Les ressorts du comique dans Les Onze mille verges

Les ressorts du comique dans Les Onze mille verges

LES RESSORTS DU COMIQUE DANS LES ONZE MILLE VERGES

Les Onze mille verges s’inscrit dans l’esprit d’innovation enjouรฉ du dรฉbut du vingtiรจme siรจcle, qui exhorte toutes les formes d’art ร  une plus grande libertรฉ. Cette nouvelle forme de pensรฉe, qu’on appelle l’esprit nouveau, valorise l’exploration de la ยซ vรฉritรฉ ยป, entre autres par le bouleversement des codes qui rรฉgissent traditionnellement la matiรจre littรฉraire. L’art comique, dont les formes sont le plus souvent marquรฉes par une logique de la nรฉgation, du contre-pied et de l’inversion, correspond parfaitement ร  cette esthรฉtique. Le discours comique des Onze mille verges a donc une portรฉe plus vaste que celle de faire rire : pour arriver ร  faire rire mais aussi parce qu’il fait rire, le roman d’Apollinaire รฉbranle certaines traditions esthรฉtiques, morales et sociales. C’est en partie ce que nous tenterons de mettre au jour dans ce mรฉmoire de maรฎtrise.

L’interfรฉrence des sรฉries

Et si un personnage n’est hรฉros tragique qu’au terme de la tragรฉdie, c’est-ร -dire qu’il ne se dรฉfinit qu’en vertu d’actions entreprises l’ayant conduit ร  un dรฉnouement tragique final, le hรฉros comique peut endosser ce statut dรจs le dรฉpart : il suffit qu’il fasse rire. Si des bas-reliefs reprรฉsentant les actions d’รฉclat du prince apparaissent sur le socle du monument funรฉraire รฉrigรฉ en son honneur, ces รฉvรฉnements dรฉtonnent par rapport ร  ceux dont le lecteur a รฉtรฉ tรฉmoin. Mony y est par exemple ยซ reprรฉsentรฉ en protecteur des arts qu’il venait รฉtudier ร  Parisยป, alors qu’il se rend en rรฉalitรฉ dans la Ville-Lumiรจre pour y dรฉpenser sa fortune et, surtout, pour y rencontrer des Parisiennes qui, ยซtoutes belles, ont toutes aussi la cuisse lรฉgรจreยป. De mรชme, on lui attribue la responsabilitรฉ de la victoire des Nippons, alors qu’il ne faisait que donner libre cours ร  l’une de ses nombreuses fantaisies sadiques, c’est-ร -dire ยซ rouler du tambour sur le ventre nu ยป d’une infirmiรจre.
Selon Bergson, ยซ une situation est toujours comique quand elle appartient en mรชme temps ร  deux sรฉries d’รฉvรฉnements absolument indรฉpendantes, et qu’elle peut รชtre interprรฉtรฉe ร  la fois dans deux
sens diffรฉrents ยป. C’est ce qu’il appelle l’interfรฉrence des sรฉries, dont le quiproquo, c’est-ร -dire l’intention d’un personnage conduisant ร  un rรฉsultat inverse, est l’une des manifestations principales. Jean Cohen signale d’ailleurs la contradiction axiologique entre l’intention et le rรฉsultat obtenu dans le quiproquo

