Les résistances culturelles

Vivre avec la faim 

« Toute mon enfance fut axée sur le problème de la nourriture, et mes souvenirs les plus vivaces n’évoquent que cette faim qui nous habitait en permanence, et dont personne ne parlait ».

Antoine BANGUI, Les ombres de Kôh, 1983, p.152.

De ce que l’on sait de l’histoire, et de ce que l’on peut appréhender de la vie des foyers de l’est tchadien, il ressort que la faim y est une expérience ordinaire, à laquelle son caractère cyclique confère une certaine normalité, dont rend mal compte l’arsenal préventif des institutions internationales. Pour expliquer les pénuries alimentaires, les théories néo-malthusiennes incriminent la pression démographique, elle-même suspectée d’entretenir une dégradation environnementale responsable de l’insuffisance des productions. Il faudra mesurer la validité de ce schéma et en montrer les évidentes limites. Il y a assurément dans l’histoire du Ouaddaï des corrélations chronologiques entre des périodes de pénuries alimentaires et des évènements violents. Elles n’autorisent pas pour autant à recourir à un déterminisme environnemental qui justifierait ces épisodes violents, pour deux raisons : la première est que les contraintes démographiques, loin d’entraîner systématiquement une dégradation des milieux génératrice de violence, encouragent aussi l’adaptation des systèmes de production et des stratégies personnelles. La seconde raison est que ce sont des facteurs sociopolitiques qui déterminent en fin de compte la transformation d’un simple conflit d’usage – contre lequel la société sait se prémunir – en une violence dévastatrice.

Une pénurie structurelle

De l’expérience de la faim aux alertes à la famine

Le Centre de recherche sur l’épidémiologie des catastrophes (CRED) de l’Université catholique de Louvain tient ses comptes. Une base de données internationale y recense, à l’aide de diverses sources, le nombre de personnes tuées ou « affectées « (c’est-à-dire nécessitant une aide d’urgence) par des catastrophes d’origine naturelle ou humaine depuis 1900. La base livre ainsi pour chaque pays un classement (« Top 10 ») des 10 catastrophes naturelles les plus meurtrières, et un classement des 10 catastrophes naturelles ayant affecté le plus de personnes. D’après ces données, la catastrophe la plus meurtrière qu’ait connu le Tchad depuis un siècle est la sécheresse de 1984, qui fit 3000 morts. Les neuf autres catastrophes recensées sont toutes des épidémies, faisant entre 2312 et 113 victimes.

Outre l’incertitude des chiffres, les types de catastrophes identifiés suscitent des interrogations. C’est ainsi que les classements mentionnent les deux termes de «sécheresse » (« période d’insuffisante humidité dans le sol» selon le glossaire EM DAT) et de « famine », (définie comme « un manque catastrophique de nourriture affectant un grand nombre de personnes pour des raisons climatiques, environnementales ou socio-économiques »), de telle sorte qu’il est impossible de savoir dans quelle mesure les sécheresses sont responsables des famines. Pour les chercheurs du CRED, la famine ne signifie pas mort d’hommes. Le tableau de synthèse des catastrophes naturelles au Tchad recense trois famines entre 1910 et 2005, ayant fait zéro morts. Ce sont les sécheresses qui tuent (30 sécheresses, 3100 morts), mais comment ?

Loin de ces décomptes sujets à caution, Alexander de Waal se rendit au Darfour en 1984-1985 avec l’objectif de rompre avec la perception étrangère de la famine pour écouter et comprendre les personnes qui en souffraient elles-mêmes, parce que c’étaient ces personnes qui étaient « après tout, les experts avérés en survie aux famines » . Comme de Waal, la définition de la famine à laquelle je me tiendrai ici est celle qui prévaut depuis Malthus : un déficit alimentaire grave provoquant de nombreux décès ; un phénomène au « caractère collectif, extrême, temporaire et localisé » . Je tentai de mener, en février 2004 dans le canton Ouadi-Chock , à environ 25 kilomètres d’Abéché, des enquêtes portant sur la perception des risques. Evoquer la faim avec mes interlocuteurs me parut doublement compliqué : d’abord parce qu’elle touchait à une souffrance intime, que la pudeur incitait à taire, et qui pouvait révéler des rapports d’inégalité au sein des communautés ; ensuite parce que dans des villages qui sont le champs d’interventions continues et inabouties d’institutions caritatives, ma présence ne pouvait qu’être associée à celle du personnel humanitaire dont on espère une aide.

