présenter quelques remarques sur sa composition.
D’abord, voici un tableau indiquant la liste des personnes rencontrées, ainsi que quelques-unes de leurs caractéristiques :
Ainsi, le travail de terrain a permis de rencontrer des personnes au profil varié, que ce soit en termes d’âge, de sexe, de domaine d’activité, de lieu de vie, de temps de présence sur le territoire, de trajectoires personnelles, de situation, etc. Malgré tout, au vu de la période relativement courte de l’enquête et des limites évoquées plus haut, l’échantillon n’a pas la prétention d’être représentatif de l’ensemble des situations que l’on peut trouver en Oisans. Notons également qu’on ne peut exclure l’existence d’un public très précaire, isolé, auquel nous n’avons pu avoir accès dans ce travail. De plus, si des personnes vivant dans des lieux de types différents ont pu être rencontrées, il serait exagéré de prétendre que les entretiens ont permis de saisir le territoire dans toute sa diversité : l’échantillon ne permet probablement pas de saisir les logiques territoriales à l’œuvre de manière très fine. Par ailleurs, la diversité du public rencontré est sans doute une difficulté pour l’analyse des résultats, dans la mesure où il n’est pas aisé de comparer des personnes présentant des profils extrêmement différents.
Néanmoins, malgré ces écueils, des grands axes se dégagent de l’ensemble des entretiens, ce qui a permis de faire émerger des réponses aux différents questionnements qui motivent ce mémoire : ce sont ces axes qui doivent être analysés dans la deuxième partie de ce travail.
Les ressources face à la précarité en territoire de montagne : nature, caractéristiques et enjeux
L’objectif de cette partie est de présenter les résultats obtenus au cours du travail mené sur le territoire de l’Oisans, pour apporter des réponses à nos différentes interrogations. En s’appuyant sur le récit des différentes personnes rencontrées et en mobilisant plusieurs travaux scientifiques pour mettre en perspective l’analyse, cette partie permettra ainsi d’étudier les différentes ressources mobilisées par les individus face à la précarité de leur emploi, mais aussi de questionner les différents enjeux qui traversent ces ressources et leur mobilisation par les personnes.
Cette partie s’articulera autour de trois chapitres. Le premier permettra de dresser le portrait de quelques personnes rencontrées, pour illustrer les différents résultats mis en évidence au cours de l’enquête, et ainsi donner au lecteur des éléments concrets sur les situations rencontrées sur le territoire. Le deuxième chapitre permettra ensuite de présenter de manière détaillée et structurée les différentes ressources mobilisées par les individus en situation de précarité, et ainsi apporter des réponses à la première partie de l’hypothèse. Enfin, dans un troisième temps, les enjeux de la répartition des ressources au sein de la population et de l’évolution du rapport à la précarité au fil de la vie des individus seront analysés.
Portraits
Pour introduire et illustrer les résultats qui ont émergé lors de l’enquête de terrain, ce chapitre présentera quatre portraits de personnes en situation de précarité professionnelle rencontrées pendant ce travail. Les descriptions qui vont suivre retracent ainsi le parcours et les caractéristiques de quatre individus qui présentent un ensemble de traits largement retrouvés dans l’ensemble des entretiens. Si ce ne sont pas des « idéaux-types », chacune des descriptions permet néanmoins d’illustrer les axes principaux retrouvés chez telle ou telle type de personne interrogée dans le cadre de ce mémoire. Chaque portrait sera ensuite complété par des éléments qui ne se retrouvent pas chez la personne décrite mais qui ont émergé d’entretiens réalisés avec des individus rencontrant des situations similaires. Précisons toutefois que ces présentations n’ont pas la prétention d’être exhaustives et ne peuvent donc recouvrir l’ensemble des situations existantes sur le territoire.
Portrait n°1
Ce premier portrait présentera le parcours d’Audrey, saisonnière dans une station de ski. Après cette présentation, quelques éléments seront donnés sur d’autres personnes présentant un profil relativement similaire.
Audrey
Audrey a 28 ans, elle travaille comme serveuse dans un bar d’une grosse station de sports d’hiver, elle est saisonnière.