Le titre, instigateur d’un mouvement vers le bas rรฉgรฉnรฉrateur

Le titre du roman rรฉvรจle d’emblรฉe un mรฉcanisme important de la fรชte populaire et de l’esthรฉtique qui s’en inspire, mรฉcanisme par lequel la sexualitรฉ acquiert un statut particulier. Notons d’abord que le chiffre onze est le signe – dans la culture occidentale de l’excรจs, de la dรฉmesure et du dรฉbordement, notamment parce qu’il rompt avec la plรฉnitude du dix qui symbolise un cycle complet. Or, s’il annonce une rupture, une dรฉtรฉrioration du dix et de l’ordre qu’il symbolise, le onze peut รฉgalement รชtre envisagรฉ comme le dรฉbut d’un renouvellement. Une logique analogue sous tend tout le systรจme des images carnavalesques. Comme le mentionne Vรฉronique Sternberg-Greiner, ยซ l’esprit carnavalesque exprime ouvertement une contestation radicale de l’ordre social [en vigueur] ยป. Il constitue plus prรฉcisรฉment ยซ l’expression privilรฉgiรฉe d’un comique du ยซย inonde renversรฉย ยป, dans lequel les hiรฉrarchies les plus contraignantes volent en รฉclat. Sans vouloir revenir sur les ressorts du comique que mobilise le titre du roman, rappelons simplement que ce dernier constitue un dรฉfi ร  l’ordre, un doigt d’honneur initial .- que nous pourrions รฉgalement qualifier d’initiateur – ร  une institution encore trรจs influente au dรฉbut du vingtiรจme siรจcle : la religion.

Vers une conception de la parodie

II nous apparaรฎt toutefois nรฉcessaire de mettre prรฉalablement en place une dรฉfinition de la parodie, ou ร  tout le moins de prรฉciser ce que recouvre cette appellation pour nous. Car les thรฉories sur le sujet abondent, et elles proposent une multitude d’รฉlรฉments malheureusement souvent incompatibles, qui ne peuvent en aucun cas servir ร  mettre sur pied une dรฉfinition unique. Il s’agira donc non pas de mettre de l’ordre dans le vaste champ des รฉtudes sur la parodie, mais de puiser chez certains thรฉoriciens des idรฉes qui serviront notre propos. C’est ainsi, par exemple, que nous laisserons de cรดtรฉ l’idรฉe de Linda Hutcheon selon laquelle l’ironie a ยซ une place prรฉpondรฉrante et indubitable dans tout texte parodiqueยป – le parodiste, via le texte mรชme qu’il accapare, en fait la critique , notamment parce que nous ne croyons pas que Les Onze mille verges en ait vรฉritablement contre le roman de chevalerie, et aussi parce que notre intรฉrรชt .rรฉside non pas dans la parodie en elle-mรชme, mais dans l’un de ses effets, le repositionnement axiologique relatif aux contenus de nature sexuelle. Bref, ce n’est pas la possibilitรฉ d’une critique intrinsรจque du roman de chevalerie dans Les Onze mille verges qui nous intรฉresse, mais plutรดt la faรงon dont la parodie de certains motifs de ce genre narratif canonique contribue ร  renverser les valeurs inhรฉrentes aux contenus.

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Table des matiรจres

Introductionย 
L’ล“uvre et sa rรฉception
La problรฉmatique
Les travaux antรฉrieurs
Le positionnement thรฉorique
Les chapitres spรฉcifiques
Chapitre I : Les ressorts du comique dans Les Onze mille verges
Les trois grands pรดles de l’analyse
Le titre
L’inconsรฉquence du jeu
La contradiction axiologique
La mise en รฉvidence du physique
La dรฉshumanisation
L’interfรฉrence des sรฉries
Un comique plus ponctuel ou le comique de mot
Chapitre II : Le carnaval apollinairienย 
Le rabaissement carnavalesque ou la valorisation du bas corporel
Le titre, instigateur d’un mouvement vers le bas rรฉgรฉnรฉrateur
Des accents de fรชte au travail
Vers un usage -plus libre
Une victoire sur le pouvoir
La religion au bรปcher
La mainmise du bas… jusque dans le corps lui-mรชme
Une conception anxiolytique du corps et de ses limites
La sexualisation infantile
La satisfaction inopinรฉe des besoins naturels
La confusion des genres sexuels
La souffrance et la mort
Les circonstances singuliรจres de la mort
Chapitre III : La parodie du roman de chevalerieย 
Vers une conception de la parodie
Le schรฉma narratif
Les vertus du hรฉros
L’amour courtois
Conclusion

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