Il ressortit de ces échanges que si la famine, au sens où elle vient d’être définie, était très rare, la faim était une expérience banale, que sa fréquence dédramatisait. Un mauvais compagnon contre lequel « on ne peut rien faire » mais dont on sait qu’il s’en ira tôt au tard, à la faveur de la saison des récoltes, ou si l’on a la chance de « trouver » de quoi manger, de quoi acheter ou de quoi vendre. Le risque de la faim n’apparaissait pas primordial à mes villageois. Il n’était jamais cité en tête de leurs préoccupations. Dans leur discours, chaque épisode de faim était lié à un autre problème. Ainsi en 1982-1983, c’était une épidémie de peste bovine qui avait ruiné les éleveurs de Badiné. En 1993, la sécheresse avait détruit les pâturages au sud de Rouaba, provoquant la mort des bêtes. Les invasions de criquets étaient partout aussi fréquentes que redoutées. Au moment de nos enquêtes, c’était la saturation du marché du bétail qui entraînaitla mévente : des éleveurs aux troupeaux abondants manquaient de liquidités pour acheter le mil nécessaire à la confection du êc (عيش ,(la boule de mil cuite, base du régime alimentaire tchadien.

La faim est un phénomène global, lié à l’insuffisance des moyens de production ou à des dysfonctionnements économiques. Ses corollaires sont le dénuement, la rareté de l’eau, l’absence de soins. La population du Ouaddaï m’apparut mener une lutte quotidienne sur tous ces fronts à la fois. En arabe tchadien, la faim se dit ju’ (جوع .(Il n’y a pas de mot spécifique pour désigner la famine. ju’ est employé aussi pour désigner des pénuries alimentaires sévères. Mais la famine en tant que catastrophe exceptionnelle est dite waba (وباءk ) : un fléau, une calamité, une malédiction qui concentre tous les maux : épidémie, invasion massive de criquets, faim généralisée, décès en nombre . Cependant la précision des termes ne fait pas recette. En 2000, la production nationale de céréales du Tchad est déficitaire. Le Ministre des Affaires Etrangères lance en novembre un appel à la communauté internationale, l’exhortant à intervenir dans les régions les plus touchées. A partir de mars 2001, des ONG procèdent à des distributions de vivres. En mai, le FMI parle de « la pire famine connue depuis la dernière décennie » . Le 1er juin, le Programme Alimentaire Mondial (PAM) et le Gouvernement du Tchad signent un contrat d’une assistance de 1 737 980 300 FCFA qui doit permettre d’assister 136 420 personnes « en insécurité alimentaire élevée ». Le CASAGC, Comité d’Action pour la Sécurité Alimentaire et la Gestion des Crises, cible les zones devant bénéficier des distributions.

Le plan connaît cependant des ratés : les vivres du PAM sont livrés et distribués avec retard. L’agence onusienne doit prélever des vivres de ses projets de développement pour démarrer la distribution dans les départements du Ouaddaï, de Biltine et du Guéra. Les autorités administratives et les militaires s’impliquent dans la distribution : A Adré, le préfet remet aux responsables de la distribution sa propre liste de bénéficiaires et interdit de procéder à une distribution dans les cantons vulnérables. A Biltine, des militaires prélèvent 200 sacs de vivres…

Au Ouaddaï, on se souvient des distributions gratuites de céréales et des ventes subventionnées par la Coopération française à Adré ou à Guéréda. L’armée française, présente à Abéché dans le cadre du dispositif Epervier, utilise alors ses avions pour faciliter les approvisionnements .

Mais l’on récuse qu’il y ait eu famine. Il s’agissait simplement, selon un responsable de l’Office National de Développement Rural (ONDR) d’Abéché, de « déficits alimentaires localisés », dont les causes n’étaient pas toujours la sécheresse invoquée. Ainsi à Am Dam, dans le sud du Ouaddaï, les pluies avaient été satisfaisantes en 2000, mais les récoltes furent dévastées par des criquets et des oiseaux granivores. En 2001 au moment de la soudure, la crue du Batha au nord de la ville empêcha les habitants d’avoir accès à l’aide. Des pénuries localisées, auxquelles s’ajouta la présence à Abéché de délégations venues faire campagne pour les élections présidentielles de mai 2001, suscitèrent au Ouaddaï une flambée des prix qui retomba dès le mois de juin. Il n’y eu pas de décès à mettre au compte de la famine. En octobre, les pâturages étaient abondants et la récolte prometteuse . Ce qui pose question, c’est la répétition des discours et des interventions des organismes de lutte contre les pénuries alimentaires. Ceux-ci construisent des outils statistiques qui visent à justifier les interventions. Le Document de Stratégie Nationale de Réduction de la Pauvreté (SNRP) que s’est donné le Tchad à l’instigation de la Banque Mondiale et du FMI en juin 2003 définit un « seuil de pauvreté alimentaire » représentant « la dépense minimum pour couvrir les besoins caloriques d’un adulte ». Pour le Tchad, la norme calorique journalière retenue est de 2095 kilocalories en milieu urbain et de 2175 kcals en milieu rural (alors que la norme internationalement admise est de 2400 kcals). Mais comment mesurer ce dont dispose réellement chaque personne ? Il faudrait des chiffres fiables concernant le nombre d’habitants, la production totale d’aliments dans le pays, les échanges avec l’extérieur, et il faudrait prendre en compte également les habitudes de consommation des familles, les apports des produits de cueillette, la répartition de la nourriture au sein des villages et des familles .