Après avoir grandi à Grenoble, et avoir découvert la station dans laquelle elle travaille aujourd’hui grâce à une amie à elle, elle décide après le baccalauréat, à 18 ans, de venir travailler une saison d’hiver à la station, en tant que serveuse, pour prendre le temps de réfléchir à ce qu’elle veut faire. Finalement, elle continue à travailler chaque année comme saisonnière : l’hiver en station de ski, l’été au bord de la mer. Elle s’interrompt néanmoins pour passer un hiver à Londres, et suivre pendant deux ans une formation dans le théâtre, mais elle choisit ensuite de revenir en Oisans et de reprendre le rythme des saisons : elle travaille alors, toujours en tant que serveuse, dans différents restaurants, bars et boîtes de nuit de la station de ski.
Elle raconte plus en détail la saison hivernale qui s’achève pour elle, lors de l’entretien. Si elle n’a jamais eu de problèmes pour trouver du travail à la station, elle a changé trois fois d’emplois cette année. Elle commence la saison dans un restaurant, en tant qu’hôtesse d’accueil, car elle souhaite faire autre chose que du service : mais finalement, elle se retrouve à faire un travail de serveuse, à faire des heures supplémentaires pas toujours payées, et à « être traité comme un larbin ». Après plusieurs entretiens avec la gérante du restaurant pour tenter d’améliorer la situation, et voyant que rien ne change, Audrey décide de démissionner. Le patron d’une boîte de nuit, qu’elle connaît depuis plusieurs années, lui dit alors qu’il cherche quelqu’un pour s’occuper des vestiaires de la discothèque, lui promettant un salaire qui la fait rêver. Elle accepte donc la proposition : mais elle s’aperçoit finalement que son travail n’est pas complètement déclaré, qu’elle doit travailler une quarantaine d’heures par semaine alors que seules 30h étaient prévues, et qu’elle n’a presque pas de jours de congés. Au bout de trois mois, après une altercation avec un videur de la boîte de nuit, Audrey démissionne. Elle se retrouve donc une nouvelle fois sans emploi : elle travaille alors comme extra pendant une semaine dans le restaurant où elle travaillait l’année précédente, puis une autre semaine dans un restaurant où elle connaît du monde. Elle apprend ensuite que le snack où elle avait travaillé quatre ans auparavant recherche quelqu’un pour finir la saison : elle est alors embauchée, de fin mars à fin avril. Pour la suite de l’année, elle envisage d’aller travailler dans les Landes, car l’atmosphère et le climat lui plaisent.
Audrey habite dans la station où elle travaille : elle loge dans l’appartement dont ses parents sont propriétaires. Elle connaît beaucoup de monde à la station, ce qui lui permet de trouver du travail assez facilement, même pour des courtes périodes, pour dépanner. La vie en station lui plaît, elle aime « l’ambiance », faire la fête, elle est « aussi là pour le ski » : c’est pour ces raisons qu’elle vit et travaille là-haut. Elle déclare par exemple qu’elle ne voit pas l’intérêt de travailler en station sans profiter du lieu, de la montagne. Elle se déplace facilement dans la station, et en dehors.
Si son rythme de vie lui plaît pour l’instant, elle envisage « d’arrêter les saisons un jour, pour avoir une vie normale, avoir des weekends, arrêter de boire tous les jours de la semaine, trouver un mari… ». Audrey est à l’aise à l’oral, son récit est clair et construit.
Éléments complémentaires
D’autres individus rencontrés présentent des situations similaires à celle d’Audrey dans la mesure où ils sont également saisonniers, qu’ils aiment le territoire où ils vivent, la montagne, l’ambiance, le rythme des saisons même s’ils voient aussi les difficultés de cette saisonnalité. Ils sont par exemple moniteurs de ski, skiman, serveurs, employés de structures de loisirs pour touristes ou encore ouvriers intérimaires. Âgés de 20 à 32 ans, ils sont dans l’ensemble allés jusqu’au niveau du baccalauréat, certains ont fait deux ou trois ans d’études professionnelles.
Tous ne sont pas, comme Audrey, propriétaires de leur appartement ou logés chez leurs parents : ceux-là mettent alors en avant les difficultés rencontrées pour se loger. Par ailleurs, si certains quittent l’Oisans après la saison d’hiver pour aller travailler au bord de la mer, d’autres restent à l’année sur le territoire : ils exercent alors une autre activité, par exemple dans la construction de pistes de VTT, ou trouvent du travail sur les chantiers se déroulant dans les alentours. Précisons également que certains sont originaires de l’Oisans, mais que d’autres ne le sont pas : tous ont néanmoins un réseau de connaissances étendu, et apparaissent être bien insérés dans la vie locale.
Enfin, tous mettent en avant que ce qu’ils font, là où ils vivent, leur travail, les rythmes saisonniers auxquels ils doivent faire face, correspondent à des choix. D’une certaine manière, ils sont bien conscients des contraintes qu’ils subissent, mais ils les acceptent car ce qu’ils font leur plaît malgré tout, parce que « c’est le jeu » . Ils n’apparaissent ainsi pas inquiets pour la suite, même s’ils ne savent pas exactement ce qu’ils vont faire l’été suivant, et ne peuvent être assurés de travailler à nouveau au même endroit l’année prochaine.
Cette partie a donc décrit, à travers le portrait d’Audrey et les caractéristiques des personnes présentant des situations similaires à différents égards, les principaux traits de ce qui a été retrouvé chez une partie du public interrogé. Malgré les contraintes auxquelles ces personnes font face, elles semblent résister à la précarité professionnelle, et trouver les ressources pour mener une vie qui correspond à leurs attentes. Mais ce type de personnes, bien que cette figure de saisonniers passant l’hiver à la montagne et l’été à la plage semble largement répandue dans l’imaginaire collectif , est loin d’être la seule catégorie de personnes en situation de précarité professionnelle en Oisans, et ne doit pas masquer des réalités parfois toutes autres.
Portrait n°2
Ce deuxième portrait est consacré à Sofiane, qui, comme cela apparaîtra, rencontre une situation plus délicate que les personnes qui viennent d’être citées. Là encore, des éléments retrouvés chez d’autres personnes complèter ont la présentation.
Sofiane
Sofiane a 24 ans, il termine au moment de l’entretien une période de chômage et va être embauché en CDD comme agent de nettoyage dans différentes stations de l’Oisans. Après avoir vécu jusqu’à ses 10 ans dans l’Aisne, il arrive en Oisans avec sa mère et ses frères et sœurs, après le divorce de ses parents. Il commence le collège à Bourg d’Oisans, puis continue sa scolarité à Pont de Claix, où il passe un CAP en restauration collective. Il commence d’abord à chercher du travail dans ce domaine autour de Grenoble et en Oisans, mais il ne trouve rien pendant deux ans. Il trouve un travail par l’intermédiaire de pôle emploi, et fait ainsi une saison dans une entreprise de nettoyage qui intervient dans différentes stations du territoire, puis est réembauché pour la saison d’été. Il suit ensuite un apprentissage en mention complémentaire en restauration collective pendant un an. Il cherche alors à nouveau du travail dans ce domaine mais ne trouve rien. Après six mois sans emploi, au moment de l’entretien, il s’apprête à travailler à nouveau dans l’entreprise de nettoyage où il avait déjà été employé.
Après ses études, Sofiane a d’abord habité chez sa mère à Bourg d’Oisans. A la suite de sa période de chômage et sa saison comme agent d’entretien, il déménage vers Grenoble, où il habite avec sa compagne, pour se rapprocher de Chambéry, où il suit sa formation. Lui et sa copine habitent toujours dans cet appartement à Grenoble, mais ils vont devoir le quitter car ils ne peuvent plus payer le loyer. Sofiane loge régulièrement chez sa mère, à Bourg d’Oisans, lorsqu’il travaille. Il voudrait habiter plus près de son travail, mais sa compagne suit une formation dans l’agglomération grenobloise et n’a pas le permis, ils ne peuvent donc habiter à Bourg d’Oisans, mais envisagent de déménager vers Vizille.