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Table des matières

Introduction
PREMIERE PARTIE : PENURIES.
Chapitre I : Vivre avec la faim
1. Une pénurie structurelle
A. De l’expérience de la faim aux alertes à la famine
B. Ce qui dit l’histoire : la récurrence des pénuries
2. La part des explications néo-malthusiennes
A. Surpopulation ou sous-peuplement ?
B. La mesure de la dégradation environnementale
C. Un système plus complexe
3. Vers un déterminisme de la violence ?
A. Interpréter les corrélations chronologiques
B. Une géographie de l’adaptation
C. La variable clé est sociopolitique
Chapitre II : La guerre du Darfour et l’aggravation des tensions
1. « Les réfugiés sont nos frères »
A. La parenté ethnique
B. Au début, le partage
C. Les limites de la solidarité
2. Le désastre environnemental
A. Des réfugiés environnementaux ?
B. Sédentariser dans le désert
C. Mesures d’impact et tentatives de restauration
3. Nourrir les gens, nourrir les haines
A. Quand l’aide déstabilise la société
B. 5 % pour les populations locales
C. L’extension du conflit
Chapitre III : Sortir de l’insécurité alimentaire
1. L’humanitaire entre urgence et développement
A. Des commencements dans l’urgence
B. De l’irréalisme de certains « projets »
C. Les conditions d’un impact positif
2. L’utopie de la participation communautaire
A. Les concepts d’intervention de la coopération allemande
B. Une inégale participation
C. La stratégie HIMO
3. De la sécurité à la sécurité alimentaire
A. De l’intérêt des pénuries, ou les dessous de l’économie céréalière
B. Sécuriser l’économie
C. La demande d’Etat
Conclusion de la première partie
DEUXIEME PARTIE : ELOIGNEMENTS.
Chapitre IV : Le « Far Est » tchadien
1. Marginalisation et recentrage
A. Les enclavements concentriques
B. Marges du territoire, marges du pouvoir
C. Des liens centrifuges.
2. La frontière.
A. Darfour, Ouaddaï : une histoire partagée.
B. Insoumission aux confins.
C. Le prétexte de la « darfourisation »
3. Hors-les-lois
A. Exactions quotidiennes
B. Gniguilim 1993 : les évènements et leur mémoire
C. Les malversations de l’Etat zaghawa
Chapitre V : Les carences de l’administration
1. Le règne du vide
A. Une sous-administration ancienne
B. La décentralisation en dépit du bon sens
C. Sédentariser l’Etat ?
2. La « kermesse du désordre » n’est pas terminée
A. La démoralisation de la fonction publique
B. Les hiérarchies parallèles
3. Le rôle ambigu des autorités traditionnelles
A. Des intermédiaires ?
B. Un pouvoir sans moyens d’action
C. Petits arrangements avec la tradition
Chapitre VI : L’ « Etat hinterland »
1. L’arc des rébellions
A. L’immuable scénario
B. Les « pays amis » attisent le feu
C. Anatomie des affrontements
2. Quels enjeux ?
A. Le pouvoir
B. Quand le territoire devient un enjeu
C. La guerre construit-elle l’Etat ?
3. La dimension politique de la gestion du pétrole
A. « L’odeur du pétrole n’arrive pas jusqu’à l’est »
B. « Le peuple tchadien est maître de son pétrole » (I. Déby, 29/08/06)
Conclusion de la deuxième partie
TROISIEME PARTIE : AGRESSIONS
Chapitre VII : « Une rencontre sauvage » : le contact avec l’autre
1. Violence précoloniale, rapports esclavagistes
A. Islamisation, arabisation
B. « Ils faisaient la guerre pour accumuler, et accumulaient pour faire la guerre »
C. « Le passé glorieux des hommes debout »
2. Résistances à la colonisation française
A. La résistance militaire à la conquête
B. 1917 : « summum de la confrontation »
C. Un « blocus psychologique collectif »
3. L’est au cœur d’une guerre de Trente ans
A. La rébellion commence à l’est.
B. « Chronique d’une déchirure »
C. Des lendemains amers
Chapitre VIII : Les résistances culturelles
1. La confrontation Orient-Occident
A. Au-delà du contentieux linguistique
B. Un refus du développement ?
C. La tentation de l’irrationnel
2. Education : la double injonction
A. Un conflit de valeurs
B. Le double enseignement : réconciliation ou schizophrénie ?
3. La crise scolaire
A. Quand l’Education n’est pas « nationale »
B. Les présents et les absents
C. Violence à l’école, école de la violence
Chapitre IX : L’exigence de justice
1. La profondeur de la pauvreté
A. La calme désespérance des mères
B. Accroissement de la richesse, accroissement des inégalités
C. Une gestion identique de la pénurie et de l’abondance
2. Rompre avec la vengeance
A. Les identités meurtrières
B. Faut-il « désethniciser » le Tchad ?
3. « Notre pays est un projet de pays »
A. L’inachèvement de la démocratie
B. Dans le creuset de la nation
Conclusion de la troisième partie
Conclusion générale
Annexes
Bibliographie

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