Sofiane n’aime pas son travail (« faut aimer nettoyer des toilettes toute la matinée… »). Il préfèrerait travailler dans la restauration collective mais affirme qu’il n’y a pas assez de travail dans ce domaine, il « trouve rien » : son emploi d’agent de nettoyage est donc un choix par défaut, car il « en a marre d’être au chômage ». Lors de ses périodes d’emploi pendant la haute saison, Sofiane travaille du lundi au dimanche avec uniquement le mercredi comme jour de repos, et en saison creuse il ne travaille pas le weekend. Quelle que soit la saison, il travaille 35h par semaine. Il revient plusieurs fois au cours de l’entretien sur ceux qui ont réussi à se faire embaucher dans la restauration collective : « par exemple dans les collèges, ils ont toutes les vacances scolaires… c’est souvent des gens de Bourg d’Oisans… les gens ils y restent quand ils ont des places comme ça ! ». Il raconte aussi que les saisonniers employés aux remontées mécaniques d’une des stations principales du territoire reçoivent chaque année un courrier pour savoir s’ils veulent travailler à nouveau l’année suivante. Pour sa part, il espère toujours trouver un emploi dans la restauration collective « un jour ». Il déclare ne pas bénéficier d’aides sociales.
Sofiane a une partie de sa famille en Oisans, mais il dit qu’il les voit peu, même s’il est régulièrement logé chez sa mère. Il déclare aussi voir peu de monde dans so n travail et en dehors, que ce soit en Oisans ou à Grenoble. Il a le permis de conduire, mais sa mobilité semble freinée par le fait que sa compagne n’ait pas le permis : il déclare ainsi qu’il se déplace assez peu en dehors des trajets vers son travail. Lors de l’entretien, Sofiane dit également qu’il n’aime pas l’Oisans et met en avant les contraintes du territoire : « il fait trop froid », « t’es obligé d’enlever la neige à la pelle, de chaîner les voitures », « la plupart des trucs t’es obligé de descendre à Grenoble », le fait « qu’à part en été et en hiver, en station, il n’y a rien », etc.
Globalement, le récit de Sofiane est peu construit : il a du mal à retracer son parcours, fait des allers retours dans le temps, saute des périodes pour y revenir ensuite, et se projette assez peu dans le futur. Il semble peu à l’aise à l’oral.
Éléments complémentaires
D’autres personnes rencontrées rencontrent des situations similaires à celle de Sofiane : eux non plus ne parviennent pas véritablement à atteindre leurs objectifs, et ne s’épanouissent pas en Oisans.
C’est par exemple le cas de Robert, 51 ans, qui travaille comme agent d’entretien dans des résidences touristiques d’une petite station de l’Oisans. Du fait de ses problèmes de santé, il a dû quitter le Nord, sa terre natale, et son métier de maçon, pour venir s’installer en Oisans.
S’il n’est pas véritablement dans une situation précaire sur le plan professionnel, puisqu’il est désormais embauché en CDI, il met néanmoins en avant les contraintes du territoire : les contraintes physiques, comme Sofiane, en parlant notamment de la « pente », ou le fait que ce soit « désert », mais aussi les aspects négatifs des « gens d’ici », qu’il ne fait « que croiser », et qui sont moins accueillants que dans le nord, obligeant à « s’habituer à être seul ». Même après de nombreuses années à vivre ici, il ne se considère pas vraiment comme faisant partie du territoire (« nous, dans le nord… »), et envisage de s’en aller dès la retraite, « dans trois ans », pour s’installer dans le Sud-ouest où « c’est plus plat, il fait plus beau, et surtout il y a pas de neige ».
Malgré des âges et des situations différentes, on observe chez ces deux types de personnes des similarités : leur manière de mettre en avant les contraintes du territoire se retrouve d’ailleurs largement chez les personnes qui n’ont pas véritablement choisi la situation dans laquelle ils se trouvent. Sofiane présente néanmoins une situation de précarité professionnelle, qui semble difficile à gérer, que l’on ne retrouve pas chez Robert mais que l’on retrouve chez d’autres types de personnes, plus âgées que Sofiane.
Éléments complémentaires
D’autres personnes en situation de précarité rencontrées lors du travail de terrain rencontrent des situations qui rappellent celle de Teresa : également en contrats précaires, CDD ou temps partiels, ces personnes sont souvent des mères célibataires, et ont travaillé dans plusieurs domaines, entre autres dans le ménage. Comme Teresa, elles mettent en avant les contraintes de la saisonnalité, de la saison d’été qui ne dure pas très longtemps, et des difficultés de l’intersaison : elles pointent ainsi la nécessité d’être polyvalent. Chantal, 44 ans, parle par exemple de ses amis qui travaillent comme moniteurs de ski l’hiver, et qui travaillent le bois, la charpente, le reste de l’année. Les personnes dont le profil rappelle celui de Teresa parlent également de la concurrence qui existe sur le territoire : à la différence de Teresa, l’une d’elles met plutôt en avant la concurrence avec ceux qui ne viennent pas du territoire. Le fait que la précarité professionnelle est plus difficile à gérer à mesure qu’ils vieillissent est également mis en avant dans les entretiens : « on fait des saisons, des saisons, des saisons, puis après de toute façon c’est fatiguant, au bout d’un moment, arrivé un âge… au début on est content, mais moi à mon âge ça m’a saoulé ! » explique par exemple Chantal, qui élève seule ses enfants depuis la mort de son mari.
Les différentes personnes rencontrées entretiennent toutefois des rapports différents au territoire : certaines sont par exemple originaires de l’Oisans, comme Chantal, alors que d’autres viennent d’ailleurs et sont venues sur le territoire tardivement dans leur vie, comme Michèle, arrivée il y a une quinzaine d’années et qui a aujourd’hui 58 ans. La première dispose d’ailleurs d’une maison dont elle est propriétaire, avec un jardin qui est avant tout un loisir mais qui est aussi, parfois, une ressource. En outre, si tous les interviewés présentant des caractéristiques semblables à celles de Teresa s’accordent sur la beauté et le calme du territoire, certains mettent davantage en avant les atouts que les contraintes du territoire : Michèle, par exemple, relativise les contraintes climatiques en affirmant qu’ils sont ici « privilégiés, car il ne pleut pas beaucoup et il n’y a pas de brouillard » bien qu’il fasse parfois seulement 14 degrés dans son appartement, alors que Chantal met en avant le froid et le coût du chauffage, utilisé « une bonne partie de l’année ».
La maîtrise du territoire dans ses différentes dimensions : une ressource centrale
Ce chapitre, en présentant les résultats de l’enquête réalisée sur le territoire de l’Oisans et en les inscrivant dans un cadre plus large grâce à la mobilisation de plusieurs travaux scientifiques, présentera les différentes ressources mobilisables par les personnes en situation de précarité professionnelle pour faire face à leur situation, et ce que ces ressources leurs permettent. Comme énoncé en hypothèse, c’est bien la maîtrise du territoire dans ses différentes dimensions qui apparaît centrale, les autres ressources découlant de celle-ci.
Précisons d’ores et déjà que l’offre publique a été relativement peu citée par les personnes interrogées dans les ressources qu’elles mobilisent. Cependant, des alternatives existent à cette offre, comme le souligne l’Observatoire des Non Recours aux Droits et Services (Odenore) : ce sont donc avant tout ces ressources alternatives qui seront étudiées ici, car ce sont celles qui apparaissent les plus importantes pour les individus, même si nous reviendrons plus loin, en conclusion, sur la question de la mobilisation de l’offre publique et de ses enjeux.
Ainsi, cette partie analysera tour à tour les différentes dimensions de la maîtrise du territoire apparaissant comme des ressources pour les populations précaires : la maîtrise des relations sociales, de l’espace physique et économique, et de son identité. A travers ces analyses, il apparaîtra que les contraintes de la vie en territoire de montagne exposées en première partie ont bien été confirmées par notre terrain : ce sont à ces contraintes que les ressources citées vont permettre de faire face, ou, au contraire, le manque de ces ressources qui va rendre ces contraintes d’autant plus difficiles à gérer pour les populations précaires.
Maîtriser les relations sociales
Cette partie détaillera en quoi la maîtrise des relations sociales, avant tout sur le territoire, est une ressource face à la précarité professionnelle et aux contraintes du travail en montagne : nous analyserons ainsi quelles sont ces relations sociales et ce qu’elles permettent, en quoi coexistent différentes formes de liens sociaux renvoyant à des effets différents, et pourquoi il est possible d’affirmer que ces relations reposent sur un modèle libéral.
La maîtrise des relations sociales : caractéristiques et usages
Les entretiens ont confirmé l’hypothèse que les relations sociales dans leur ensemble, comprenant les relations familiales, amicales, et les réseaux de connaissance, constituent des ressources mobilisées par les individus précaires.
Face aux rythmes de travail en montagne, aux périodes difficiles qui vont de pair avec un rapport précaire à l’emploi, ou encore aux difficultés de logement, toutes les personnes rencontrées pointent ce que leur ont apporté ces relations. D’abord, la maîtrise des liens sociaux facilite la recherche et l’obtention d’un emploi. C’est par exemple ce qu’affirme Chantal en mettant en avant « le bouche à oreille », qui fait que « on peut nous dire ’tiens, telle personne elle cherche quelqu’un’ », ou encore Teresa, qui confirme : « ça passe par le bouche à oreille. On demande à quelqu’un le deuxième demande à quelqu’un d’autre… c’est comme ça qu’on trouve du travail. » Karim abonde dans le même sens : « connaître du monde dans le coin, ça aide » affirme-t-il. Dans le même esprit, Jonathan affirme ainsi que ce qui permet de trouver un emploi, « c’est le réseau que t’as, les gens que tu connais… c’est une sorte de piston, tu connais les gens, donc voilà. » Les relations sociales apparaissent donc bien être une ressource pour trouver un emploi, dans la mesure où elles permettent la diffusion de l’information, et facilitent l’embauche. Ensuite, l’inscription dans des réseaux sociaux permet aux individus de bénéficier de services de la part de leurs proches, leur permettant de faire face aux aléas des rythmes de leur travail, ainsi qu’à un certain nombre d’autres contraintes du territoire, comme le coût du logement, ou le prix des transports.
Effectivement, nombreux sont ceux qui citent les services rendus par leurs proches : Sébastien, moniteur de ski, dont les parents s’occupent de son « petit garçon » en allant « le chercher à l’école, le garder » quand ses horaires de travail l’empêchent de s’en occuper, Michèle, qui était parfois amenée sur son lieu de travail par des gens qu’elle connaissait, ou encore Sofiane, logé temporairement chez sa mère en attendant de retrouver mieux. Sans multiplier les exemples, citons enfin les aides financières que certains reçoivent de leurs proches, ou alors les aides en nature, comme Michèle, dont les enfants « rechargent le forfait de téléphone, m’invitent à manger avec eux… ». Précisons enfin que, de manière plus spécifique, la famille peut être une ressource pour les individus précaires en leur permettant de bénéficier en permanence du logement familial : plusieurs sont en effet ceux qui sont logés dans l’appartement ou la maison dont les parents sont propriétaires, ou dont ils ont hérité.
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Table des matières
Remerciements
Sommaire
Introduction
Première Partie : Montagne et précarité : approche croisée
Chapitre 1 : Les territoires de montagnes dans la société et les politiques françaises :un objet à part
Chapitre 2 : Précarité et montagne : des notions intrinsèquement liées
Chapitre 3 : Approche problématique et méthodologique
Deuxième partie : Les ressources face à la précarité en territoire de montagne : nature, caractéristiques et enjeux
Chapitre 1 : Portraits
Chapitre 2 : La maîtrise du territoire dans ses différentes dimensions : une ressource centrale
Chapitre 3 : Mobiliser les ressources du territoire : entre inégalités et évolutions au cours de la vie
Conclusion
Bibliographie
Annexe : Grille d’entretien indicative
Table des Matières
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